La prise de la Bastille le 14 Juillet 1789, par Frantz Funck-Brentano Des faits jusqu’au mythe

Les malheurs viennent souvent d’une autorité faible qui n’ose pas s’imposer pour établir la justice. Or les crimes impunis enhardissent la racaille qui terrorise la population et finit par régner en maîtresse. Ainsi Louis XVI laissa-t-il s’installer l’anarchie dans son Royaume. Brentano revient ici sur ces circonstances qui ont conduit au 14 juillet. « On a dit que la Bastille avait été prise par le peuple de Paris. Le nombre des assiégeants s’éleva à un millier tout au plus, parmi lesquels, comme l’a déjà fait observer Marat, beaucoup de provinciaux et d’étrangers. Quant aux Parisiens, ils étaient, comme toujours, venus en assez grand nombre voir ce qui se passait. » [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Titre original de l’ouvrage Légendes et archives de la Bastille, Hachette, Paris, 1935, pp. 213-250.
AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.


Un événement invraisemblable

Dans le livre remarquable qu’il a publié sous le titre Paris pendant la Révolution, et qui a été traduit par M. Paul Viollet, Adolphe Schmidt écrit :

Tous les événements foncièrement révolutionnaires, les journées du 14 juillet, des 5 et 6 octobre 1789, etc., furent l’œuvre d’une imperceptible minorité de révolutionnaires hardis et violents. Si elles réussirent, cela tient uniquement à ce que la grande majorité des citoyens s’éloigna du théâtre des événements ou y assista inerte, attirée par la curiosité et augmentant ainsi, en apparence, l’importance du mouvement.

Et plus loin :

Dutard s’exprimait en ces termes, après la chute, de la Gironde : « Si vous parvenez à réunir, sur 50 000 modérantisés, seulement 3 000, je serai bien étonné, et si, sur ces 3000, il s’en trouve seulement 500 qui soient d’accord et assez courageux pour énoncer leur opinion, je serai plus étonné encore. Ceux-là, par exemple, doivent s’attendre à être septembrisés. »

Pour faire comprendre l’extraordinaire et invraisemblable événement que nous allons nous efforcer de reconstituer, il faudrait commencer par exposer les circonstances, décrire le milieu matériel et moral parmi lesquels il s’est produit, et ceci, malheureusement, serait très long. Prenons les deux faits principaux, voyons quelle en fut la conséquence, puis venons à la journée du 14 juillet.

Un gouvernement royal très affaibli

Un Roi qui a perdu de son autorité

Pour gouverner la France, le pouvoir royal ne disposait d’aucun instrument administratif ou, du moins, d’instruments administratifs rudimentaires.
Il régnait par la tradition et le sentiment. C’était l’affection et le dévouement de la nation qui avaient formé le pouvoir royal, cette affection et ce dévouement en faisaient toute la force.
Quels étaient, pratiquement, dans les mains du Roi les moyens de gouvernement ?

Otez les lettres de cachet, observait Malesherbes, et vous enlevez au Roi toute son autorité.

Or, depuis plusieurs années, le pouvoir royal avait renoncé effectivement aux lettres de cachet.
D’autre part, les sentiments d’affection et de dévouement, dont nous parlions, s’étaient affaiblis dans le courant du XVIIIe siècle, ou, du moins, ils avaient changé de caractère. C’est ainsi qu’à la veille de la Révolution le pouvoir royal, qui représentait en France l’administration tout entière, était — si l’on veut nous permettre cette expression — en l’air.

Une aristocratie souvent oublieuse de ses devoirs

Au-dessous du pouvoir royal, les seigneurs dans les campagnes, le patriciat dans les villes formaient le second degré du gouvernement. Les mêmes observations se répètent. Et il est malheureusement certain que, dans le plupart des pays de France, les seigneurs avaient oublié les devoirs que leur imposaient leurs privilèges et leur situation.
L’ancien attachement des classes laborieuses s’était presque partout altéré, et, sur bien des points, il avait fait place à des sentiments hostiles.

Une administration peu importante

C’est ainsi qu’à la veille de 89 le grand édifice ne subsistait plus qu’en apparence : au premier choc, il devait s’écrouler. Et comme, derrière la façade fragile, il n’y avait aucune construction pratique, qu’il n’y avait pas cette administration aux rouages variés, nombreux et précis qui, de nos jours, amortit les contrecoups des crises politiques, la première atteinte au pouvoir royal devait fatalement plonger le pays tout entier dans un état de désorganisation et de désordre dont la tyrannie sanguinaire, la tyrannie brutale et écrasante de la Terreur s’efforça de le sauver.
Tel est le premier des deux faits, que nous voulions mettre en lumière ; voici le second.

Une disette chronique

Depuis l’année 1780, l’état de disette était en France presque permanent. La rapidité et l’ampleur des échanges internationaux qui, de nos jours, nous envoient continuellement les éléments nécessaires à la subsistance depuis les points les plus éloignés du globe, font que nous ne connaissons plus ces terribles crises de famine, qui s’abattaient autrefois sur les nations.

La disette, écrit Taine, permanente, prolongée, depuis dix ans, allait exagérer jusqu’à la folie toutes les passions.

Plus on approchait du 14 juillet, dit un témoin, plus la disette augmentait.

Par suite de la mauvaise récolte, écrit Schmidt, le pain n’avait cessé d’enchérir depuis le commencement de l’année 1789. Cet état de choses fut exploité par les perturbateurs qui voulaient pousser le peuple aux excès : les excès, de leur côté, intimidèrent le commerce. Les affaires cessèrent, de nombreux travailleurs se trouvèrent sans pain.

Brigands et peur des brigands

Il faudrait encore dire quelques mots du brigandage sous l’ancien régime. Il a disparu. L’imagination du lecteur suppléera à ce que nous n’avons pas ici la place d’écrire. Il se souviendra de ce que pouvait entreprendre un homme comme Cartouche et de ce qu’était une forêt de Bondy aux portes de Paris.

