Origines idéologiques du génocide vendéen, par Gracchus Babeuf (1760-1797) Chap. IV du livre « Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier »

Babeuf révèle ici avec horreur le caractère programmé du « populicide » de la France par Robespierre. En effet, selon le gouvernement de la Ire République, notre pays était trop peuplé pour envisager un partage égal des richesses et réaliser ainsi l’idéologie du Contrat social de Rousseau. Il fallait donc le dépeupler grâce à un système de guerres et de massacres. Le document présente d’autant plus d’intérêt que Babeuf est considéré comme un précurseur du communisme, utopie origine elle aussi, de nombreux génocides. [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Chapitre IV de l’ouvrage de Gracchus Babeuf, Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier, imprimerie de Franklin, Paris, rue de Cléry, p. 24-58.
Titre original du chapitre :

Coup d’œil politique sur les caractères et les causes de la Guerre de Vendée. Éclaircissements tirés de Camille Desmoulins, de Philippeaux, et autres initiés, ce système secret qui a voulu la rendre extensive, perpétuelle, sanglante et totalement destructrice. Ces derniers développements étaient nécessaires pour prouver que Carrier, n’a été destiné qu’à être le consommateur d’un affreux plan d’extermination et de dépeuplement général.

Une réédition récente de l’ouvrage de Babeuf a été faite sous le titre La guerre de la Vendée et le système de dépopulation aux Éditions du Cerf. Elle est assortie d’autres documents inédits, de précisions, d’études et de commentaires de Reynald Secher, Stéphane Courtois et Jean-Joël Brégeon.

Chapitres déjà publiés :

AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.


Une grande révélation par un témoin de premier plan

C’est ici où j’invite le lecteur à ouvrir de grands yeux. Le moment et l’occasion sont venus de divulguer un immense secret à la France. Hélas ! Que n’a-t-il pu être découvert deux ans plus tôt. Un million peut-être de ses habitants, descendus dans la tombe, vivraient encore…
Une grande révélation est celle qui vient de nous être donnée dans un écrit ayant pour titre : Causes secrètes de la révolution du 9 au 10 thermidor. L’auteur, Sempronius Gracchus Vilate, jeune homme de 26 ans, ex-juré du tribunal de sang de Robespierre, mérite quelque crédibilité,
— en ce qu’il prouve avoir vécu dans l’intimité de ce chef des décemvirs et de tous ses ministres, Barrère, S. Just, Couthon, Billaud, Collot ;
— en ce qu’il donne des indices assez sûrs, qu’il a été admis dans leurs conciliabules secrets, et initié dans les plus profonds mystères ;
— en ce que, de plus, sa qualité de prisonnier à la Force, l’intéresse à donner cette révélation, mais à ne la donner que vraie ;
— en ce qu’enfin elle est probabilisée d’une manière à peu près convaincante, lorsqu’on considère la marche des événements de la révolution dont le but était ici jusqu’ici un problème, et qui cesse de l’être par l’explication de l’indiscret confident du décemvirat.

Origine rousseauiste et logique idéologique du « populicide » décidé par Robespierre

Cette révélation si importante consiste dans le fait que le système que je vais spécifier a existé.
Maximilien et son conseil avait calculé qu’une vraie régénération de la France ne pouvait s’opérer qu’au moyen d’une distribution nouvelle du territoire et des hommes qui l’occupent. Ils parurent convaincus que les régulateurs d’un Peuple n’ont rien fait de stable et de solide pour sa régénération, s’ils n’ont réalisé la grande conclusion de J.-Jacques, « que pour que le gouvernement soit perfectionné, il faut que tous les citoyens aient assez et qu’aucun d’eux n’ait trop », et si en conséquence, ils n’ont (les régulateurs) comme Lycurgue à Sparte, assuré d’une manière inaliénable, le domaine de chaque individu et sa pension alimentaire suffisante, garantie sur toutes les combinaisons convenables, même sur celle du calcul de proportion entre la population et la somme totale des produits du sol ; c’est-à-dire (pour expliquer fort clairement cette dernière partie très essentielle du système) qu’il fallait, dans le plan de ces grands législateurs, ne point permettre que jamais la population excédât la proportion du total productif annuaire du territoire, de manière à ce que la portion domaniale et alimentaire de chacun des citoyens, pût toujours être complète.
De ses premières bases dérivaient les considérations et les conséquences suivantes.

1) Que dans l’état présent des choses, les propriétés étaient tombées dans un petit nombre de mains, et que la grande majorité des Français ne possédait rien.

