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Réflexions sur l’indépendance des juges

D’où vient la légitimité du juge ?

samedi 22 mars 2014, par Valancony

Le problème de l’indépendance de la justice est au cœur de l’actualité. Son importance ne fait que grandir en raison des « affaires » dans lesquelles se trouvent impliqués hommes politiques et responsables économiques. Afin de mieux saisir les enjeux de ce débat, il n’est pas inutile de voir comment la question se pose sous l’Ancien Régime [1]. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, un regard sur l’institution judiciaire contemporaine nous permettra peut-être de comprendre comment risque d’évoluer cette crise

Les Parlements rendent la justice au nom du Roi

Au temps de la Monarchie le principe est clair : toute justice vient du Roi. Le souverain s’affirme d’abord justicier. Michel de l’Hospital le dit à sa façon en 1560 :

Les rois ont été élus pour faire la justice et n’est acte tant royal faire la guerre que faire la justice...

De même Bonald déclare :

Le premier principe de la royauté est que les rois de France doivent être justiciers comme saint Louis plutôt que guerriers et que la gravité du magistrat qui éloigne la familiarité leur sied mieux que la camaraderie militaire. [2]

Établir la justice constitue donc le premier devoir de l’autorité.

Certes, le monarque ne peut trancher personnellement tous les litiges et délègue son autorité à des tribunaux dont les plus importants se trouvent être les Parlements et les Cours souveraines. Les Parlements sont des cours de justice fondées par Philippe le Bel pour l’aider dans cette charge. Ainsi la tradition monarchique ne peut admettre l’existence d’un pouvoir judiciaire distinct et le Roi a la possibilité, par divers moyens, de retenir ou d’évoquer, à tout moment, telle ou telle affaire.

À diverses périodes, et spécialement à l’occasion des troubles politiques, les Parlements ont tenté, ouvertement ou non, d’acquérir un pouvoir autonome. Ils se sont toujours heurtés au caractère indivisible de la souveraineté : « Jusqu’au bout le Roi a jugé en personne. »

Bref survol historique des prétentions politiques des magistrats

Dans son Histoire du droit français [3], Fr. Olivier-Martin montre bien, en s’appuyant sur l’exemple parisien la progression des ambitions. Les juges tenteront, siècle après siècle, de passer d’une certaine autonomie accordée par le Roi au partage du pouvoir politique. Déjà, dès l’origine les magistrats du Parlement de Paris qui rendent la « justice du Roi » ne font pas mention de la délégation reçue du souverain. Tout se passe comme si les sentences relevaient de leur seule autorité !

Si, au plan judiciaire, les instances parlementaires ont essentiellement un rôle d’appel, elles peuvent prendre si nécessaire des arrêts de règlement, décisions qui empiètent sur le domaine législatif ou sur l’exécutif. Le Roi accepte cela comme s’il s’agissait d’une délégation tacite utile au bon fonctionnement des institutions. Cependant, s’appuyant sur une prétendue urgence ou sur l’état de nécessité, le Parlement de Paris cherchera à pousser plus avant son avantage.

En 1641, un édit royal tentera d’endiguer cette dérive : l’enregistrement des lettres patentes, initialement simple formalité, permet désormais aux juges, en vertu de l’obligation de conseil, de présenter au Roi des remontrances. Le souverain les accepte, les sollicite même parfois, mais il reste assuré d’avoir le dernier mot.
Cette procédure deviendra pourtant, surtout au XVIIIe siècle, une arme de guérilla permanente contre l’autorité politique.

Les prétentions ouvertement politiques des parlementaires sont fort anciennes :

  • Henri IV fera difficilement enregistrer l’Édit de Nantes ! Richelieu sera obéi mais Mazarin verra se lever la Fronde. Peu avant, les juridictions souveraines de Paris, au bord de la sédition, auront tenté de mettre sur pied une « Union pour la défense du public et la réforme de l’État ».
  • Louis XIV veillera à restaurer l’autorité royal mais la Régence fera des concessions et l’opposition parlementaire coordonnée à travers tout le Royaume se fera plus vive.
  • Au XVIIIe grandit l’idée toute nouvelle que les Parlements sont les garants des Lois fondamentales de la Monarchie et des libertés individuelles. Mieux encore, se répand la thèse que chaque Parlement particulier n’est qu’une section d’un « Parlement de France » unique ayant vocation à représenter la Nation face au Roi. Ceci compte tenu de la désuétude supposée des États-Généraux.

Aussi, c’est en tant que représentant de la Nation qu’aux premiers jours de la Révolution le Parlement de Paris espère encore jouer un rôle éminent et prétend user de son droit d’enregistrement à l’égard des décisions de l’Assemblée Nationale. Cependant la souveraineté populaire n’admettant pas non plus de partage et se méfiant de ces conservateurs turbulents, les Parlements sont supprimés en Octobre 1790.