Des émeutes dans tout le royaume

Ainsi se forma, sur la fin de l’ancien régime, ce que Taine appelle l’anarchie spontanée. Dans les quatre mois qui précédèrent la prise de la Bastille, on peut compter en France plus de trois cents émeutes.
— À Nantes, le 9 janvier 1789, l’Hôtel de Ville est envahi, les boutiques des boulangers sont pillées. Tout cela se fait aux cris de « Vive le Roi !  »
— À Bray-sur-Seine, le 1er mai, les paysans armés de couteaux et de bâtons forcent les fermiers à diminuer le prix des grains.
— À Rouen, le 28 mai, les grains du marché sont pillés.
— Dans la Picardie, un ancien carabinier se met, à la tête d’une bande armée qui envahit les villages et emporte le blé. De toutes parts des maisons sont pillées de fond en comble.
— À Aupt, M. de Montferrat, qui se défend, est « coupé en petits morceaux ».
Parmi des centaines d’autres, nous citons ces faits au hasard.
— Les environs immédiats de Paris sont plongés dans la terreur. Des bandes de vagabonds armés parcourent les campagnes, pillent les villages saccagent les récoltes. Ce sont les « brigands ». L’expression revient sans cesse dans les documents et de plus en plus fréquemment à mesure que l’on approche du 14 juillet. Ces bandes armées comptent trois, quatre, cinq cents hommes.
— À Cosne, à Orléans, à Rambouillet, en tous lieux, ce ne sont que pillages de grains.

Les habitants réclament la protection du Roi

Dans les différentes localités des environs de Paris, la population s’organise militairement. Les bourgeois armés font des patrouilles contre les « brigands ». Les habitants réclament du Roi des troupes pour leur protection. Une ville comme Versailles craint d’être envahie par ces bandes de forcenés et supplie le Roi de la protéger.
À ce moment furent rassemblées, aux environs de Paris, ces troupes dont les orateurs du Palais-Royal exploiteront la présence. Ces troupes étaient si peu réunies contre les Parisiens que la correspondance secrète de Villedeuil nous montre la Cour ne cessant de recommander de les réserver pour la sécurité des localités avoisinantes, journellement exposées, et pour assurer les convois de vivres, particulièrement les convois de grains, qui étaient dirigés sur Versailles et sur Paris.

Des brigands à Paris

Des bandes affluent vers la capitale

Les bandes se forment autour de la capitale. Dès les premières semaines de mai, près de Villejuif, une troupe de cinq à six cents vagabonds veut forcer Bicêtre et s’approche de Saint-Cloud. Il en vient de trente, quarante, cinquante lieues ; tout cela flotte autour de Paris et s’y engouffre comme dans un égout.
Pendant les derniers jours d’avril, les commis voient entrer par les barrières « un nombre effrayant d’hommes mal vêtus et d’une figure sinistre ».
Dès les premiers jours de mai, on remarque que l’aspect de la foule, a changé. Il s’y mêle « une quantité d’étrangers venus de tous les pays, la plupart déguenillés, armés de grands bâtons et dont le seul aspect annonçait ce qu’on en doit craindre ». On rencontrait, dit un contemporain, des physionomies « comme on ne se souvenait pas en avoir vu on plein jour  ».

On procure un emploi aux désœuvrés

Pour occuper une partie de ces sinistres sans-travail, dont la présence inquiétait tout le monde, on forma, à Montmartre, des ateliers, où dix-sept à dix-huit mille hommes furent employés à des travaux de fantaisie moyennant vingt sous par jour.
Cependant les Électeurs, choisis pour la nomination des députés à l’Assemblée nationale, se réunissaient.
Le 22 avril 1789, le lieutenant de police, Thiroux de Crosne, tout en parlant du calme des opérations électorales, ajoutait ; « J’ai continuellement les yeux ouverts sur les boulangers. »

Les agressions de Henriot et Réveillon

Le 23 avril, de Crosne parle du mécontentement qui se manifeste, parmi certains groupes d’ouvriers du faubourg Saint-Antoine, contre deux manufacturiers, le salpêtrier Dominique Henriot et le fabricant de papiers peints Réveillon.
Henriot était connu pour sa bonté : dans les années difficiles il avait sacrifié une partie de sa fortune à la subsistance de ses ouvriers ;
— quant à Réveillon, il était à cette date un des représentants les plus remarquables de l’industrie parisienne. Simple ouvrier à ses débuts, il payait, en 1789, 200 000 livres de salaire annuel (deux millions et demi de nos francs-papier) à trois cents ouvriers ; peu auparavant il avait remporté le prix fondé par Necker pour l’encouragement des arts utiles.
Henriot et Réveillon auraient tenu des propos désobligeants pour les travailleurs au cours des récentes assemblées électorales. Ils nièrent d’ailleurs, l’un et l’autre, avoir tenu les propos qui leur étaient attribués, et tout porte à croire que leurs protestations étaient sincères.
Dans la nuit du 27 avril et la journée du 28, des bandes hurlantes envahirent les maisons de Réveillon et de Henriot, qui furent mises à sac.
Le commissaire Gueullette, dans son rapport du 3 mai, constate partout une dévastation sauvage et systématique. Il ne reste que les murailles. Ce qui n’a pas été volé a été mis en mille pièces. Les « brigands », c’est l’expression du commissaire, jetèrent une partie du mobilier par les fenêtres, dans la rue, où ils en firent des feux de joie. Une partie de la horde était ivre ; elle ne s’en précipita pas moins dans les caves, où les tonneaux furent défoncés. Quand tonneaux et bouteilles furent vides, les émeutiers s’attaquèrent aux flacons contenant les drogues de teinture ; ils en absorbèrent à grands traits et roulèrent, dans des contorsions atroces, empoisonnés.
Quand on pénétra le lendemain dans ces caves, elles offraient un horrible coup d’œil, car les misérables en étaient arrivés à se prendre de querelle, et à s’égorger entre eux.

Le peuple est monté sur les toits, écrit Thiroux de Crosne, d’où il fait pleuvoir sur les troupes une grêle de tuiles, pierres, etc. ; il fait même rouler des débris de cheminées, des morceaux de charpente, et quoiqu’on ait fait feu à plusieurs reprises et qu’il y ait des personnes tuée, on n’a pas encore pu s’en rendre maître.

L’émeute ne fut domptée que le soir à dix heures ; elle laissait plus d’une centaine de morts sur la place. Quant à Réveillon, on sait qu’il ne trouva son salut qu’en se réfugiant dans la Bastille. Ce fut le seul prisonnier que la Bastille reçut pendant toute l’année 1789.

Le temps des pillards et des agitateurs

Dans la nuit qui suivit ces bacchanales, les agents du marquis du Chatelet, colonel des gardes-françaises, s’étant coulés le long d’un fossé, « voient un gros de brigands  » assemblés au-delà de la barrière du Trône. Leur chef, monté sur une table, les haranguait.
Et nous les retrouvons encore dans le procès-verbal du commissaire Vanglenne, cité par Alexandre Tuetey.