2) Qu’en laissant subsister cet état de choses, l’égalité de droit ne serait qu’un vain mot, en dépit duquel l’aristocratie des propriétaires serait toujours réelle, le petit nombre serait toujours tyran de la masse, la majorité toujours esclave de la minorité, par la puissance qu’ont inévitablement ceux qui tiennent tout, de maîtriser l’industrie, d’en ouvrir ou fermer les ressources ; et par la nécessité, aux impossesseurs ou prolétaires de recevoir des premiers la loi, et la distribution du travail, et de la taxe du salaire, et la taxe des objets de consommation.

3) Que pour détruire cette puissance des propriétaires et parvenir à mettre la masse des citoyens hors de leur dépendance, il n’y avait pas d’autre moyen que celui d’attirer d’abord toutes les propriétés sous la main du gouvernement.

4) Qu’on y réussirait sans doute qu’en immolant les gros possesseurs, et en imprimant une terreur si forte, quelle fût capable de décider les autres à s’exécuter de bonne grâce.

5) Que d’ailleurs un dépeuplement était indispensable, parce que, calcul fait, la population française était en mesure excédentaire des ressources du sol, et des besoins de l’industrie utile : c’est-à-dire, que les hommes se pressaient trop chez nous pour que chacun y pût vivre à l’aise ; que les bras y étaient trop nombreux pour l’exécution de tous les travaux d’utilité essentielle ; que cette unité est éprouvée par la seule mesure certaine, le relevé du produit total de la culture et de l’économie rurale, mesure hors de laquelle il n’y a plus à faire d’autre calcul, puisque tous les autres arts possibles sont incapables de produire à eux tous une livre de pain de plus.

6) Enfin (et c’est là l’horrible conclusion) que la population surabondante pouvant aller à tant (il nous manque le bordereau des fameux législateurs) il y aurait une portion de sans-culottes à sacrifier, qu’on pouvait déblayer ces décombres1 jusqu’à telle quantité, et qu’il fallait en trouver les moyens.

Tel fut le grand secret de l’État, secret trop sûr, avéré par des indices sans doute très frappants dans les Causes secrètes, mais éclaircis d’une manière encore bien plus probante par le rapprochement des faits qui ont caractérisés la marche du gouvernement des décemvirs.

Les questions auxquelles la politique du populicide apporte des réponses

Je donne, à mes contemporains et à l’histoire, une clef bien explicative d’un grand nombre de mesures dont l’ensemble avait paru présenté jusqu’ici un vaste problème politique.
Qu’est-ce que le maximum, les préhensions, la Commission des subsistances ? le premier acte de prise de possession de toutes les propriétés par le Gouvernement.
Qu’est-ce que les guillotinades, des riches par préférence, et les confiscations sous des prétextes de toute espèce ? le second acte de la même investiture.
Qu’est-ce que le soin évidemment pris, par les Comités de Gouvernement, et la satisfaction égale que l’on a aussi vu qu’ils éprouvaient, soit que des milliers de Vendéens tombassent sous le fer des soldats de la République, soit que des milliers de soldats de la République fussent massacrés par les Vendéens ?
Cette apparente contradiction, qui paraissait étonnante, inexplicable, à l’honnête et infortuné Philippeaux, qui trouvait (Lettre au Comité de salut public, 16 frimaire l’an 2) que la guerre de la Vendée devenait chaque jour un labyrinthe de mystères et de prestiges, mais qui apercevait cependant bien qu’elle devait ses développements et sa durée à une conspiration manifeste, dont les acteurs jouissaient d’une grande puissance, puisqu’ils avaient associé jusqu’au Gouvernement à leurs horribles succès ;
cette apparente contradiction, dis-je, cesse d’en être une, quand on considère le système de dépeuplement, dans lequel, rebelles et fidèles, tout est bon à détruire : en expliquant cet affreux système, je fais disparaître la surprise par laquelle notre même malheureux immolé, le respectable Philippeaux, disait que …

… nos neveux auraient peine à concevoir que tous les généraux perfides, ou lâches, ou imbéciles, qui, dans cette guerre, ont poignardé la République, jouissent tous de la plus parfaite sécurité, qu’aucun n’ait été puni, que plusieurs, au contraire, soient enivrés de faveurs tandis que les braves et généreux militaires qui ont eu la loyale bonhomie de vouloir finir cette guerre, sont ou destitués, ou mis dans les fers…

Qu’est-ce que pareillement que les infâmes trahisons, surveillées et réprimées en apparence, mais au fond protégées et tolérées, par un régime plus meurtrier que secourable dans les hôpitaux, par les directions les plus perfides dans les guet-apens dans les coupe-gorges de l’ennemi ?
Qu’est ce que ce projet d’éternelles croisades, de répulsion de la paix, de conquête universelle, de conversion ou de subjugation de tous les rois et de tous les peuples ? Si ce n’est l’intention cachée de faire qu’il ne revienne personne de cette portion si important de la Nation, qui s’est si généreusement armée pour chasser l’ennemi du territoire français.
Qu’est-ce que ces distributions de secours, aux enfants et aux femmes de ceux qui combattent ? Si ce n’est le premier à-compte de la répartition agrairienne.
Avec le système de dépopulation et de nouvelle disposition répartitive des richesses entre ceux qui doivent rester, on explique tout, guerre de la Vendée, guerre extérieure, proscriptions, guillotinades, foudroyades, noyades, confiscations, maximum, réquisitions, préhensions, largesses à certaine portion d’individus, etc.

