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Le gouvernement révolutionnaire des sociétés de pensée, par Augustin COCHIN

ou la mécanique de la Terreur

lundi 30 mars 2009, par Faoudel

Dans le gouvernement révolutionnaire de 1793, Cochin dévoile l’action et les méthodes des sociétés de pensée. Il montre comment la bureaucratie y remplace l’autorité et impose un ordre nouveau dans lequel toute spontanéité est étouffée : l’ordre totalitaire. Une obéissance servile est obtenue par la peur de la délation du voisin de tout propos qui pourrait nous singulariser de l’opinion. Cette opinion, élaborée artificiellement dans les sociétés de pensée, constitue la “police de la pensée” et le principe d’unité du régime. Du passé ? Notre démocratie n’a-t-elle pas hérité de la Première République son caractère bureaucratique et son gouvernement par l’opinion ?

Introduction de Vive le Roy

Chapitre IV (Le gouvernement révolutionnaire) tiré du livre Les sociétés de pensée et la démocratie moderne,1921 (publication posthume).

AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.


Le paradoxe du gouvernement révolutionnaire

**Naissance du régime de la volonté collective

L’objet de ce recueil [1] est de mettre à la portée des recherches l’ensemble des actes généraux du gouvernement révolutionnaire (août 1793 - août 1794).

Il nous faut, pour en justifier les limites et l’intérêt, rendre compte de la nature et de l’esprit de ce singulier régime, ― exposé sommaire, indispensable à l’étude même de nos sources, qui sera repris et complété dans notre dernier volume.

La date initiale que nous avons choisie ― 23 août 1793 ― est celle du décret de la levée en masse, qui met tous les Français en réquisition permanente, corps et biens, pour le salut commun, ― c’est-à-dire réalise la fiction sociale d’une volonté collective unique substituée non plus en droit, mais actuellement et en fait, à chacune des volontés particulières.

C’est l’acte essentiel du nouveau règne, acte de socialisation dont les lois de la Terreur ne seront que le développement, et le gouvernement révolutionnaire le moyen. Il institue une expérience politique et économique sans seconde jusqu’ici.

**Sa doctrine politique : la démocratie directe

Dans l’ordre politique, c’est le gouvernement du peuple par lui-même, la démocratie directe :
 serf sous le roi en 89, libre sous la loi en 91, le peuple passe maître en 93 ; et,
 gouvernant lui-même, supprime les libertés publiques qui n’étaient que des garanties à son usage contre ceux qui gouvernaient :
 si le droit de vote est suspendu, c’est qu’il règne ;
 le droit de défense, c’est qu’il juge ;
 la liberté de la presse, c’est qu’il écrit,
 la liberté d’opinion, c’est qu’il parle.

Nous n’insistons pas sur cette doctrine limpide, dont les proclamations et lois terroristes ne sont qu’un long commentaire.

**Sa doctrine économique : le socialisme

Sa contrepartie, son pendant économique est le socialisme. La collectivité fait désormais ses propres affaires et se passe des particuliers.
 Par la suppression du commerce des grains (3-11 septembre 1793), elle socialise les réserves de l’agriculture ;
 par le maximum partiel (29 septembre 1793), puis général (24 février 1794), l’activité du commerce ;
 par l’universelle réquisition des bras et des talents (16 avril 1794), l’effort de production lui-même :

c’est la fin du régime personnel pour le peuple comme pour le prince ― aux champs, ateliers et comptoirs, comme au Louvre. Quand le peuple est sur le trône, c’est l’État qui tient boutique.

**Le paradoxe du « despotisme de la liberté »

Ce régime s’est qualifié lui-même l’« ordre révolutionnaire », le « dogmatisme de la raison », le « despotisme de la liberté » ; on peut ajouter : le « supplice du bonheur ». Il était nécessaire au salut de la France, disent ses apologistes, d’après ses promoteurs ; sans ces remèdes énergiques, l’étranger prenait Paris, ― c’est une hypothèse que nous ne discuterons pas. Mais les Français d’alors étaient apparemment d’un autre avis, puisque le système exigea un si prodigieux déploiement de moyens de contrainte qu’il en reçut son nom : la Terreur. C’est à ce fait assez évident que nous nous tenons, et au problème qu’il pose, le seul aussi bien qui nous concerne, s’il est vrai que le rôle de l’histoire soit d’expliquer ce qui fut, non de deviner ce qui aurait pu être.

Le règne de l’impersonnel est un enfer ;
 la démocratie ― prince impersonnel ― gouverne à rebours ;
 l’État ― peuple impersonnel ― travaille à perte :

voilà les deux grandes vérités que nie la doctrine de la Révolution et que démontre son histoire. Comment le paradoxe put-il s’imposer à la révolte du bon sens d’abord, ― puis des droits et des intérêts, ― durer dix mois, se prolonger deux ans ?

Opinion sociale et opinion réelle

** L’opinion, agent de l’ordre social des sociétés de pensée

C’est qu’il n’est pas un paradoxe partout, ni pour tout le monde. Il a sa vérité, qu’il faut discerner sous peine de ne rien comprendre au phénomène démocratique. À bien regarder, la lutte est engagée depuis 1789, depuis 1750, entre deux ordres sociaux plutôt qu’entre deux doctrines ou deux partis. Avant d’être un idéal, la démocratie est un fait : la naissance, le progrès d’associations d’un ordre à part, ― les « sociétés philosophiques », disait-on, ― les « sociétés de pensée », dit-on mieux aujourd’hui ;
 leur essence est en effet la discussion verbale et non l’effort réel,
 leur but, l’opinion et non l’effet.

De cette inversion de principe résulte à l’égard de la société une orientation inverse, dont nous avons indiqué ailleurs les lois essentielles [2].

**Déterminisme de l’ordre produit par les sociétés de pensée

Nous reviendrons dans notre dernier volume sur le curieux phénomène de la « philosophie » de la « Libre Pensée », qui mérite l’attention des sociologues, car c’est le seul peut-être de tous les faits de leur ressort qui soit pur de tout alliage religieux, économique, ethnique, etc. : la Libre Pensée est la même à Paris et à Pékin, en 1750 et en 1914 ; et cette identité de nature dans des milieux si divers tient à certaines conditions d’association et de travail collectif, dont le Contrat de Rousseau donne la formule, et la moindre loge de 1780, ou société populaire de 1793, le spécimen.

Nous n’insistons ici que sur les extrêmes conséquences du phénomène : la production par entraînement intellectuel et sélection sociale d’un certain état moral, d’abord, puis d’un ensemble de tendances politiques, qui pour être réfractaires par essence aux conditions de la vie et de la société réelles, n’en sont pas moins le fait d’un groupe, le résultat d’un travail collectif, aussi inconscient, aussi objectif que la coutume ou le folklore.