Vanglenne reçut, le 29 avril, les dépositions des boulangers, pâtissiers et charcutiers du Marais dévalisés par de véritables bandes de malandrins, lesquels procèdent par effraction et par violence ; des affamés, si l’on veut, mais qui ont bien les allures des voleurs de grand chemin.

Cependant, dans le jardin du Palais-Royal, Camille Desmoulins haranguait les groupes de sans-travail et les déclassés avides, qui se pressaient autour de lui. Il vocifère :

La bête est dans le piège, qu’on l’assomme ! … Jamais plus riche proie n’aura été offerte aux vainqueurs ! Quarante mille palais, hôtels, châteaux, les deux cinquièmes des biens de la France seront le prix de la valeur. Ceux qui se prétendent conquérants seront conquis à leur tour, la nation sera purgée !

On comprend que l’alarme dans Paris était devenue aussi vive que dans la campagne ; c’était la terreur des « brigands ». Dès le 25 juin fut décidée la création d’une milice bourgeoise qui protégerait la propriété.
La notoriété des désordres, lisons-nous dans les procès-verbaux des Électeurs, et les excès commis par plusieurs attroupements ont déterminé l’Assemblée générale à rétablir sans délai la milice parisienne. Mais il fallait un certain temps pour l’organisation de cette garde bourgeoise.

Promotion des voyous et dénigrement des gens honnêtes

Le 30 juin ; les portes de l’Abbaye, — où avaient été enfermés, les uns pour désertion, les autres pour vol, quelques gardes-françaises, — furent enfoncées à coups de hache et de maillet. Les prisonniers furent amenés triomphalement au Palais-Royal. L’étendue des désordres était déjà si grande que le gouvernement, impuissant à les réprimer, dut accorder un pardon général.
L’agitation au Palais-Royal, devenait ardente. Les motions incendiaires s’y succédaient. Si quelque brave bourgeois s’avisait de protester, il était fouaillé publiquement, jeté dans les bassins, roulé dans la boue.

Le renvoi du ministre Necker

Un événement qui excite les agitateurs

Le 11 juillet, Necker fut renvoyé du ministère : le bruit se répandit qu’il était remplacé par Breteuil. Necker était populaire. Breteuil, qui aurait dû l’être, surtout aux yeux des partisans du mouvement révolutionnaire, ne l’était pas.
Parmi les ministres de l’ancien régime et tous les hommes de son temps, Breteuil était celui qui avait fait le plus pour la suppression des lettres de cachet et des prisons d’État. C’est lui qui avait fait fermer Vincennes, la tour Châtimoine de Cæn, qui avait fait décider la démolition de la Bastille, qui avait rédigé et fait respecter, jusque dans les parties les plus reculées du royaume, ces admirables circulaires qui immortaliseront son nom, par lesquelles il ordonnait la mise en liberté immédiate de tous les détenus dont la détention n’était pas entièrement justifiée, et pour l’avenir prescrivait des formalités si rigoureuses que l’on peut dire que le caractère arbitraire des lettres de cachet en était supprimé.
Les orateurs du Palais-Royal n’en mirent pas moins dans la conviction de beaucoup de gens que l’entrée de Breteuil au ministère présageait une « Saint-Barthélémy des patriotes ». L’agitation devint si vive, et les calomnies contre la Cour et le gouvernement étaient répétées avec tant de violence, que la Cour, pour éviter jusqu’aux apparences d’une « Saint-Barthélémy » quelconque, ordonna de retirer toutes les troupes et d’abandonner Paris à lui-même.
Cependant, Camille Desmoulins continuait de tonner :

Je venais de sonder le peuple. Ma colère contre les despotes était tournée en désespoir. Je ne voyais pas les groupes, quoique vivement émus et consternés, assez disposés au soulèvement…. Je fus plutôt porté sur la table que je n’y montai. À peine y étais-je, que je me vis entouré d’une foule immense. Voici ma courte harangue que je n’oublierai jamais : « Citoyens ! Il n’y a pas un moment à perdre. J’arrive de Versailles ; M. Necker est renvoyé : ce renvoi est le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes : ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Il ne nous teste qu’une ressource, c’est de courir aux armes !  »

Les brigands maîtres de la rue

Les Parisiens n’étaient rien moins que rassurés, mais ce ne sont pas les bataillons suisses et allemands qui leur faisaient peur. L’auteur de la Quinzaine mémorable, tout dévoué au mouvement révolutionnaire, reconnaît que, durant les journées du 12-14 juillet, tous les gens comme il faut s’enfermèrent chez eux. Et tandis que les troupes et les honnêtes gens se retiraient, la lie montait à la surface.
Durant la nuit du 12 au 13 juillet, la plupart des barrières, où se percevaient les octrois, furent forcées, pillées, incendiées. Des « brigands » armés de piques et de bâtons parcouraient les rues, menaçaient les maisons où les bourgeois s’enfermaient ahuris et tremblants.
Le lendemain, 13 juillet, les boutiques des boulangers et des marchands de vin furent mises au pillage.

Des filles arrachent les boucles d’oreille des passantes ; si la boucle résiste, l’oreille est déchirée.

— L’hôtel du lieutenant de police est saccagé, et c’est à grand-peine que Thiroux de Crosne échappe aux bandes armées de torches et de bâtons.
— Une autre troupe, avec des cris de mort, arrive à la Force, où sont les prisonniers pour dettes ; les prisonniers sont délivrés. Le Garde-Meuble est saccagé.
— Une bande enfonce, à coups de hache, la porte des Lazaristes, brise la bibliothèque, les armoires, les tableaux, les fenêtres, le cabinet de physique, se précipite dans la cave, défonce les tonneaux et se soûle : vingt-quatre heures après, on y trouva une trentaine de morts et de mourants, hommes et femmes, dont une enceinte de neuf mois. Devant la maison, la rue est pleine de débris et de brigands, qui tiennent à la main, les uns des comestibles, les autres un broc, forcent les passants a boire et versent à tout venant. Le vin coule en talus.

Quelques-uns se sont emparés des habits sacerdotaux, les ont revêtus, et, sous cet accoutrement, dans la rue, crient et gesticulent.

Organisation de la milice « bourgeoise »

Douze cents braves s’organisent en milice

Nous lisons, en date de ce jour, dans les procès-verbaux des Électeurs :

Sur l’avis donné au comité que les brigands dispersés avaient manifesté quelque intention de se rassembler pour attaquer et piller le Trésor royal et la Caisse d’escompte, le comité a donné l’ordre que ces deux établissements fussent gardés.