Ainsi la subversion révolutionnaire, qui avait tiré profit de l’agitation grandissante des Parlements, ne peut supporter le maintien de cet allié encombrant. Les prétentions des magistrats l’alarment. Il n’y a pas de place pour deux crocodiles dans le même marigot.

La question de la légitimité des juges face au principe de la souveraineté populaire

Certes les théories de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs sont bien connues des politiciens mais elles paraissent à juste titre peu réalistes et capables seulement d’affaiblir le pouvoir qui s’installe. Et puis, au demeurant, s’il y a séparation entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire, il faut bien, en cas de litige, que l’un des trois l’emporte.

Ce ne peut être, aux yeux des tenants de la Révolution, que ceux qui sont issus du suffrage électoral, conséquence incontournable du postulat de la souveraineté nationale.

Cette difficulté n’est pas levée aujourd’hui encore. On parle d’« indépendance des juges » mais, au regard du système politique actuel, le terme n’a pas de sens. Si l’on s’en réfère aux critères démocratiques c’est au peuple qu’appartient la souveraineté. Celui-ci délègue son pouvoir, fugitif et illusoire, à des représentants choisis par lui. Le vote donne un brevet de « légitimité ». Dans cette optique, d’où les juges tirent-ils leur « légitimité » ? Ils ne sont que les instruments du pouvoir politique dont ils appliquent les lois et règlements. Ils n’ont même pas un droit de remontrance !

Certes, il est utile, pour un bon service de la justice de tenir les magistrats éloignés des pressions gouvernementales ou autres. Ceci se trouve réalisé par l’élaboration d’un statut spécial et par un aménagement des rapports entre les juges et leur ministre. Mais cela ne va pas au-delà d’une autonomie fonctionnelle. L’indépendance ne pourrait se concevoir — et encore — que dans le cadre d’un gouvernement des juges de type américain. Ce qui supposerait que les juges soient soumis à l’élection. Or on connaît la médiocrité des résultats. Les juges ne sont que des hommes animés des ambitions communes et susceptibles, eux aussi de toutes les faiblesses. Le bulletin de vote ne préserve pas contre ces maladies, bien au contraire. Qui protégera les juges contre leurs propres tentations ?

Notons que cette idée de « légitimité » par l’élection, qui nous est parfaitement étrangère à nous légitimistes, demeure si bien ancrée dans l’esprit de nos dirigeants que la Ve République a soumis à ce rite la désignation du Chef de l’État.

Une donnée universelle : la tentation du pouvoir chez les magistrats

Malgré toutes ces considérations, les juges d’aujourd’hui, comme les parlementaires de jadis, sont attirés par le pouvoir. La classe politique, amoindrie et déconsidérée dans l’opinion, semble leur laisser le champ libre. Certes, ils ne font pas les lois, mais leur influence sur le pouvoir est loin d’être négligeable, d’autant qu’ils savent soigner leur image, utiliser les médias avec intelligence, ne pas négliger au besoin l’arme syndicale.

On voit bien, au terme de ces quelques réflexions le parallèle qui peut être fait entre l’attitude des parlementaires d’Ancien Régime et celle des juges de la République. Les mentalités n’ont pas changé. Une seule différence et elle est de taille : l’acharnement de nos Rois à défendre leurs prérogatives et la faiblesse de nos gouvernants actuels. Ainsi que le disait, en substance, le roi Louis XV lors du lit de justice du 13 Avril 1771 :

Si on donne aux juges le droit d’exercer une portion de l’autorité, ils auront le droit de ne reconnaître aucune autorité.

Conclusion

En définitive, dans le cadre de la monarchie traditionnelle les rôles sont clairs : les juges tiennent leur légitimité de l’autorité politique qu’ils représentent pour rendre la justice. En outre, ils ont le devoir de conseil et disposent du droit de remontrance.

Dans le cadre des institutions républicaines, les choses se compliquent en raison de deux principes contradictoires :

  • le principe (hypothétique) de la séparation des pouvoirs, censé assurer l’indépendance des juges,
  • le principe de la souveraineté du peuple qui prive les juges de la seule source de légitimité reconnue par le régime (les magistrats de sont pas élus).

Si dans l’Ancien régime les conflits entre la magistrature et l’autorité politique peuvent trouver une solution en rappelant un principe de légitimité cohérent, dans la modernité, en revanche, des principes contradictoires ne peuvent qu’attiser ces conflits car il n’existe pas de solution ni de norme ultime.

Gageons donc que ces quelques réflexions resteront toujours d’actualité tant que cette République durera.


[1Il s’agit ici de la justice royale et non des justices seigneuriales ou autres.

[2Louis de Bonald. Réflexions sur la Révolution de Juillet 1830 et autres inédits. Éd. DUC/Albatros, 1988, p. 83.

[3François Olivier-Martin, Histoire du droit français, CNRS Éditions, 2010.