La législation terroriste est si peu l’œuvre de théoriciens isolés, ou de politiciens concertés, que les principaux décrets de la Convention ne viennent bien souvent que consacrer le fait accompli :
tel est le cas
 de la loi des suspects (17 septembre 1793) appliquée par les sociétés de Pontarlier le 10 septembre, de Limoges le même jour, de Montpellier le 17, réclamée par celles de Valence le 3, de Castres le 17, etc. [3] ;
 des lois de maximum votées dans toutes les sociétés depuis plus d’un an, appliquées avant la lettre par la plupart ;
 de la socialisation de subsistances dont la Convention copia en novembre 1793 le plan tracé le 9 octobre par les sociétés du Midi [4], etc.

À tous les grands problèmes d’intérêt public, l’opinion sociale a sa réponse prête, ― aussi spontanée aussi naturelle, et bien plus nette et rapide que la réponse de l’opinion réelle ― toujours inverse d’ailleurs, comme sont inverses les conditions où elles se forment l’une et l’autre.

**Société de pensée contre société réelle

La question revient en somme à savoir qui des deux fera la loi. Mais c’est un conflit sans analogue, qu’il faut se garder de confondre avec les luttes de doctrines ou de partis, ― révolution contre réaction, ― raison contre dogme, ― liberté contre autorité. Il s’agit moins ici de savoir qui sera vainqueur, que sur quel terrain on se battra.
 Les sociétés de pensée ne sont pas le socialisme, ― mais le milieu où le socialisme est sûr de poindre, de croître et de régner, quand rien ne l’annoncerait, comme dans les loges de 1750.
 La société réelle n’est pas la révolution, mais le terrain où la révolution perdra, où l’autorité, les hiérarchies gagneront, quand tout serait révolutionnaire, hommes et lois, comme dans la France de thermidor an II, sitôt brisé le joug social des jacobins.

**Lois de pérennité de l’opinion sociale

On a souvent reconnu que l’opinion varie selon les conditions où elle se forme, la manière dont on l’interroge. Les mêmes hommes, tout égal d’ailleurs, opineront autrement
 en société, c’est-à-dire hors de contact du réel, sans autre but prochain qu’un vote à gagner, un auditoire à convaincre
 ou chacun à part, sur son fait, dans sa famille, devant sa tâche :

question de situation, non de doctrine ou de conviction.

Mais on s’en tient d’ordinaire à cette remarque banale, c’est-à-dire qu’en dépit des termes collectifs, peuple, opinion, etc., on ne veut considérer qu’un instant et un homme, jamais le groupe et la durée. Sans doute cet instant, cet homme sont quelconques : le fait est donc général. Mais ils n’en sont pas moins uniques, isolés : le fait n’est donc pas collectif. Il ne faut pas confondre tout le monde et le premier venu, toujours et n’importe quand.

Pour entrevoir la loi sociale, il faut songer
 que ce facteur inconscient de l’opinion ― la situation de l’opinant ― se maintient : la société est permanente ;
 qu’il en écarte tout autre : la société est fermée ;
 qu’il se renforce : la société se recrute et s’épure, assimile et élimine les hommes et les idées, toujours selon la même pente qu’il donne.

**Opinion sociale et opinion réelle

Et alors l’écart imperceptible pour un cas, sur point, devient un abîme ; le point de vue d’un instant devient une orientation, la loi d’un monde et d’un milieu. Un état d’esprit se développe, des relations s’établissent, une vie morale et intellectuelle se crée, qui sont autant d’énigmes pour le monde réel et se ramènent en somme à l’inversion originelle entre la société de pensée et la société réelle. Ne réussit dans la première que ce qui se parle, se communique comme tel, et quand ce ne serait rien ; ne s’impose dans la seconde, dans le monde de l’œuvre et de l’effort, que ce qui est comme tel, et quand ce serait inexprimable.

Sur laquelle des deux pentes sera placée l’opinion ? ou plutôt laquelle des deux opinions, la sociale ou la réelle, sera reconnue souveraine, déclarée peuple et Nation ? Telle est la question posée dès 1789, ― tranchée décidément à l’automne de 1793.

Du triomphe de l’opinion sociale à la Terreur

Le grand fait politique de cet automne est l’avènement officiel de l’opinion sociale.
Secrète dans les loges de 89, officieuse dans les clubs de 92, la force nouvelle n’admet plus alors de partage ; plus de peuple, d’opinion, en dehors d’elle.
 Les sociétés s’adjugent et exercent sans contrôle tous les droits limités dont le régime nouveau vient de dépouiller la masse des électeurs.
 Le peuple a perdu le droit d’élire ses magistrats aux dates et dans les formes légales ―, les sociétés prennent celui de les épurer sans règle et sans cesse [5].
 Il a été désarmé, systématiquement, jusqu’au dernier fusil de chasse ; elles s’arment.
 Bien mieux, formant des corps spéciaux, les « armées révolutionnaires », qu’elles épurent, dirigent, surveillent dans la guerre à « l’ennemi de l’intérieur » [6].
 Aussi bien n’ont-elles jamais été si nombreuses ― près de 1900 en janvier 1794, d’après le recensement du ministère de l’Intérieur [7], ― ni si disciplinées, unifiées que depuis la défaite du schisme girondin, ni si fréquentées que depuis la « peur » [8] de septembre, lors des arrestations de suspects.
On s’y réfugie comme dans l’église au temps du droit d’asile ― tout le reste est requérable, confiscable, emprisonnable à merci.

Ainsi, avant de changer de gouvernement, en 1794, la France a changé de peuple en 1793. Une force règne qui est bien idée, volonté collectivesopinion et peuple par conséquent, et non faction ni parti ― mais qui n’est pas l’opinion. Un peuple a pris la place du peuple, qui est plus étranger à ses instincts, à ses intérêts et à son génie, que les Anglais d’York ou les Prussiens de Brunswick.

Quelle merveille dès lors
 que la législation, faite à la mesure de l’un, soit pour l’autre une camisole de force,
 que le bonheur de l’un soit la Terreur de l’autre,
 que les lois nécessaires pour l’un soient impossibles pour l’autre ?

Les sociétés de pensée au pouvoir

Mais alors surgit la vraie difficulté : appliquer ces lois impossibles ― tâche redoutable imposée au petit peuple socialisé par sa conquête même. Il ne s’agit plus en effet, comme dans l’âge d’or des loges, de briguer les suffrages de la « république des lettres », de la cité des nuées, par d’inoffensives compositions morales ; ― mais bien de gouverner des hommes, de gérer des intérêts : or, l’opinion sociale et sa littérature ne sont pas faites pour cela. Au premier contact avec les choses, la raison des législateurs reçoit des démentis qui souvent ne se font pas attendre huit jours.