Le même jour, on parvint heureusement à désarmer plus de cent cinquante de ces gaillards. Ivres de vin et d’eau-de-vie ils s’étaient endormis dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville.
Cependant, les environs de Paris n’étaient pas plus sûrs que la ville elle-même et, du haut des tours de la Bastille, on voyait les incendies qui, de place en place, étaient allumés.
L’organisation de la milice bourgeoise, contre ces désordres, devenait urgente. Dans la soirée, la plupart des districts s’en occupèrent activement. Douze cents braves citoyens se réunirent au district du Petit-Saint-Antoine. On y voit rassemblés
— des bourgeois et des ouvriers,
— des magistrats et des médecins,
— des écrivains et des savants,
— à côté de compagnons paveurs ou menuisiers.
Ces douze cents citoyens, lisons-nous dans le procès-verbal,

entraînés à se réunir par les alarmes trop bien fondées qu’inspire à tous les citoyens le danger qui semble les menacer tous individuellement, et par la nécessité imminente de prendre des mesures promptes pour en prévenir les effets,
— considérant qu’une multitude de particuliers, effrayés peut-être par des bruits que des gens malintentionnés sans doute ont répandus, parcourent, armés et sans ordre, toutes les rues de la capitale,
— que la garde ordinaire de la ville ou se confond avec eux, ou reste spectatrice tranquille du désordre qu’elle ne peut arrêter ;
— considérant aussi que déjà la prison de l’Hôtel de la Force a été brisée et ouverte aux prisonniers,
— que la menace serait de forcer pareillement les prisons qui renferment les vagabonds, gens sans aveu, même les gens repris pour crimes….,
en conséquence, les bourgeois réunis décident de s’organiser en milice bourgeoise.
Chacun portera, lorsqu’il sera de service, les armes qu’il pourra se procurer, à l’exception, néanmoins, du pistolet qui demeure interdit comme arme dangereuse… Il se fera toujours deux patrouilles à la fois, et deux autres resteront dans le lieu fixé pour corps de garde.

La plupart des autres districts imitaient, à la même heure, celui du Petit-Saint-Antoine.
Ils envoyèrent des délégués à l’Hôtel des Invalides pour demander des armes. Les délégués furent reçus par Bezenval, qui aurait bien voulu leur accorder ce qu’ils lui demandaient ; mais il lui fallait des ordres. Il écrit dans ses Mémoires que ces délégués étaient fort effrayés, disant que les « brigands » menaçaient leurs maisons du pillage et du feu.
L’auteur de la Quinzaine mémorable insiste aussi sur cette idée que c’est pour se défendre contre les excès des brigands que fut formée la milice parisienne. Parlant du procès-verbal du Petit-Saint-Antoine, un excellent érudit, M. Charavay, écrit :

Les bourgeois de Paris, moins effrayés des projets de la Cour que de ces hommes auxquels on a déjà donné le nom de brigands, s’organisent en milice pour leur résister ; c’est là l’unique préoccupation. Le mouvement qui, le lendemain, emporta la Bastille eût peut-être été réprimé par la garde nationale si son organisation eût eu plus de consistance.

Milice contre brigands

L’Hôtel de Ville est envahi, et l’un des Électeurs, Legrand, ne le débarrasse des hordes qui y font un vacarme infernal qu’en ordonnant d’y porter six barils de poudre et en menaçant de faire sauter le monument si on ne se retire.
Pendant la nuit du 13 au 14 juillet, les boutiques, des boulangers et les échoppes des marchands de vins sont mises au pillage.
L’excellent abbé Morellet, l’un des encyclopédistes, et que nous avons vu embastillé sous Louis XV, écrit :

Je passai à mes fenêtres, dans la rue Saint-Honoré, une grande partie de la nuit du 13 au 14 à voir des hommes de la plus vile populace, armés de fusils, de broches, de piques, se faisant ouvrir les portes des maisons, se faisant donner à boire, à manger, de l’argent, des armes.

Mathieu Dumas peint également, dans ses Souvenirs, ces vagabonds déguenillés, plusieurs presque nus, d’une physionomie effrayante.
Pendant ces deux jours et ces deux nuits, écrit Bailly, Paris courut le risque d’être pillé et ne fut sauvé des bandits que par la garde nationale.
L’allure de ces bandits et l’œuvre de la garde nationale sont décrites dans une curieuse lettre d’un Anglais, le docteur Rigby, à sa femme.

Il était nécessaire non seulement de donner des armes à ceux en lesquels on pouvait avoir confiance, mais de désarmer ceux dont on ne pouvait attendre que peu de protection et qui pouvaient devenir une cause de désordre et de malheur. Pour cela il fallait beaucoup d’adresse.
De bonne heure, dans l’après-dînée, nous commençâmes d’apercevoir parmi les gros rassemblements de peuple, où l’on voyait des signes d’irritation qui bientôt eussent dégénéré en excès, çà et là, un homme de bonne mine, portant fusil, avec un air martial. Le nombre de ces derniers alla augmentant peu à peu ; leur intention était évidemment d’apaiser et de désarmer à la fois les bandes irrégulières.
Ils eurent accompli leur tâche, pour la plus grande partie, avant le soir. Alors les citoyens régulièrement armés occupèrent presque exclusivement les rues ; ils étaient divisés en plusieurs sections, les uns montant la garde sur certains points, les autres faisant des patrouilles, tous sous la conduite de chefs.
Quand vînt la nuit, on n’aperçut plus que bien peu de ceux qui s’étaient armés la veille au soir. D’aucuns, cependant, avaient refusé de rendre leurs armes, et, durant la nuit, on vit combien les craintes qu’ils avaient inspirées étaient fondées, car ils se mirent à piller. Mais il était trop tard pour le faire impunément. On les découvrit, on les saisit, et nous apprîmes le lendemain matin que plusieurs de ces misérables, pris sur le fait, avaient été exécutés.

La répression des bourgeois fut même énergique. On pendait les brigands çà et là aux lanternes, et, pendus, on les achevait à coups de fusil.
L’auteur de l’Histoire authentique, qui a laissé la meilleure relation contemporaine de la prise de la Bastille, dit avec raison :

L’émeute commença le 12 juillet au soir.

