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Le militarisme fléau révolutionnaire, par Monseigneur FREPPEL (janvier 1889)

Guerre totale et service militaire signes d’un recul de civilisation

dimanche 17 août 2008, par MabBlavet

En cette fin de XIXe siècle le professeur de Sorbonne stigmatise le militarisme - fils de la Révolution - comme un retour à la barbarie. Il dénonce le service national et le principe de ce que l’on appellera plus tard la guerre totale. Les dernières lignes prophétisent d’ailleurs clairement les grandes boucheries du XXe siècle.

Préface de VLR

Le document suivant est tiré du livre de Mgr Freppel :

La Révolution française, à propos du centenaire de 1789,
A.Roger et F.Chernoviz éditeurs, 7 rue des grands-augustins, Paris 1889.
23e édition
pp. 82, 96 à 102.

Le chapitre original a pour titre : La Révolution française et le militarisme.

Pour faciliter la publication en ligne, la rédaction de VLR a ajouté des intertitres qui ne figurent pas dans l’œuvre originale.


La conscription, recul de la civilisation

L’une des plaies les plus vives et les plus profondes de notre temps, c’est le militarisme, ce système véritablement monstrueux, qui consiste à prendre chaque année tous les jeunes hommes valides d’un pays, à peu d’exceptions près, pour les enfermer dans des casernes, vrais foyers d’irréligion et d’inconduite, loin de leurs familles dont, à cet âge-là, les leçons et les exemples leur seraient si nécessaires et auxquelles leurs services pourraient être si précieux ; enlevés brusquement à leurs travaux, sans égard pour les intérêts majeurs d’une nation, ceux de l’agriculture, du commerce et de l’industrie ; jetés dans un célibat forcé et privés, pendant plusieurs années, des libertés les plus naturelles à l’homme et au citoyen.

Que les partisans de la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine applaudissent à un pareil spectacle, c’est affaire à eux, et nous leur laissons volontiers cette satisfaction. Quant à nous, il nous est impossible de ne pas voir dans cet état de choses irrégulier, anormal, contre nature, un recul de la civilisation européenne.

Certes, la défense militaire d’un pays est d’une nécessité indispensable nul doute a cet égard. Mais le progrès de la civilisation avait précisément consisté à réduire de plus en plus des charges si onéreuses pour une nation, à diminuer le chiffre des hommes de guerre pour augmenter celui des citoyens uniquement appliqués aux métiers et aux arts.

Plus on s’était éloigné de l’invasion des barbares, de l’époque des Huns et des Vandales, où chaque individu prenait part à la guerre, moins les armées étaient devenues nombreuses. Les charges militaires ne pesaient que sur une faible quantité d’hommes et le reste de la population était exonéré par là même d’un service le plus pénible de tous.

Employer à la défense du territoire le moins de soldats possible, afin de soulager d’autant les différentes classes de la société ; recruter l’armée par la voie des engagements volontaires, au lieu d’imposer à tous une commune servitude, c’est le but auquel tendait de toutes parts la civilisation européenne ; et ce but avait été atteint le plus souvent.

On est surpris du nombre peu considérable de troupes engagées dans les guerres du dix-septième et du dix-huitième siècles. À Fontenoy, la dernière grande affaire militaire de l’ancienne monarchie, il n’y avait pas quarante mille hommes en ligne du côté des Français [1].

Dans de pareilles conditions, on n’avait rien a redouter, ni pour le mouvement de la population, ni pour l’essor de l’industrie, du travail et des arts.

Avant 1789, il n’est pas question de levées en masse ni d’armements universels ; le militarisme n’existe pas.

Le militarisme, fils de la Révolution française

Il (le militarisme, note de VLR) est le fruit naturel et la conséquence directe des guerres de la Révolution et de l’Empire. La-dessus, il n’y a pas de contestation possible.

C’est de la Révolution française, dit avec raison l’auteur de Nation armée, que date l’époque présente dans l’art militaire, et cette époque durera jusqu’à ce que de nouvelles modifications sociales donnent une base nouvelle à la vie militaire et politique. La conscription fournit les masses d’hommes nécessaires pour permettre, en cas de besoin, de prodiguer la vie humaine [2].