De la nécessité de préciser les rouages de la politique dont Carrier n’était que l’instrument

J’ai dû développer avec quelque étendue le système des décemvirs, sans quoi je n’aurais pu bien présenter l’histoire de Carrier. Cette histoire n’est point isolée, elle tient de fort près à celle du ci-devant Gouvernement, j’entends le Gouvernement qui a reçu une grande modification au 9 thermidor.
Or ce n’est point une digression étrangère que l’analyse de l’esprit, du plan et des vues de ce Gouvernement, pour lequel ce fut une chose nécessaire qu’une guerre de la Vendée, pour laquelle ce fut une chose nécessaire que des Carriers. Je dis des, par ce que le Carrier connu, ne fut que le dernier d’un grand nombre qui, avant lui, fut employé et travailla comme lui dans ce malheureux pays.
On voit donc que beaucoup de choses s’enchaînent ici ;
— d’abord, le système général du Gouvernement de Maximilien Robespierre ;
— ensuite la guerre de Vendée, accessoire essentiel de ce système ;
— ensuite les divers instruments employés à cette guerre, et le genre de mouvement commun imprimé à tous ;
enfin l’instrument Carrier, le dernier et le plus tranchant de tous les instruments de cette même guerre, et celui par qui devait être consommé le plan de dépopulation de notre République occidentale.
Mais on reconnaît déjà que Carrier, comme il l’a dit lui-même, ne fut qu’un instrument, qu’un ressort subordonné et même postérieur à beaucoup d’autres ressorts ; mais on voit déjà, et l’on verra bien que clairement dans peu, que ce rouage exterminateur, avait vu marcher avant lui une infinité d’autres rouages non moins meurtriers, dont il avait reçu le mouvement d’impulsion, presque autant que de l’action immédiate de la force placée au centre de la machine politique, qui avait donné, à ces premiers agents subordonnés la voie de direction assassine qui traçait à Carrier, lorsqu’il ne faisait que les remplacer, l’affreuse obligation de ne devoir que les suivre.
Ainsi, il ne faudra point s’étonner, si je n’arrive pas encore incontinent aux faits et crimes individuels de Carrier.
Je crois écrire une partie de l’histoire, car celle de mon épouvantable héros doit tenir une place distinguée, dans la partie tragique des Annales de la République. Or qui donne isolément un fragment d’histoire, doit, non seulement pour y jeter quelque intérêt, mais même pour la rendre intelligible, l’accompagner de ce qui s’y lie étroitement. Narrer crûment les horreurs de Carrier, sans dire d’où et comment elles lui étaient inspirées, c’est ressembler au père officieux, qui laisse son jeune fils émerveillé de voir remuer des feuilles d’arbres, sans prendre la peine de lui expliquer ce que c’est que le vent, et que ce ne peut être que sa seule puissance qui est cause de cette agitation.
Prêtres ! Vous assignez aussi des causes à tout ce qu’il convenait d’appeler les mauvaises actions, c’était chez vous ordinairement l’inspiration directe du malin, et son inspiration indirecte par le moyen des méchants exemples. Ici, il faut aussi reconnaître l’inspiration directe et indirecte des esprits de ténèbres, qui ont guidé les mains populicides de Carrier et compagnie.
Ainsi nous allons, en historien sévère et parfaitement libre, faire important examen, si ce dernier fut auteur ou seulement complice, ou plutôt, nous allons ouvrir une grande galerie ou tâcherons de découvrir les auteurs, complices, fauteurs et adhérents, des crimes de la Vendée ; quels furent ces crimes, leurs circonstances, leur caractère et leur nombre ; s’ils paraissent tenir d’un système d’extermination général, si l’on prit la tâche de faire massacrer les uns par les autres, et s’il parut également convenir aux Puissances régulatrices, de voir des boucheries de l’armée française catholique, ou des boucheries de l’armée française républicaine. Nous distinguerons quel rang occupa Carrier dans tout cela.

  1. Expression de Barrère ; Causes secrètes, p. 14.
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