La prise de la Bastille

Se procurer des armes

Le matin du 14 juillet, le soleil se leva radieux. La population était, en grande partie, restée sur pied la nuit. Le jour la retrouva avec ses préoccupations. Avoir des armes était le désir de tous : des bourgeois et des partisans de l’ordre, afin de se protéger ; des brigands, dont une partie venaient d’être désarmés, afin de se procurer ou de retrouver les moyens d’attaque et de pillage.
On se précipita aux Invalides, où étaient des dépôts d’armes importants. Ce fut le premier acte violent de la journée. La foule y enleva 28.000 fusils et 24 canons. Et comme on savait qu’à la Bastille étaient déposées d’autres munitions de guerre, après avoir crié : « Aux Invalides !  » on cria : « À la Bastille !  »
Deux éléments composaient la foule qui se porta sur la Bastille :
une horde de gens sans aveu, ceux que les documents contemporains ne cessent d’appeler les « brigands », et, d’autre part,
les citoyens honnêtes, ils formaient certainement la minorité — qui désiraient des armes pour la constitution de la garde bourgeoise.
La seule cause qui poussa cette bande sur la Bastille fut le désir de se procurer des armes. Sur ce point les documents de valeur et les historiens qui ont étudié l’événement de près sont d’accord. Il n’était question ni de liberté, ni de tyrannie, ni de délivrer des prisonniers, ni de protester contre l’autorité royale.
La prise de la Bastille se fit aux cris de : « Vive le Roi !  » tout comme, depuis plusieurs mois, en province, se faisaient les pillages de grains.

Le balai des délégations à la Bastille

Sur les huit heures du matin, les Électeurs à l’Hôtel de Ville reçurent quelques habitants du faubourg Saint-Antoine se plaignant de ce que les canons braqués sur les tours de la Bastille menaçaient le quartier. Ces canons servaient aux salves des réjouissances publiques et, par leur disposition, ne pouvaient être redoutables pour les quartiers rapprochés. Les Électeurs envoyèrent quelques-uns des leurs à la Bastille, où le gouverneur, de Launey, reçut les délégués avec affabilité, les retint à déjeuner, et retira les canons des embrasures.
À cette délégation en succéda une autre, composée de trois personnages, sans aucun mandat. En tête marchait l’avocat Thuriot de la Rosière. Ils furent admis comme leurs prédécesseurs, Thuriot parlait haut, « au nom de la nation et de la patrie  ». Il fit des sommations au gouverneur et harangua la garnison, composée de 95 invalides et de 30 soldats suisses.

Un gouverneur bien faible

Un millier d’individus se pressaient autour de la Bastille avec des vociférations. La garnison jura de ne pas faire feu si elle n’était pas attaquée. De Launey dit que sans ordres, il ne pouvait que retirer les canons des embrasures. Il fit, en outre, boucher ces embrasures par des planches.
Thuriot sortit et se rendit à l’Hôtel de Ville. La foule devenait de plus en plus menaçante.

L’entrée de la première cour, dit Fernand Bournon, dans le beau récit qu’il a fait de ces événements, celle des casernes, était libre ; mais de Launey avait fait rentrer la garnison dans l’enceinte des tours et relever le pont-levis de l’avancée par lequel on passait dans la cour du gouvernement et qui, en temps ordinaire, était abaissé durant le jour.
Deux hommes intrépides s’élancèrent par escalade sur le toit du corps de l’avancée ; l’un était un soldat nommé Louis Tournay, le nom de l’autre est inconnu. Ils brisèrent à coups de hache les chaînes du pont-levis, qui tomba.

On a dit que Tournay et son compagnon opérèrent sous le feu de la garnison. La garnison ne tira pas, dans ce moment, un seul coup de fusil, se contentant d’engager les assiégeants à se retirer.

Pendant que M. de Launey et ses officiers, lisons-nous dans L’Histoire autentique s’en tiennent aux menaces, ces deux vigoureux champions parviennent à briser les portes et à baisser le grand et le petit pont de l’avancée ; puis la horde des brigands s’avance en foule dans la cour du gouvernement et se précipite vers le second pont pour s’en emparer en faisant une décharge de mousqueterie sur la troupe.
C’est alors, pour la première fois, que, s’apercevant du tort qu’il avait eu de laisser opérer si tranquillement au premier pont, M. de Launey ordonna aux soldats de faire feu, ce qui fait fuir et se retirer en désordre cette canaille ayant plus de brutalité que de bravoure ; et c’est ici qu’on a commencé à calomnier le gouverneur ; que, transportant les temps, on a prétendu qu’il avait fait porter des paroles de paix ; que le peuple s’était avancé dans cette confiance, et que beaucoup de citoyens avaient été massacrés.

Cette prétendue trahison de Launey, immédiatement colportée dans Paris, fut l’un des événements de la journée. Elle est démentie, non seulement par toutes les relations des assiégés, mais par les assiégeants eux-mêmes, et repoussée aujourd’hui par tous les historiens.
Un nommé Cholat, marchand de vin, aidé d’un nommé Baron, dit la Giroflée, avait installé une pièce d’artillerie dans la grande allée de l’Arsenal. Ils firent feu, mais le recul de la pièce blessa assez grièvement les deux artilleurs, et ils en furent les seules victimes.

Rapt d’une jeune fille pour faire céder les assiégés

Comme ces moyens ne suffisaient pas à renverser la Bastille, les assiégeants en imaginèrent d’autres. Une jolie jeune fille, Mlle de Monsigny, fille du capitaine de la compagnie d’invalides de la Bastille, avait été rencontrée dans la cour des casernes, Quelques forcenés s’imaginèrent que c’était Mlle de Launey.
Ils la traînèrent sur le bord des fosses, et, par gestes, firent comprendre à la garnison qu’ils allaient la brûler vive si la place ne se rendait. Ils avaient renversé la malheureuse enfant, évanouie, sur une paillasse, à laquelle, déjà, ils avaient mis le feu. M. de Monsigny voit le spectacle du haut des tours, il veut se précipiter vers son enfant et est tué par deux coups de feu. Ce sont des ruses pour le siège des places fortes auxquelles Duguesclin ne songeait pas. Un soldat, Aubin Bonne-mère, s’interposa avec courage et parvint à sauver la jeune fille.
Un détachement de gardes françaises, survenant avec deux pièces de canon, que l’Hôtel de Ville avait laissé emmener, donna au siège une apparence plus sérieuse.