Par exemple :

 Les marchés se garnissent mal ; la Convention décrète le 11 septembre 1793 qu’on ne vendra plus le grain que là : à l’instant les marchés se vident tout à fait.
 Les denrées se faisant rares et chères, la Convention baisse, par décret du 29 septembre, les prix du détail, pensant que le gros va suivre sous peine de ne plus vendre : le gros garda, et en moins d’une semaine les boutiques étaient vides et le petit commerce à merci.
 La même loi, maximant la viande, maxime le bétail : aussitôt les herbagers abattent en masse, même les veaux de deux mois, même les reproducteurs et même le « maigrage », l’engrais des bêtes ne rapportant plus rien, et la Convention de revenir en toute hâte sur son décret pour sauver l’élevage (23 octobre).
 Mais alors les bouchers, qui restent maximes, ne peuvent plus acheter et cessent de tuer ; ce qui amène une crise de la tannerie, puis des écorces, puis de la cordonnerie, puis de l’habillement des troupes, sans parler de celle de la viande, plus violente encore que celle du pain (février 1794).
 Le 11 avril 1794, le Comité de salut public met en réquisition sur tout le territoire, pour Paris et les armées, le 8e cochon d’un an, qu’il confie à son maître en attendant livraison au maximum. C’est une opération considérable : il faut trier, recenser, marquer, puis organiser le payement, le rassemblement, la conduite, le dépôt, l’abat, la salaison, à grands frais de circulaires, d’inspecteurs et d’agents. Et quand, après des mois, le commissaire se présente, le cochon est mort ou mourant : forcé, mais certain, de le vendre à bas prix, son maître ne pouvait que perdre à le nourrir, et s’en est bien gardé. La République n’eut que des squelettes, trop tard d’ailleurs pour les saler : les chaleurs étaient venues.

Et ainsi de suite : toutes les entreprises de socialisation mènent à des impasses de ce genre. Si elles s’adressaient à des hommes, ces brutales leçons les feraient réfléchir : mais un phénomène social ne réfléchit pas. Celui-ci pousse son chemin de désastre en désastre, produisant une forêt de lois contre nature dont le succès dans les sociétés et le vote à la Convention sont aussi fatals, que leur exécution dans le pays est absurde ou impossible.

L’ancien gouvernement ministériel n’était pas armé pour une pareille tâche et succomba, entre ces deux nécessités contraires. Ce fut la crise anarchique de l’été de 1798, où chaque département, chaque ville, chaque intérêt tire à soi, et se moque d’un pouvoir qui n’est plus l’autorité morale et pas encore le despotisme social. Mais enfin le fédéralisme fut vaincu.

L’ordre révolutionnaire des sociétés de pensée

C’est que la cité nouvelle a ses moyens de règne, son gouvernement ― comme elle a son peuple ― aussi étrange d’ailleurs à sa manière : car l’ordre révolutionnaire vit tout justement de ce qui détruirait l’ordre réel. La force qui règne au Comité de salut public en l’an II n’est pas plus le prince, que celle qui s’insurgeait en 89 n’était le peuple.

L’opinion commune est que le chaos règne où règne l’anarchie au sens propre du mot, ― absence de toute autorité, celle d’un homme ou d’une doctrine. C’est une erreur : l’anarchie peut s’allier à l’ordre sous ses deux formes, unité de direction, unité d’opinion ; et la moindre société de pensée accomplit le miracle.

L’unité de direction réalisée par les cercles intérieurs

**La loi de sélection concentre le pouvoir effectif en un cercle restreint

En effet la loi de sélection et d’entraînement dont nous avons parlé n’agit que peu à peu : le « progrès des Lumières », la conquête de l’homme réel par l’homme social, comporte bien des degrés et des étapes,
 depuis la socialisation intellectuelle du « philosophe » de 89,
 morale du patriote de 92,
 jusqu’à la socialisation matérielle du citoyen de 93.

De là, entre les frères, des différences de zèle et d’aptitude : sur 100 inscrits, il n’en est pas 30 réguliers, pas 5 efficaces ; et ceux-là sont les maîtres de la société ; ce sont eux
 qui choisissent les nouveaux membres et déplacent ainsi à leur gré la majorité,
 qui nomment le bureau, font les motions, dirigent les votes, sans à-coups, sans atteintes aux principes, ni reproches des confrères car les absents sont censés adhérer,
 et n’a-t-on pas cent moyens honnêtes d’écarter un gêneur ? Il suffit d’un peu d’entente pour le rebuter. Le pis que puisse faire un indépendant isolé est de se retirer dignement.

**Le système occulte des cercles intérieurs

Ainsi se forme d’elle-même, au sein de la grande société, une autre plus petite, mais plus active et plus unie, qui n’aura pas de peine à diriger la grande à son insu. Elle se compose des plus ardents, des plus assidus, des mieux au fait de la cuisine des votes. Chaque fois que la société s’assemble, ils se sont assemblés le matin, ont vu leurs amis, arrêté leur plan, donné leur mot d’ordre, animé les tièdes, pesé sur les timides. Comme leur entente date de loin, ils tiennent en main toutes les bonnes cartes : ils ont maté le bureau, écarté les indépendants, fixé la date et l’ordre du jour. La discussion est libre, certes, mais le hasard de cette liberté bien réduit et les coups de tête peu à craindre de la part du souverain : la volonté générale est libre, comme la locomotive sur ses rails.

Ce système a un nom. C’est celui que nos maçons du dix-huitième siècle appelaient le système des ordres intérieurs ; les politiciens anglais d’aujourd’hui, celui des cercles intérieurs (inner circles). Il repose sur celle loi de la pratique sociale que tout vote officiel est précédé et déterminé par une délibération officieuse, tout groupe social permanent, tout peuple est profane par rapport un groupe « initié » plus restreint, plus uni, plus clairvoyant.

Telle est l’origine du pouvoir nouveau et de tout un ensemble de méthodes politiques, dont l’inventaire a été fait dans des ouvrages connus [9] : c’est l’« art royal » de nos francs-maçons, la science des manipulations électorales des démocrates américains, méthodes communes en ceci qu’elles agissent sur la matière électorale d’une manière inconsciente, mécanique : de là les noms de machine, de machinisme donnés au système et à ses recettes, de tireurs de ficelles (wire-pullers) aux agents des cercles intérieurs, secrétaires, chefs de correspondance, de comités. C’est grâce à ces méthodes que s’accomplit ce miracle : l’ordre social assuré, sans atteinte aux principes anarchiques ; une orthodoxie fondée sans foi ; une discipline établie sans loyalisme.

L’unité d’opinion réalisée par le procédé du fait accompli

**Manipulation par le procédé du fait accompli

Pour assurer l’unité de pensée sans dogme ni credo, la règle est de ne jamais aborder le sujet qu’au nom d’une décision collective déjà prise.