Prodiguer la vie humaine au moyen de la conscription quel étrange progrès pour la civilisation européenne ! Était-il donc vraiment si nécessaire de déchaîner ce nouveau fléau sur l’humanité ? Oui, du moment que l’on songeait à entreprendre des guerres de propagande révolutionnaire. Non, si le mouvement de 1789 s’était renfermé dans les limites d’une sage et utile réforme.

Vers la fin du siècle dernier, aucune puissance n’était en mesure de lutter avec la France dont la force offensive et défensive n’avait jamais été mieux appuyée sur les alliances et les traités.
Avec une armée de 230,000 hommes sur le pied de paix, de 295,000 sur le pied de guerre, notre pays pouvait défier foute agression ; et il eût été facile d’élever ce chiffre, sans recourir au système ruineux et barbare de la conscription [3].

La guerre d’Amérique avait relevé le moral de la jeunesse militaire ; les États-Unis étaient indépendants ; l’Angleterre venait d’éprouver notre force ; les revers de la guerre de Sept ans étaient effacés.

Témoin d’une situation qu’il appréciait sans la flatter, Philippe de Ségur a pu dire dans ses Mémoires :

La France était inattaquable avec avantage, quand bien même toutes les puissances de l’Europe auraient fait une ligue contre la maison de Bourbon : 24 à 25 millions d’habitants [4], des frontières bordées par deux mers, des ports magnifiques, bien approvisionnés en tous genres, des places de guerre bien fortifiées, soutenues, dans beaucoup de parties, de deux et quelquefois de trois lignes ; d’autres places d’un ordre inférieur ; un militaire nombreux, bien discipliné et bien entretenu, dont la valeur était reconnue ; le pacte de famille entre toutes les branches régnantes de la maison de Bourbon, qui assurait toutes les frontières méridionales, tout enfin paraissait propre a inspirer au gouvernement une sécurité parfaite [5].

Mais il est évident que la situation devait complètement changer de face et le régime militaire se modifier profondément dès l’instant que, rompant toutes les alliances et tous les traités, le parti révolutionnaire allait jeter le défi à l’Europe entière, en faisant une propagande de doctrines menaçantes pour les rois et les peuples. Je voudrais n’avoir pas à constater ces provocations d’où est sorti, comme une nécessité fatale, le fléau du militarisme avec ses épouvantables ravages ; mais l’histoire ne doit connaître d’autres principes ni d’autres règles que la justice et la vérité.

En face d’une Assemblée qui venait de suspendre Louis XVI de ses fonctions comme un simple commis [6], il est impossible de prétendre, sans nier l’évidence, que l’Autriche et la Prusse se méprenaient sur la véritable portée d’un pareil attentat, en déclarant six semaines après, à Pilnitz [7], « que la situation du roi de France était d’un intérêt commun à tous les souverains ».

Et si l’on va jusqu’à soutenir que le meurtre de Louis XVI était une question d’ordre intérieur, n’intéressant en rien les autres nations, que dire de ce décret rendu par la Convention le 19 novembre 1792 :

La Convention nationale déclare qu’elle accordera secours et fraternité à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté, et elle charge le pouvoir exécutif de donner des ordres aux généraux des armées françaises pour secourir les citoyens qui auraient été ou qui seraient vexés pour la cause de la liberté. La Convention nationale ordonne aux généraux des armées françaises de faire imprimer et afficher le présent décret dans tous les lieux où ils porteront les armes de la République [8].

Voilà bien une excitation à la révolte universelle contre tous les pouvoirs établis. La Révolution française se fait le justicier des rois et des peuples ; elle s’érige en redresseur des griefs sur toute la surface du monde. Faut-il s’étonner que l’Europe entière ait répondu à ces provocations par des coalitions sans cesse renaissantes ?