Précision au sujet des gardes françaises

Il ne faudrait cependant pas que le nom de gardes françaises fît illusion et que l’on comparât les soldats des armées permanentes sous l’ancien régime à ce qu’ils sont aujourd’hui.
Le régiment des gardes françaises, en particulier, était tombé dans un état de désorganisation et de dégradation profond. Les simples soldats avaient l’autorisation d’exercer en ville un métier dont le produit s’ajoutait à leur solde. Il est certain que, pour la plupart, ce métier était celui de souteneur.

Presque tous les soldats aux gardes appartiennent à cette classe, lisons-nous dans L’Encyclopédie, et beaucoup même ne s’engagent dans ce corps que pour vivre aux dépens de ces malheureuses filles.

Les nombreux dossiers relatifs aux gardes françaises conservés dans les Archives de la Bastille donnent à cette affirmation la confirmation la plus précise. Nous voyons, par exemple, que les parents du graveur Nicolas de Larmessin demandent une lettre de cachet pour que leur fils soit enfermé dans une maison de force où ils payeront sa pension, « ayant menacé de s’engager dans les gardes françaises ».

Une rédhibition incompréhensible

Des quinze canons placés au haut des tours ne partit pas un coup de feu durant le siège. Dans l’intérieur du château, trois canons, chargés à mitraille, défendaient le dernier pont-levis ; le gouverneur n’en fit partir qu’un et qu’une seule fois.
Ne voulant pas massacrer la foule, de Launey résolut de faire sauter la Bastille et de s’ensevelir sous ses ruines. Les invalides Fernand et Béquart se précipitèrent sur lui pour l’empêcher de mettre son projet à exécution.

La Bastille n’a pas été prise de vive force, dit Élie, de qui le témoignage ne peut être suspecté de partialité en faveur des défenseurs de la place ; elle s’est rendue, avant d’être attaquée, sur la parole que j’ai donnée, foi d’officier français, qu’il ne serait fait aucun mal à personne si on se rendait.

On massacre dans la joie

Atrocités

On sait comment la parole donnée fut tenue, malgré les efforts héroïques d’Élie et de Hulin, auxquels la postérité doit rendre hommage. Reprochera-t-on à la foule ces crimes atroces ? C’était une horde sauvage, la lie de la populace.
De Launey, qui avait été tout confiance et bonté, fut massacré dans des circonstances odieuses.
L’abbé Lefèvre, dit Dusaulx, fut spectateur involontaire de ses derniers moments :

Je l’ai vu tomber, m’a-t-il dit, sans pouvoir le secourir ; il se défendit comme un lion, et si dix hommes seulement s’étaient conduits de même à la Bastille, elle n’aurait pas été prise.

Ses bourreaux lui séparèrent la tête du tronc, peu à peu, à coups de canif. L’opération fut faite par un garçon cuisinier, nommé Desnot, « qui savait, comme il le dit ensuite avec orgueil, travailler les viandes. » Il faut lire la déposition de cette brute. J.-J. Guiffrey l’a publiée dans la Revue historique. Pour se donner du cœur, Desnot avait avalé de l’eau-de-vie mêlée de poudre, et il ajouta que ce qu’il avait fait était dans l’espoir d’obtenir une médaille.

Nous apprîmes ensuite, poursuit Dusaulx, la mort de M. de Losme-Salbray, déplorée de tous les gens de bien.

De Losme avait été, durant le temps qu’il avait exercé les fonctions de major de la Bastille, le bon ange des prisonniers ; nous savons par des détails touchants jusqu’où il portait la bonté et la délicatesse.
Au moment où la foule l’écharpait, passait le marquis de-Pelle-port, qui avait été détenu à la Bastille pendant plusieurs années ; il s’élança pour le sauver :
« Arrêtez, s’écria-t-il, vous allez tuer le meilleur des hommes !  »
Mais il tomba grièvement blessé, ainsi que le chevalier de Jean, qui s’était joint à lui pour arracher l’infortuné aux mains de la populace.
L’aide-major Miray, le lieutenant des invalides Person et l’invalide Dumont furent massacrés. Miray était conduit à la Grève, où la foule devait l’exécuter. Frappé de coups de crosse, de coups de couteau et de coups de poing, il se traînait, râlant. Il expira « tué à coups d’épingle », avant d’être arrivé au lieu du supplice.
Les invalides Asselin et Béquart furent pendus. C’est Béquart qui avait empêché de Launey de faire sauter la Bastille.

Il est percé de deux coups d’épée, lisons-nous dans Le Moniteur, et frappé d’un coup de sabre, qui lui abat le poignet. On porte en triomphe dans les rues de la ville cette même main à qui tant de citoyens doivent leur salut.

Sur les degrés de l’Hôtel de Ville on massacrait le prévôt des marchands, Flesselles, accusé d’une trahison non moins imaginaire que celle de Launey.

Le sinistre défilé

Je sors vers les trois heures et demie, écrit Rétif de la Bretonne, et je m’avance du côté du pont Notre-Dame, lorsque j’aperçois devant moi une foule tumultueuse… O spectacle d’horreur ! ce sont deux têtes que je vois au bout d’une pique ! La tête de Flesselles, défigurée par le coup de pistolet qui venait de terminer sa vie, roulait avec les flots de la Seine. C’était Launey et son major que je voyais outrager.
Après avoir passé l’arcade de l’Hôtel de Ville, je rencontre des cannibales ; l’un, je l’ai vu, réalisait un horrible mot, prononcé depuis ; il portait au bout d’un taille-cime les viscères sanglants d’une victime de la fureur, et cet horrible bouquet ne faisait frémir personne.
Plus loin je rencontre les invalides et les Suisses prisonniers : de jeunes et jolies bouches, j’en frémis encore, criaient : « Pendez, pendez !  »

De l’un des cadavres on avait arraché le cœur, que la troupe rieuse se passait de main en main, dans un bouquet d’œillets blancs, en chantant ce refrain de vaudeville en vogue :

Ah ! il n’est point de fêtes Quand le cœur n’en est pas !

Car la gaieté s’épanouissait. Une pique portait la tête de Launey au Palais-Royal, puis au Pont-Neuf, où on lui faisait saluer trois fois la statue de Henri IV, avec ces mots : « Salue ton maître. »
Au Palais-Royal, deux des vainqueurs s’étaient joyeusement mis à table pour dîner à un entresol. Comme nous y mettons des fleurs, ils avaient placé sur la table une tête coupée et des entrailles sanglantes. D’en bas la foule les leur réclama et, Hop ! attrape ! — ils les lancèrent gaiement par la fenêtre.
Ceux qui étaient demeurés devant la Bastille s’étaient précipités au butin. Ainsi qu’au pillage des maisons Réveillon et Henriot, et du couvent des Lazaristes, le premier mouvement des vainqueurs fut de courir à la cave.