C’est le procédé du « fait accompli » des praticiens anglais, la grande recette des patriotes lors des mouvements de 1788, par exemple :
 pour entraîner l’adhésion d’une province à telle motion de la machine, on attaque les villes une à une, en commençant par celles dont on est sûr, ― et pesant sur les autres au moyen des adhésions acquises.
 Le même travail de boule de neige sert au-dedans de chaque corps de ville pour entraîner l’un par l’autre les corporations et métiers qui y députent.
 Il fit tous les frais des élections de 1789 que la complication du règlement rendait impossibles, sans les impulsions de la machine.
 Il passe à l’état d’institution de l’an II, où tel agent national adresse à soixante communes récalcitrantes des circulaires ainsi conçues : vous êtes la seule à résister.

Aussi bien la nature même des lois impossibles ne permet-elle pas d’autre argument que celui-là, qui coupe court à des objections trop faciles.

**Le procédé du fait accompli ou l’imposition du dogme du jour

Il fonde une orthodoxie d’un nouveau genre : la « conformité », la « régularité », qui se distingue de l’ancienne ― du dogme religieux par exemple ― en ce qu’elle n’admet pas de tempéraments, tels que l’écart de la lettre à l’esprit, de la règle au fait : c’est l’adhésion implicite, brutale, à des formules eut and dried, disent les praticiens anglais, c’est-à-dire prêtes à servir comme des quartiers de salaisons : trop nombreuses et précises en effet pour permettre, trop actuelles pour souffrir la moindre discussion.

Par contre cette rigueur de forme est sans compensation : car le dogme est relatif, change, « évolue » avec les votes. Puis il est littéral, impose une attitude, un langage, nullement une conviction : « lié » au-dehors, le frère est libre au-dedans.
Tels furent les cahiers de 89, ces chefs-d’œuvre de littérature eut and dried pareils jusque dans leurs phrases.
Telles les mille démarches si précises et unanimes du « peuple » pendant la lutte qui suivit, jusqu’au triomphe du système en 93.

On reconnaît l’idée démocratique de la loi ― conception purement formelle, que nous devons beaucoup plus à la pratique des sociétés qu’aux théories de Jean-Jacques : c’est la volonté générale, la chose votée, la contrainte sociale, comme telle, sans examen ni contenu ― le dogme sans la foi.

Aussi bien l’argument du fait accompli est-il l’argument social par excellence : l’opinion des autres ― le seul qui soit pur de tout alliage de conviction personnelle. Contredit par les motifs personnels quels qu’ils soient ― depuis la conscience de l’homme du bien, jusqu’au verre de vin de l’ivrogne ― il assure au cercle intérieur tous les votes sans motif : l’appoint de l’ignorance, de la sottise et de la peur.

**Les conditions de réussite du procédé du fait accompli

L’argument ne rend, l’appoint ne croît qu’à deux conditions

 du côté du cercle intérieur, le secret. Une opinion ne s’impose comme celle de tout le monde que si on la croit soutenue par n’importe qui. Pour tirer les ficelles, il faut les cacher : la première règle pour diriger mécaniquement un groupe de votants est de s’y perdre ; le motionnaire sera un citoyen ― la claque sera dispersée dans l’assistance. Veut-on tuer la vie sociale en 91 ? On exige la garantie des signatures, qui découvre le cercle intérieur (décret des 10-18-22 mai) ; au contraire, veut-on donner aux sociétés l’avantage sur les corps constitués ? On force les corps ― et non les sociétés ― à signer individuellement, à délibérer publiquement (décret du 2 septembre 1792). La signature garantie, il n’y a plus de secret, dès lors plus de machinisme possible. « Les agitateurs, sachant qu’il faudra signer, craindront alors d’être connus » [10] ; car « quand on connaît les chefs de la révolte, elle cesse à l’instant » : dans toute société, ce sont ceux « qui se cachent derrière la toile » [11] qui font tout.
Ainsi non seulement le nouveau pouvoir n’est pas l’autorité, peut se passer d’être reconnu comme maître légitime, mais il périt s’il est seulement connu ; le fait, en démocratie, est d’accord avec le principe : il n’y a pas de maître, sous ce régime, pas même de représentants ni de meneurs. Le peuple est libre.

 Et la seconde condition nécessaire au jeu de la machine est cette liberté même du souverain, pour peu qu’elle dépasse la limite bien restreinte où il est capable d’en user : c’est-à-dire toujours, dans la nouvelle république, ― qui supprime cette limite par principe : le peuple décide tout entier, de tout, sans cesse. Or, le temps matériel de discuter ferait défaut, si les connaissances nécessaires ne manquaient déjà, et aussi le loisir : il faut bien alors que l’action de la machine et l’argument du fait accompli viennent tenir lieu de débats impossibles. Ainsi le jeu du cercle intérieur est bien simple, c’est d’accroître cette liberté de principe qui lui est si utile. Tout ce qui la borne le gêne : autorités d’une doctrine ou d’un maître, ― force des traditions ou de l’expérience, ― limites légales, limites physiques même du droit de discussion : le peuple fait-il encore mine de délibérer tout de bon ? c’est qu’il n’est pas assez libre : on charge l’ordre du jour, on élève la discussion jusqu’aux nues philosophiques ― on l’abaisse aux derniers détails administratifs (le grand et le petit ordre du jour des Jacobins) ; on y convie les illettrés, fût-ce à prix d’argent (les 40 sous de Danton) ; on multiplie, on prolonge les séances (la permanence) : vers dix heures du soir, la salle se vide ; les plus indépendants, compétents, occupés, consciencieux, sont partis : c’est l’heure de la machine.

Ici paraît le côté pratique des idées dites « généreuses », de l’optimisme démocratique, qui prête au peuple toutes les vertus et lui donne tous les droits. Pour un vrai démocrate, la meilleure garantie contre l’indépendance de l’homme, c’est encore la liberté du citoyen. Le secret de l’ordre nouveau est dans cette naïve parole de Gambetta, gravée sur le monument du Carrousel : « Maintenant nous savons que le suffrage universel, c’est nous. »

Il est vrai : le suffrage universel, c’est eux. Seulement, il n’est même pas nécessaire qu’ils le sachent et se le disent. Car ils seront toujours là, du fait du régime même, dont ils sont les produits nécessaires, non les auteurs. La liberté conçue, il faut que l’autorité reconnue disparaisse ― c’est-à-dire que le peuple délibère en permanence, sans maître, ni élus, ni commis : c’est la société de pensée. La société fondée, il est fatal qu’un cercle intérieur se forme qui la dirige à son insu. Où la liberté règne, c’est la machine qui gouverne.

**L’ordre révolutionnaire ou l’écrasement de chaque conviction personnelle isolée, par la méthode du fait accompli

Tel est l’ordre révolutionnaire, irréfutable comme la logique, assuré comme la faiblesse humaine, qui est toute sa force : à la foule des adhérents, en effet, il ne demande rien, que de se laisser faire ; aux « tireurs de ficelles » des cercles intérieurs, rien, que déjouer sans scrupule du « fait accompli », de veiller au maintien de la conformité sociale, en concentrant sur chaque conviction personnelle, isolée par la liberté, le poids des adhésions passives recueillies par la machine.