À partir de ce moment-là, c’est une guerre à mort qui commence, et, d’une trêve à l’autre, un état de paix armée presque aussi désastreux. Évidemment, les moyens ordinaires n’y suffisent plus : l’ère est passée du recrutement des troupes par les engagements volontaires ; au risque d’épuiser la nation, il y faut les levées en masse et les armements universels. Désormais tous les Français seront en état de réquisition permanente ; chaque citoyen se trouvera placé pour un temps de sa vie entre les mains du gouvernement. C’est pour organiser ce règne de la liberté individuelle, qu’on verra se succéder les décrets du 24 février et du 23 août 1793, suivis de la loi du 19 fructidor an VI.

Vainement, devant une pareille déperdition des forces nécessaires au développement matériel et moral de la société, cherchera-t-on plus tard (sous la Restauration, note de VLR) à revenir au principe des engagements volontaires, dans les lois du 10 mars 1818 et du 14 avril 1832 [9] ; toutes ces tentatives seront en pure perte le militarisme est entré dans la vie nationale avec la Révolution française, et il n’en sortira qu’après le complet épuisement du pays.

Efforts gigantesques, je le veux bien, et qui témoignent de la puissante vitalité dont le peuple français était doué à la veille de 1789.

Nous ne sommes pas plus insensibles que d’autres au spectacle grandiose de ce drame de vingt-cinq ans où notre pays allait ajouter tant de pages nouvelles à l’histoire de ses gloires militaires. Il ne faudrait pourtant pas se laisser impressionner par ces hécatombes sanglantes jusqu’à oublier les désastres qui en ont été la suite.

En donnant le signal des armements universels, il est clair que la Révolution française allait forcer tous les peuples de se plier au même système.
Dès lors, la quantité jouerait le plus grand rôle ; et le succès deviendrait finalement une question de nombre. On serait écrasé tôt ou tard sous la supériorité des effectifs. Ça été l’histoire de 1815 et de 1871.

À ce jeu-là, tout dépend de l’accroissement de la population. Nous pouvons encore lutter à l’heure présente ; mais qu’adviendra-t-il, en face de 120 millions de Russes et de 80 millions d’Allemands, avec un chiffre d’habitants presque stationnaire ? Nous ne voulons pas insister sur des conséquences aussi douloureuses ; mais, ce que l’évidence nous oblige à conclure, c’est que le militarisme, né de la Révolution française, s’est retourné contre notre pays, pour l’avenir duquel il constitue la plus redoutable des menaces.


[1Les guerres sous Louis XV par le comte Pajot, t.III, p.390

[2Von der Goltz, la Nation armée, p.13.

[3État militaire de la France pour l’année 1789. Les dépenses de la guerre montaient pour la même année à 96,883,645 livres

[4La Prusse ne comptait alors que 6 millions d’habitants et l’Autriche 20 millions.

[5L’Armée royale en 1789, par M. Albert Duruy, p.25.

[6Séance du 25 juin 1791.

[7Le 7 août 1791.

[8Voici le langage que tenaient les députés à cette époque. On comprend que cette propagande révolutionnaire ait provoqué les coalitions européennes : « Ah ! s’il était vrai que le réveil des peuples fût arrivé ; s’il était vrai que le renversement de tous les trônes dût être la suite prochaine du succès de nos armées et du volcan révolutionnaire ; s’il était vrai que les vertus républicaines vengeassent enfin le monde de tous les crimes couronnés ; que chaque région, devenue libre, forme alors un gouvernement conforme à l’étendue plus ou moins grande que la nature lui aura fixé ; et que de toutes ces conventions nationales, un certain nombre de députés extraordinaires forment au centre du globe une Convention universelle qui veille sans cesse au maintien des droits de l’homme, à la liberté générale du commerce et à la paix du genre humain ! » (Discours de Milhaud, député du Cantal, prononcé aux Jacobins, en novembre 1792.)

[9Article 1er de la loi de 1818 : « L’armée se recrute par des engagements volontaires et, en cas d’insuffisance, par des appels. » - Article 1er de la loi de 1832 : «  L’armée se recrute par des appels et des engagements volontaires. »