Cette canaille, écrit l’auteur de L’Histoire authentique, était tellement aveuglée qu’elle se porta en foule dans le logement de l’État-major, en brisa les meubles, les portes, les croisées. Pendant ce temps, leurs camarades, prenant ces pillards pour des gens de la garnison, tiraient sur eux.

Naissance du mythe de la Bastille

Les prisonniers de « l’arbitraire royal »

Nul ne pensait aux, prisonniers, mais on s’était emparé des clés que l’on portait triomphalement dans Paris. On dut enfoncer les portes des chambres où logeaient les détenus. Les malheureux, épouvantés du vacarme, étaient plus morts que vifs.
Ces victimes du pouvoir arbitraire étaient exactement au nombre de sept.
Quatre faussaires Béchade, Laroche, La Corrège et Pujade : ces quatre individus avaient falsifié des lettres de change au détriment de deux banquiers parisiens ; tandis que leur procès était régulièrement instruit au Châtelet, ils étaient à la Bastille, où ils conféraient journellement avec leurs avocats.
— Puis le jeune comte de Solages, qui s’était rendu coupable d’outrages aux mœurs que son oncle, le comte de Carmeaux, en une lettre à l’intendant du Languedoc, jugeait ainsi :

Les crimes atroces dont le comte de Solages s’est souillé ne méritent que trop qu’il soit renfermé toute sa vie.

Solages était gardé à la Bastille par égard pour sa famille qui payait sa pension.
— Enfin deux fous Tavernier et de Whyte. On sait combien, depuis les débuts du dernier siècle, la science a fait des progrès dans l’art de soigner les fous. Jadis on les enfermait. Tavernier et de Whyte ne tardèrent pas à être transférés à Charenton, où ils furent assurément moins bien traités qu’ils ne l’avaient été à la Bastille.
Tels sont les sept martyrs qui furent glorieusement promenés dans les rues, aux acclamations d’un peuple attendri.

Les morts de la Bastille

Les assiégeants comptèrent quatre-vingt-dix-huit morts.
— Une partie provenaient de ce que les assaillants s’étaient tiré les uns sur les autres.
— Plusieurs s’étaient tués en tombant dans les fossés.
Sur ce chiffre, dix-neuf seulement étaient mariés, et cinq seulement avaient des enfants. Ce sont des indications intéressantes.
On ne songea pas plus à enterrer les vainqueurs que les vaincus.
Le mercredi 15, à minuit, la présence des cadavres des officiers de la Bastille, gisant encore place de Grève, fut signalée aux commissaires au Châtelet.
Fernand Bournon a publié, dans son bel ouvrage, le sinistre procès-verbal qui fut alors dressé dans la nuit.
C’est l’harmonieux couronnement de la grande journée :

Nous, commissaires, susdits, avons donné acte audit sieur Houdan de sa déclaration, et, étant ensuite descendus dans la cour du Châtelet (où les cadavres venaient d’être transportés), nous y avons trouvé sept cadavres du sexe masculin,
— le premier sans tête, vêtu d’un habit, veste, culote et bas de soie noire, avec chemise fine, n’ayant point de souliers ;
— le second aussi sans tête, vêtu d’une veste de drap rouge, culote de nankin à boutons d’uniforme et bas de soie fond bleu et petites mouches noires ;
— le troisième aussi sans tête, vêtu d’une chemise, une culote et des bas de fil blanc ;
— le quatrième aussi sans tête, vêtu d’une chemise ensanglantée, culotte et bas noirs ;
— le cinquième vêtu d’une chemise, d’une culotte bleue et de guêtres blanches, portant cheveux bruns, paraissant âgé de quarante ans et ayant le poignet en partie coupé et de fortes contusions à la gorge ;
— le sixième vêtu d’une culotte et de guêtres blanches, ayant de fortes contusions à la gorge ;
— et le septième vêtu d’une chemise, culotte et bas de soie noire, entièrement défiguré.

Des assaillants honteux de leur forfait

Cependant, la plupart des triomphateurs, le premier moment d’ivresse passé, se cachaient comme s’ils avaient fait un mauvais coup. Le désordre dans la ville était extrême.

Les commissaires des quartiers, écrit l’ambassadeur des Deux-Siciles, voyant le péril où se trouvaient les habitants devant ce nombre énorme d’hommes armés et même de brigands, et d’individus sortis de prison les jours précédents, formèrent des patrouilles de garde nationale.
Ils proclamèrent la loi martiale, ou, pour mieux dire, cette loi se publia toute seule, que quiconque avait volé ou mis le feu à une maison serait pendu.
En effet, il ne s’est pas passé une journée sans que cinq et même dix individus aient subi cette peine. Nous devons à ce salutaire expédient notre existence et la sûreté de nos maisons.

Plus d’un vainqueur de la Bastille fut pendu de la sorte, à grand tort et dommage, car, deux jours plus tard, son front se fût auréolé des lauriers de la gloire.
On a dit que la Bastille avait été prise par le peuple de Paris. Le nombre des assiégeants s’éleva à un millier tout au plus, parmi lesquels, comme l’a déjà fait observer Marat, beaucoup de provinciaux et d’étrangers.
Quant aux Parisiens, ils étaient, comme toujours, venus en assez grand nombre voir ce qui se passait. C’est encore le témoignage de Marat.

J’ai assisté à la prise de la Bastille, écrit d’autre part le chancelier Pasquier ; ce que l’on a appelé le « combat » ne fut pas sérieux, la résistance fut complètement nulle. On tira quelques coups de fusil auxquels il ne fut pas répondu, et quatre ou cinq coups de canon.
On sait les conséquences de cette prétendue victoire qui a attiré tant de faveurs sur la tête des prétendus vainqueurs ; la vérité est que ce grand combat n’a pas un instant effrayé les nombreux spectateurs qui étaient accourus pour en voir le résultat.
Parmi eux se trouvaient beaucoup de jolies femmes : elles avaient, afin de s’approcher plus aisément, laissé leurs voitures à quelque distance.
J’étais appuyé sur l’extrémité de la barrière qui fermait, du côté de la place de la Bastille, le jardin longeant le jardin de Beaumarchais. À côté de moi était Mlle Contat, de la Comédie-Française ; nous restâmes jusqu’au dénouement, et je lui donnai le bras jusqu’à sa voiture. Jolie autant qu’on petit l’être, Mlle Contât joignait aux grâces de sa personne un esprit des plus brillants.