Il n’est pas de besogne plus facile que cette police des opinions : pas un meneur de loge, de cercle ou de syndicat qui ne s’en acquitte à merveille. C’est une pure question de relations officieuses, de fiches et de pointages. Le travail ne suppose ni l’ascendant moral du chef, ni les connaissances techniques de l’administrateur, ― pas même le tempérament de l’orateur : et la délicatesse de l’honnête homme gênerait. L’activité la plus basse et la plus grossière, celle de la passion et de la peur, ce qu’on appelle en 93 l’« énergie », suffit ici, sans plus. Gambetta avait raison, et la foi en la démocratie n’est pas un vain mot : « ils » ne lui manqueront pas et sont là, sûrs de régner, sous la liberté.
Tel est le principe de l’ordre nouveau.

Des sociétés de sociétés de pensée au mondialisme

Il est évident que tout ce que nous venons de dire d’une société d’individus s’applique à une société de sociétés, à un « ordre », disent nos francs-maçons. Les proportions changent, non les rapports, et la pente est la même. Les sociétés d’un ordre sont égales et libres en principe comme les frères d’une société, inégales en fait comme eux aussi. Comme eux, elles s’unissent, se fédèrent, organisent une correspondance : et aussitôt un centre se forme qui agit sur la circonférence, comme le cercle intérieur sur la société : mécaniquement. Sans doute ce pouvoir de fait ne s’établit pas d’abord ni sans lutte : il fallu sept ans au Grand-Orient pour se constituer (1773-1780), quatre à la société mère de la rue Saint-Honoré pour tuer ses rivales et épurer ses filles. On peut même dire que tout centre social est en lutte permanente contre le fédéralisme de la circonférence. Mais la victoire de l’indivisible est certaine contre les dissidents isolés.

Le centre régnant, l’unité faite, la machine est achevée. Tel est le Grand-Orient en 1785, avec ses 800 loges, la Société des Jacobins en 1794, avec ses 800 filles. Cette machine est assurément l’instrument de pression le plus redoutable et le plus étendu qui soit : car il n’a pas de ressort limité comme les sociétés réelles ― une nation, un corps ― qui durent ce que dure la réalité morale ― idée, instinct de race ― qui les crée, les soutient.

Plus les sociétés sont nombreuses et lointaines, plus augmente la masse d’inertie dont, dispose le centre. Son action de fait, qui s’exerce au nom et par les moyens de la société tout entière, grandit avec elle, tandis que le pouvoir de résistance des individus n’augmente pas.

On voit que le rêve d’unité humanitaire, qui d’ailleurs est né dans les sociétés de pensée, n’est pas, là du moins, si vain : un tel pouvoir n’est pas seulement de nature à s’imposer à une nation. Si jamais le gouvernement de l’humanité doit tomber dans les mêmes mains, ce sera dans celles de meneurs sociaux.

Naissance d’un nouveau type de pouvoir au sein de la Convention

**Du besoin d’un pouvoir pour assurer l’exécution de lois impossibles

Ainsi, dans la cité nouvelle, l’ordre est assuré ― et pourtant les principes anarchiques sont saufs. Bien mieux, l’ordre est grandi par l’anarchie elle-même. Le même phénomène social qui produit les lois impossibles, fonde le seul pouvoir qui en assure l’exécution.

Ce pouvoir régnait de tout temps au sein du petit peuple des sociétés. Une loge, un club, une société populaire, ne se gouvernent pas autrement. Mais ce monde-là n’a de contact ni avec les masses, ni avec les réalités. Sur l’ensemble du pays, sur les affaires et la vie réelle, la démocratie n’agissait encore qu’indirectement, par le moyen des gens en place, ses créatures, ― du gouvernement, son instrument.

L’apparition des lois impossibles et de leurs conséquences ― la disette et la crise anarchique de 93 ― vint déconcerter les uns, briser l’autre. Il était clair que la carcasse même de l’ancien gouvernement devenait un obstacle au nouveau, fut-elle aux mains d’humbles valets de la démocratie, un Bouchotte, un Gohier, un Paré. Les institutions même, à défaut des hommes, entravaient l’œuvre de socialisation. Il fallait approprier les Méthodes aux doctrines, placer dans le gouvernement même l’impulsion révolutionnaire ― parti désespéré, révolution nouvelle, aussi profonde que celle de 89, mais imposée cette fois par la loi de la démocratie aux jacobins eux-mêmes, qui suivent à leur corps défendant, sans voir devant eux.

**La Convention se dote d’un organe étrange : le Comité de salut public

Rien de plus curieux à cet égard que les efforts de la Convention pour définir le rôle du Comité de salut public, dans la séance du 1er août 1793, notamment. À première vue, Danton paraît être le champion de la réforme. Il prodigue au Comité les millions et les pouvoirs ― seulement, n’y entre pas : « Je conserverai, dit-il, ma pensée tout entière, et la faculté de stimuler sans cesse ceux qui gouvernent. » C’est qu’il en est resté à l’ancien jeu de 92, au vieux mannequin ministériel qu’il rhabille, il est vrai, cuirasse au besoin contre le pays, assouplit encore aux mains des démocrates ― mais en somme conserve, aux mots près.

Robespierre prend l’attitude inverse : il entre au Comité, lui qui n’avait voulu être ministre ― mais refuse les largesses de Danton. Pas de millions ; que les ministères les gardent ― sous l’œil du comité, il est vrai. Pas de pouvoirs même ― du moins au sens réel, effectif du mot : rien qu’un droit de contrôle. Le Comité n’administre pas ― voilà le principe du nouveau règne, sans cesse violé, mais sans cesse repris jusqu’à Thermidor et tant que domina l’esprit de la Révolution ― principe légitime, certes ― les maîtres du petit peuple ne sont pas faits plus que ses lois pour régner sur le grand. S’ils dominent dans le monde de l’opinion sociale, c’est pour des talents, par des moyens, qui dans le monde réel sont des non-valeurs ou des tares. De là ce souci d’épargner toute charge, tout contact même avec les affaires, au fantôme qui va régner. Aux ministères, l’argent, les fonctionnaires et les soldats ―, le travail, les comptes et les responsabilités ; ― au Comité, la surveillance.

Mais qu’est-ce à dire ? Peut-on surveiller sans comprendre ? Commander sans connaître ? ― Danton se tait, la Convention saisit mal, et Robespierre exige sans expliquer. Il avait raison pourtant, la suite le prouve ― et aussi l’étude de l’organe central et caractéristique du nouveau régime, qui, à ce moment même, se constituait au sein du Comité de salut public : nous voulons parler du bureau de surveillance de l’exécution des lois, formé en juillet 1793, ― tout puissant en février 1794, lors de l’apogée du gouvernement révolutionnaire, paralysé par le coup d’État du 9 thermidor, ― sa correspondance cesse le 11, ― enfin démembré, c’est-à-dire détruit, par le décret du 17 fructidor suivant.

Le pouvoir bureaucratique du Comité de salut public

**Les fonctions originelles

Ses origines sont modestes. Le secrétariat du Comité - comme ceux de tous les organes d’exécution - avait trois fonctions principales :
 enregistrer les pièces à l’arrivée,
 les distribuer aux services compétents,
 constater au départ la réponse faite, la marche suivie.

Prise en soi, et sous un régime normal, cette dernière fonction de contrôle est la moindre des trois, une simple formalité pour éviter les redites et doubles emplois. Mais sous le régime des lois impossibles, au fort du conflit contre la démocratie et le peuple, entre la société de pensée et la société réelle, rien ne se fait plus que par la terreur : la paresse naturelle des bureaux se changerait en paralysie, si l’on s’en tenait aux moyens ordinaires de gouvernement ; et l’exécution des lois devient le grand souci du pouvoir, ― la « surveillance de l’exécution » sa plus lourde tâche.

**La fonction « surveillance de l’exécution »

Cette fonction nouvelle produit un curieux organe ― le bureau d’exécution ― dont le plus important spécimen se trouve, cela va s’en dire, au Comité de salut public, mais dont la commission des subsistances dès la fin de décembre 1793, la commission d’agriculture en mai 1794, et en général les administrations les plus socialisées, présentent des exemplaires intéressants.

C’est une sorte de double du service en question, qui en reproduit les subdivisions, mais comme une maquette copie son modèle : pour l’œil, non pour l’usage. Son rôle n’est pas de conclure, ni d’étudier, ni même de classer les affaires. Il n’a ni l’autorité, ni la compétence ― et n’est là que pour constater, au jour le jour, les résultats acquis, et aussi les révoltes et les défaillances incessantes dans le labeur contre nature de la socialisation. Son travail, dit une note qui émane de lui-même [12], « consiste à suivre graduellement l’exécution, non pour savoir comment elle s’est faite, mais seulement si elle s’est faite ». ― « Ce bureau, dit un Mémoire de mai 1794 [13], doit se considérer comme l’œil de la commission, et ne doit pas se permettre d’action directe. Il instruira le bureau de correspondance des inexécutions d’ordres, et celui-ci proposera à la commission les lettres pour stimuler les parties négligentes. » Ainsi l’exécution ne doit même pas corriger les fautes qu’elle relève. Il ne s’agit pour elle ni de commander, ni d’administrer, ni même de correspondre.

Tout son travail consiste à dresser des « états d’exécution », c’est-à-dire des tableaux synoptiques fixant pour chaque décade le degré d’exécution d’une opération donnée dans les divers districts, s’il s’agit d’une mesure générale, des tableaux chronologiques par colonnes donnant la date, l’analyse, la suite, etc., de chaque décision, s’il s’agit d’arrêtés particuliers [14]. C’est en vue de ce continuel pointage qu’on institue en février 1794 la « correspondance décadaire » ― compte rendu par les autorités locales, d’après un questionnaire uniforme, tous les dix jours, de l’exécution des lois.

Pour combler les lacunes de cette correspondance, l’exécution tient, depuis le 1er février, une correspondance spéciale, dont toutes les pièces ont même objet, même teneur, et bientôt même forme : ce sont les lettres dites « expéditives... » rédigées sur papier à trois colonnes, l’une pour la date de l’acte à exécuter, la seconde pour son analyse, la troisième pour le compte d’exécution [15].

Tel est le plan de cette curieuse machine à gouverner, qui marche toute seule, comme le canard de Vaucanson. Point d’hommes là-dedans, ni de maniement des hommes, ni même de connaissance des affaires. Tout se fait par des rouages automatiques et revient à régler du papier : les comptes d’exécution arrivent au bureau central, se classent, se comparent, se détaillent et répartissent par matières, par régions, dans des casiers tout prêts : l’ « état d’exécution » est fait ― et par suite la tâche du pouvoir tracée : c’est d’achever les tableaux, de combler les vides.

Les méthodes de société de pensée du Comité de salut public

**Un pouvoir de bureau suscitant mécaniquement la soumission avec l’argument du fait accompli

Ce baromètre de la conformité sociale est assurément l’instrument le plus mécanique et passif : on n’en peut imaginer de moins compatible avec les attributs consacrés du pouvoir ― l’autorité du chef, la compétence de l’administrateur. Et pourtant, c’est bien là le maître rouage de la machine, le centre et le lien de l’indivisible. Bien mieux, c’est aux méthodes de ce bureau qu’il faut revenir si l’on veut comprendre l’esprit des pouvoirs nouveaux : et chacun d’eux ne reste révolutionnaire que s’il imite, dans son domaine, le bureau d’exécution et résiste à la pente naturelle qui le ramène à administrer effectivement.

C’est à lui en effet qu’appartient l’office de mettre en jeu la force du régime nouveau, de l’État socialisé.

Cette force n’est pas l’attrait d’une doctrine, mais le poids d’un fait : la soumission des autres. On reconnaît « l’argument du fait accompli », l’argument social par excellence, qui s’autorise de l’opinion commune, comme telle, sans se mettre en peine des doctrines ou des intérêts qui peuvent la fonder.

Il ne s’adresse ni au cœur ni à l’intelligence, mais seulement à des forces passives, depuis l’esprit moutonnier jusqu’à la peur. Ceux-là lui sont acquis, qui obéissent parce que la foule obéit, ou parce qu’ils le croient ; et c’est cette masse d’inertie qu’il canalise et concentre, pour le faire peser sur les résistances isolées.

Le système est avantageux pour les dirigeants, qu’il dispense de droits, de talents, même de popularité.

Il est irrésistible pour les gouvernés, à deux conditions :
 qu’ils soient « affranchis », au sens négatif et démocratique du mot, c’est-à-dire parfaitement dissociés, isolés les uns des autres, dès lors sans défense contre l’argument du fait accompli.
 Puis, que cette masse désagrégée soit homogène, également distribuée dans des casiers uniformes, pour que l’arithmétique politique de la surveillance s’exerce sur des unités de même ordre.

Or, on sait que ces deux conditions, essentielles au travail des sociétés de pensée, avaient été réalisées dans le pays par la première révolution, celle de la liberté : la place était donc prête pour la seconde, celle de l’ordre, et la machine que nous avons décrite pouvait entrer en jeu.

La fonction de son maître rouage consiste en effet à faire ressortir à chaque moment, sur chaque question, contre chaque dissidence, l’argument du fait accompli. Les tableaux et pointages n’ont pas d’autre objet. C’est là le secret du système ― le seul qui puisse assurer l’union sans détruire la liberté.