Genèse d’un mythe

Dès le lendemain, tout avait changé.
— La Bastille avait été « emportée dans un assaut d’un quart d’heure » héroïque et formidable.
— Les canons des assaillants y avaient ouvert une brèche. Les murailles, il est vrai, étaient encore debout, intactes ; mais cela ne faisait rien, les canons y avaient ouvert une brèche, tout de même.
— Les sept prisonniers délivrés avaient été une désillusion, la meilleure volonté du monde ne pouvait y voir que des fous et des gredins ; on en inventa un huitième, le célèbre comte de Lorges, vieillard, héros et martyr ; ce comte de Lorges n’existait pas, cela ne faisait rien non plus : c’était un vieillard admirable et touchant.
— On parlait des instruments de torture qui avaient été découverts : « Un corselet de fer, inventé pour retenir un homme par toutes les articulations et le fixer dans une immobilité éternelle  » ; — c’était une armure de chevalier du moyen âge, tirée du magasin d’armes anciennes qui se trouvait à la Bastille.
— On découvrit également une machine « non moins destructive, qui fut exposée au grand jour, mais personne ne put en deviner ni le nom ni l’usage direct  » ; c’était une imprimerie clandestine saisie chez un nommé François Lenormand, en 1786.
— Enfin, on arriva, en creusant dans le bastion, aux ossements des protestants qu’on y avait enterrés autrefois : les idées de l’époque ne permettaient pas de déposer leurs restes dans la terre bénite du cimetière ; le spectacle d’exécutions secrètes, au fond des cachots de la Bastille, se dressa dans toutes les imaginations, et Mirabeau fit retentir ces terribles paroles :

Les ministres ont manqué de prévoyance, ils ont oublié de manger les os !

Heurs et malheurs des vainqueurs de la Bastille

Les difficultés pour établir une liste

Les listes des vainqueurs de la Bastille furent d’une construction laborieuse. Grand nombre de ceux qui avaient été dans la bagarre ne se souciaient pas de se faire connaître : on eût pu voir pendre des têtes ceintes de lauriers.
Il est vrai que ces déserteurs de la gloire furent rapidement remplacés par une foule de braves gens qui — du moment où il fut admis que les vainqueurs étaient des héros, méritant honneurs, pensions et médailles — furent persuadés qu’ils étaient, eux aussi, montés à l’assaut, et des premiers.
La liste définitive comprit huit cent soixante-trois noms. Victor Fournel a raconté dans un livre charmant l’épopée burlesque et lamentable des hommes du 14 juillet. Il faut le lire. Il y a là une foule d’épisodes délicieux que l’on ne peut résumer.

La course aux honneurs et aux pensions

Ces fondateurs de la liberté ne brillèrent guère, dans la suite, ni par les services qu’ils rendirent à la République, ni par leur fidélité aux principes immortels.
Les Hullin — celui-ci s’était cependant noblement conduit en essayant de sauver de Launey, — les Palloy, les Fournier l’Américain, les Latude, combien d’autres furent les plus serviles valets de l’Empire, et ceux d’entre eux qui survécurent, les serviteurs les plus empressés de la Restauration.
Sous l’Empire, les vainqueurs de la Bastille essayent de se faire décorer de la Légion d’honneur en masse. On les voit quémander des pensions jusqu’en 1830, et — à cette date, après quarante-trois ans — ils étaient encore quatre cent un vainqueurs.
Les vainqueurs reparaissent en 1848.
On parle encore de pensions, aux vainqueurs de la Bastille dans le budget de 1874 ! — champions de la liberté qui étaient montés à l’assaut des remparts du despotisme tout en tétant leur nourrice.
C’est le côté amusant de leur histoire.

Discordes chez les « vainqueurs »

Elle eut un côté douloureux : leurs rivalités avec les gardes françaises, qui leur reprochaient de leur avoir volé leur gloire, et avec les volontaires de la Bastille.
Les héros connurent l’opprobre et la calomnie.
Puis il y eut dans leur propre corps des dissensions sanglantes. Il y eut les vrais vainqueurs et d’autres qui, tout en étant des vrais vainqueurs, n’étaient cependant pas des vrais ; il y eut les « mouchards », toujours parmi les vainqueurs, et les « patriotes ».
Le 1er juillet 1790, on trouva deux vainqueurs assommés près du jardin de Beaumarchais, devant le théâtre de leurs exploits. Le lendemain, rixe violente entre quatre vainqueurs et des soldats.
Au mois de décembre, deux autres sont assassinés près du Champ de Mars.
Dans les premiers jours de 1791, deux sont blessés, et on en découvre un troisième, la corde au cou, dans un fossé, près de l’École militaire. Scènes nocturnes de barrière.

Conclusion

Comment expliquer ce revirement d’opinion incroyable, cette légende, la plus inattendue, qui transforma en grands hommes les « brigands » d’avril, juin et juillet 1789 ?
La première raison se trouve expliquée dans ce passage, charmant et vrai, de la comédie de Victorien Sardou : Rabagas.

CARLE

Mais alors à quoi distingue-t-on une émeute d’une révolution ?

BOUDARD

L’émeute, c’est quand le populaire est vaincu…, tous des canailles.
La révolution, c’est quand il est le plus fort : tous des héros !

Ce qui facilita au peuple son enthousiasme pour les vainqueurs, ce sont précisément toutes ces légendes auxquelles les meilleurs esprits ajoutaient foi, sincèrement, — ces légendes sur les horreurs de la Bastille et les cruautés du pouvoir arbitraire.
Depuis cinquante ans, elles s’étaient répandues par le royaume et avaient pris corps.
Les pamphlets de Linguet et de Mirabeau, le récent succès des Mémoires de Latude avaient donné à ces histoires un regain de force et de vitalité.
Obligé de s’incliner devant l’émeute triomphante, on jugea préférable — car ainsi la conscience se taisait — de la saluer en libératrice.
La légende, qui a si profondément dénaturé l’événement, a été contemporaine de l’événement lui-même, fruit spontané de l’imagination populaire.
Ayant à parler de la prise de la Bastille en ses Mémoires, Barras, le révolutionnaire, retrouve parmi ses papiers les notes qu’il lui avait consacrées, les lit avec une sorte de stupeur : « Eh quoi ! la prise de la Bastille n’a été que cela !  » — et il passe prudemment sous silence cette page glorieuse d’une histoire à laquelle il a en partie présidé.

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