Et justement les lois socialistes venaient lui donner une force nouvelle, et ajouter à l’argument de la conformité, déjà si puissant sur des isolés, une contrainte plus directe encore. Elles ont en effet cette particularité que toute infraction qui leur est faite non seulement profite au coupable, mais charge visiblement les innocents.
 Si le maximum s’exécute mal dans un district, et qu’on y vende plus cher que la taxe, les denrées y affluent des districts voisins, plus obéissants, où la disette augmente d’autant.
 Il en est de même des réquisitions générales : tout ce que ne porte pas l’un, tombe à la charge de l’autre ; des recensements : tout ce que garde l’un qui cache, est pris à l’autre qui déclare ;
 des répartitions : tout ce que l’un consomme outre sa ration, est pris sur le nécessaire de l’autre, etc.

**La fraternité républicaine ou l’ordre fondé sur la délation du voisin

Toutes les lois de socialisation prêtent à la même remarque : liant, matériellement, les citoyens entre eux, elles les divisent moralement. C’est le principe de la fraternité républicaine ― question de situation, bien plus que de mœurs et de principes. La force des choses fait de chaque citoyen l’ennemi naturel, le surveillant de son voisin. Pendant les dix mois de la Terreur, la France tout entière donna, de district à district, de commune à commune, d’homme à homme, le spectacle de cette guerre entre forçats de la même chaîne, qui est d’ailleurs, nous le verrons, aussi bien la condition que l’effet de l’ordre socialisé : la haine universelle a son équilibre, comme l’amour son harmonie.

La conséquence inattendue de cet état de choses fut d’épargner au gouvernement la peine de recourir à la contrainte armée ― alors même qu’il semblait en avoir le plus besoin, et que la Terreur redoublait : nécessaire en novembre, pour arracher leurs grains aux paysans, l’armée révolutionnaire devint inutile en mars et fut licenciée. C’est que chaque district, chaque commune même, affolé par la famine, organise à son compte, chez son voisin, les razzias nécessaires à l’exécution des lois sur les subsistances : le gouvernement n’a plus qu’à permettre et à laisser faire. Il lui suffit désormais, contre la révolte de chacun, de la misère des autres. C’est d’après le même principe qu’à partir de mars le Comité de salut public fait recenser les grains d’un district par des commissaires d’un autre ; qu’il n’envoie en mission, dans un département, que des représentants d’un autre, etc. Il y a là tout un système de gouvernement par l’intérêt, la surveillance, la haine d’autrui, dont il serait facile de multiplier les exemples, et qui peut se résumer d’un mot : le gouvernement de l’étranger.

On voit maintenant quelles facilités et quelle importance cet ordre nouveau donne à la surveillance de l’exécution. Si le coupable n’a plus à compter avec les maîtres de sa conscience, ― sa foi, son loyalisme, Dieu et le roi, ― il a tout à craindre des témoins de sa conduite, et ne peut plus faire fond sur son isolement, sur l’indifférence des autres, puisqu’il leur cause un tort immédiat, évident. Le pouvoir est donc assuré d’avance d’une assistance effective et constante de la collectivité, surveillance et main-forte lui sont garanties contre l’incivisme et il lui suffit de constater et de dénoncer, pour déchaîner contre l’égoïsme de chacun l’égoïsme de tous. C’est cela même ― la passion bridée par la peur ― que l’on nomme, sous la démocratie sociale, la vertu : on ne peut dire que ce soit le mal, puisque l’acte coupable n’a pas lieu. Mais c’est quelque chose de pis.

Telle est dans son essence la fonction du bureau de surveillance de l’exécution, fonction sans précédent et spéciale au régime. Encore une fois, ce bureau ne gouverne, ni n’administre : c’est le plus nul ― mais c’est en même temps le plus essentiel des rouages de la machine, ― l’organe sociale par excellence, le centre et l’âme de l’indivisible : son action s’affirme avec celle du régime même. D’abord domestique, restreinte à la surveillance intérieure des ministères, elle devient nationale et universelle au printemps de 1794, quand les ministères disparaissent et que la socialisation s’étend à tous les domaines, embrasse jusqu’au moindre district. Nous exposerons au dernier volume de notre ouvrage les étapes de ce progrès, qui sont l’histoire même de la Terreur. Les indications qui précèdent suffiront à expliquer l’objet et les bornes de notre recueil.
[...] (détails d’archives)

La démocratie, régime de l’uniforme et de la centralisation

Nous avions d’abord entrepris ce recueil pour nous-mêmes, à l’occasion d’une étude locale, qu’il nous fallut abandonner, faute de notions suffisantes du plan et des méthodes du pouvoir central. Nous le publions sous les auspices, et grâce au concours de la Société d’histoire contemporaine, persuadés que son utilité se fera sentir à d’autres qu’à nous, car elle tient à la nature même de l’objet considéré : le phénomène démocratique.

L’histoire locale se suffit à elle-même, tant qu’il s’agit de l’ancien ordre ― personnel pour les sujets, plus encore que pour le maître ; ordre divers, par essence, qui gouvernait provinces, cités et corps, chacun selon son esprit, son passé et sa loi, qui comptait autant de constitutions différentes que de villes, et ne nommait la liberté, le peuple, qu’au pluriel. Mais la démocratie doit s’interdire cette variété : elle est par nature le régime de l’uniforme, du niveau. C’est là, pour elle, une nécessité d’ordre matériel d’abord, car, ne commandant plus, elle administre davantage. Or, point d’administration possible sans uniformité. l’uniformité est la première loi du travail qui a commencé par le lotissement départemental de 1790, et fini par la socialisation radicale de l’an II ― ce triomphe de l’administration, qui substitue, jusque dans la vie économique et la vie privée, la règle commune au ressort personnel, la formule légale à l’initiative. Soumise à ses cadres impersonnels, la foule humaine apparaît vraiment matière, c’est-à-dire force motrice homogène et indéterminée, ne prenant figure, direction, emploi, que de la machine qu’elle fait mouvoir : quelque chose comme la vapeur dans une locomotive.

Il est clair qu’un tel régime ne peut se donner le luxe de varier ses mesures et ses moyens selon les gens et les lieux. Plus les rouages sont compliqués, et plus la matière électorale ou contribuable doit être dissociée, ductile, homogène. Le grand zèle d’égalité de l’an II vient sans doute beaucoup moins des rancunes de la foule que des nécessités du pouvoir : c’est du jour où le maximum et la réquisition mettent le grain du dernier village, le bilan du moindre détaillant, sous la haute main des bureaux de Paris que se sent l’insuffisance du nivellement de 90, et que s’impose celui de l’an II, qui réduit des quatre cinquièmes l’élément administratif. “L’indivisible”, en étendant et compliquant son action, devait resserrer d’autant ses cadres et son plan.

Et c’est là, en même temps, pour lui une nécessité d’ordre moral, imposée au jeu de la démocratie dès ses origines philosophiques, s’il est vrai, comme nous l’avons montré, que le grand secret du centre, son seul souci soit de faire jouer l’argument du fait accompli, de maintenir la conformité, par un incessant travail de surveillance et de pression. Il est clair que ce travail suppose un terrain nivelé, des éléments bien pareils.

Aux mille physionomies diverses de l’ancienne France, que le pouvoir personnel connaissait chacune par son nom, il fallait imposer l’uniforme administratif, pour que devint possible l’encasernement de l’an II, ― il fallait numéroter les villes, lotir les provinces, équarrir la nation.

Quelques réflexions sur le travail de l’historien

Mais s’il en est ainsi, une tâche nouvelle s’impose à l’historien il lui faut dégager des faits, établir en lui-même ce plan d’ensemble désormais si efficace, ce système métrique de l’action jacobine, partout déterminant, partout semblable à lui-même, quoique partout déformé et faussé par l’inertie ou la révolte. Chaque fait démocratique est un produit de deux facteurs, l’un constant, l’impulsion du centre, l’autre variable, la réaction locale ou personnelle. Il ne suffit plus, pour expliquer, de raconter exactement : il faut encore faire sa part à chacun des composants, doser l’alliage. Le même fait ― par exemple la levée en masse d’un village pour salpêtrer, en mai 1794, ou encore le “don volontaire” de ses chemises par une société populaire, en mars ― attesté par les mêmes textes, dans les mêmes termes emphatiques, peut s’expliquer aussi bien par la terreur, si l’action du centre prévaut ― que par l’enthousiasme, si c’est l’initiative personnelle ; voire même, entre ces deux extrêmes, par tous les moyens termes qu’on voudra ― toutes les traductions sont bonnes, sans changer une virgule aux textes ; et chaque historien prend celle qui flatte ses sentiments ― hostiles, favorables ou neutres. C’est le triomphe de la passion politique, qui là seulement peut se permettre des précisions, se donner des airs de science, sans rien rabattre de ses partis pris ― le désespoir de l’effort sincère, qui entasse détail sur détail, sans approcher de la vérité.

Pour sortir de l’impasse, apprécier le fait, ― la résultante, ― il faut départir les deux composants ; et le seul moyen de les départir est d’isoler celui des deux qui se retrouve partout le même, en prenant un champ d’étude assez large pour saisir en un point le trait qui se déroberait en un autre, et éliminer les circonstances locales : travail assez simple s’il s’agit de la démocratie officielle de 1794, qui imprime et publie ses décisions, ― plus délicat pour l’action officieuse de 1791, ou secrète de 1788, ― mais toujours soumis à cette règle essentielle ― de ne jamais se contenter, au centre, de la déclaration de principe, ― discours, manifeste ou loi ―, à la circonférence, du fait brut. La première n’est qu’une intention déclarée, qui n’apprend rien de ses suites, si clairement qu’on l’expose ; le second n’est qu’une résultante, qui ne révèle pas ses causes, nous venons de le dire, si nettement qu’on la détermine.

L’instrument de travail que nous proposons n’est ni un recueil de lois, ni une série d’exemples locaux : mais un plan d’action, général comme les premières, effectif comme les seconds.
À vrai dire, les pièces de ce recueil ne marquent que les très grandes lignes de l’action révolutionnaire. Pour achever l’édifice, il faudra rassembler :

1° les circulaires adressées aux divers agents, dont chaque opération supposait la mission ―, depuis la descente des cloches jusqu’à la coupe de la bourdenne, et depuis le dessèchement des étangs jusqu’à la levée du huitième cochon, ― travail bien plus difficile que le nôtre car les correspondances de ce genre n’étaient pas plus souvent versées aux fonds les départements que ne le sont aujourd’hui celles des fonctionnaires d’État ;

2° dans ces fonds mêmes, les circulaires adressées aux administrations locales par les préposés aux diverses subdivisions administratives : les quatre régions de la police, les quatorze arrondissements des subsistances, les vingt-trois divisions militaires, les onze inspections du salpêtre, celles des fourrages, celles de la viande, etc.

Alors enfin se dégagerait dans son unité et sa symétrie l’architecture de l’indivisible ; et alors seulement donnerait tout son fruit l’effort de l’histoire de fait, et deviendrait possible, dans chaque cas, entre l’action du centre et la réaction locale, un départ assez sûr pour doser leur alliage et lui ôter ce caractère équivoque qu’aucune précision matérielle ne lui fera perdre.

Tout notre espoir est d’être corrigés, complétés, c’est-à-dire continués ― et de voir la force des choses imposer le plan de travail que le bon sens paraît indiquer.


[1Les Actes du gouvernement révolutionnaire (23 août 1793 - 27 juillet 1794), Par Augustin Cochin et Charles CHARPENTIER, dont les pages suivantes forment l’avant-propos.

[2La Revue française du 22 septembre 1912.

[3SAUZAY, Persécution révolutionnaire dans le Doubs, 1869, t. V, p. 2. - Archives départementales de la Haute-Vienne, Hérault, Drôme et Tarn : série L, registres des sociétés.

[4Voir p. 244, no 118

[5L’investiture de ce droit fut l’objet principal des missions de l’été, unique de la mission du 29 décembre ; ― le rôle des représentants se bornant en général à présider la société pendant le travail ― à ratifier ses choix après. S’il leur arrive, surtout en l’an II, d’épurer la société elle-même, ce n’est pas de leur chef, mais d’après les volontés d’un « noyau » plus pur et agréé de Paris.

[6Archives de la guerre, subdiv. de l’Ouest, carton de l’Armée révolutionnaire : état joint à la lettre du ministre de la Guerre du 20 octobre 1793 ; cf. lettre de Paris du 3 octobre (pour l’épuration de l’état-major par les Jacobins de Paris). Registres des sociétés de Limoges (7 nov.), Valence (28 sept.) Montpellier (13 sept., 14 oct. et s.), Lons-le-Saulnier (8-10 déc. et s.), Castres (17-22 oct. et s.), Dijon (28 nov. et s.). Ce dernier registre nous donne tout le détail du travail : formation du « noyau » de l’armée révolutionnaire, épuration des sujets présentés par ce noyau, etc. (Archives de la Haute-Vienne, Drôme, Hérault, Jura, Tarn, Côte-d’Or.)

[7A. N., reg. Fie 548.

[8Ce terme est employé dans une lettre de la société de Saint-Yrieix à celle de Limoges, du 5 février 1794 (Archives de la Haute-Vienne, L..824).

[9M. OSTROGORSKI, La démocratie et l’organisation des partis politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1903, 2 vol. in-80. - James BRYCE, The American Commonwealth, New York, the Macmillan. Company ; London, Macmillan and Co Ltd, 1907 (Third édition, 2 vol. in-80).

[10Bourdon de l’Oise à la Convention, 19 oct. 1794.

[11Moniteur, 7 nov., 27 sept. 1794, p. 205, 30.

[12Note du 30 mai 1794. A. N., BB30 30.

[13Commission du commerce - projet d’organisation, A. N., DXLII 9.

[14A. N., Justice, BM 30.

[15Archives de l’Aube, L m 11/531.