Groupes réducteurs et noyaux dirigeants (1973) Sociologie de la subversion de masse

Comment ces étudiants sérieux, après seulement quelques participations aux AG de grévistes, se sont-ils mutés, pour les uns en révolutionnaires hargneux et violents, et pour les autres en couards prêts à toutes les concessions ? Comment cette Conférence des Évêques de France a-t-elle pu déboucher sur des déclarations aussi insipides, consensuelles et pusillanimes ? C’est que ces deux groupes — et tant d’autres avec eux — ont en commun leur mode de fonctionnement en société de pensée. Catholiques, monarchistes et autres défenseurs du droit naturel ! impossible de survivre en démocratie sans s’instruire au préalable de cette technique de subversion de la pensée réaliste. [La Rédaction]

Introduction de VLR

Nous publions ici un large extrait de l’ouvrage Groupes réducteurs et noyaux dirigeants1dans sa version de 1973.
Un grand merci à son auteur-éditeur — Adrien Loubier — d’avoir permis à VLR la mise en ligne exclusive de ce travail capital.


Un certain genre de groupe

Voilà une expression qui peut paraître hermétique ; elle exprime pourtant assez bien le problème que nous allons nous efforcer de cerner dans les lignes qui suivent.
En effet nous n’avons pas l’intention de nous livrer à une étude exhaustive d’une espèce particulière de groupe humain, telle que :
– syndicats,
– groupes de travail,
– clubs idéologiques,
– cercles d’action catholique,
– symposium,
– forum,
– séminaire,
– recyclage,
– ou tant d’autres prétextes réguliers ou occasionnels de réunions.
C’est plutôt aux caractères qu’ils peuvent avoir en commun, à leur forme sociologique, que nous voudrions nous attacher. C’est pourquoi nous commencerons en parlant d’un certain genre de groupe, que nous définirons, non pas par son étiquette ou son profil extérieur, mais par les lois qui régissent sa nature et son fonctionnement interne. Nous allons évoquer un certain genre de groupe que l’on pourra aisément reconnaître un peu partout grâce à sa règle du jeu et à son mode de vie, quelle que soit la raison immédiate qui a provoqué sa réunion. Enfin, si nous disons « un certain genre de groupe », c’est en vue d’éviter toute globalisation ou généralisation abusive.

La règle du jeu

– Ce spécialiste de «  pédagogie non directive », vient de rassembler douze personnes autour d’une table pour leur faire « prendre conscience » des nécessités d’un « recyclage » …
– Une dizaine de personnes se sont réunies pour « échanger » sur une actualité brûlante qui « fait problème ».
– Deux cents étudiants se sont regroupés dans un amphithéâtre pour mettre au point une « plate-forme de revendications », etc.
Parmi les modes de déroulement possible de ce genre de réunion, la plus courante à l’heure actuelle est certainement celle que nous allons définir ici. Mais la manière dont nous allons procéder, suppose que l’on mette en évidence ce qui n’est souvent que diffus, latent, implicite. Nous emploierons, dans ce but, certains mots clés, frappés en gros caractères.

Deux principes de base : Liberté — Égalité

Tout d’abord, on peut dégager deux règles essentielles :
– La première est la liberté absolue pour les délibérants de penser et de dire ce qu’ils veulent. Cette règle peut être implicite, ou posée ouvertement en absolu. Aucune contrainte, (sauf celle-là). Chacun doit être libre de parler quand il veut. Aucune norme, aucune loi objective, aucune référence morale, aucun dogme, n’est reconnu a priori. À chacun sa vérité, ses convictions, son opinion.
– La seconde règle est l’égalité des délibérants. Ici encore la chose peut être implicitement admise, simplement parce que tel est l’état moyen des esprits. On peut aussi la voir explicitée, posée clairement comme une règle du jeu par l’une des personnes présentes, ou par un animateur. C’est pourquoi ce genre de groupe se réunit souvent autour d’une table ronde, dont la forme même marque l’absence de hiérarchie, garantie de l’égalité des participants.
Il est important de remarquer que ces deux règles sont réciproques l’une de l’autre. Sans l’égalité des membres, l’un d’eux pourrait imposer son avis, son idée, son point de vue ou son expérience. Il n’y aurait plus de liberté. L’une garantit l’autre. L’une est indispensable à l’autre. Les deux tendent à la même fin. Cette fin, nous l’appellerons libéralisation maximale. En effet, la philosophie générale de ces deux principes, qu’elle soit explicite ou implicite, est que les participants de la réunion soient libérés au maximum de toute loi comme de toute autorité. Ainsi, dira-t-on parfois, les individus qui composent le groupe seront dégagés des « habitudes », des « préjugés », des « tabous », des « inhibitions », qui les « conditionnent ».

La règle du jeu est-elle possible ?

Mais la règle du jeu rend celui-ci apparemment impossible. Si l’on met en présence des personnes nécessairement diverses par l’âge, le sexe, l’expérience, etc., leur connaissance du problème que l’on va mettre en débat sera inégale. Ainsi, les avis seront différents.
– Au nom de la liberté, chacun exprimera son point de vue. Tout naturellement on cherchera à convaincre les autres que l’on a raison.
– Or, au nom de l’égalité, aucune autorité n’est reconnue pour prendre une décision, ou simplement pour imposer les compétences ou l’expérience de quelqu’un.
Dès lors, la réunion devient une série d’exposés divergents dont la résultante moyenne est nulle. C’est ce qu’on appelle généralement un « tour de table ». La machine va-t-elle rester bloquée avant d’avoir commencé à tourner ? Aucune décision, aucun acte ne pourra-t-il se dégager de la réunion ? Pourtant l’on veut « faire marcher l’appareil ». Implicitement ou explicitement, la libéralisation maximale n’est-elle pas souhaitée par tous ? De fait, elle devient l’objectif essentiel de la réunion, et prend le pas sur le prétexte autour duquel elle fut organisée.
Cette obstination peut être due à la volonté méthodique d’un technicien de groupe, d’un animateur socioculturel, d’un psychotechnicien, ou simplement d’un manipulateur astucieux.
Mais elle peut aussi naître spontanément de l’état moyen des esprits. Il suffit pour cela que la majorité soit convaincue qu’il n’y a pas de vérité objective, donc pas de réalité susceptible de s’imposer à tous comme norme de pensée ou d’action.
Dès lors en effet, la liberté des délibérants devient un absolu, car chacun paraît en droit de se forger une vérité relative, qui sera son opinion. Et puisqu’elle ne sera que son opinion, elle ne peut avoir plus de poids qu’une autre, car elle n’est pas moins subjective. L’égalité paraît donc nécessaire.

Argument moteur : La Fraternité

Mais il répugne à la nature humaine de parler sans but. L’étalage d’opinions contradictoires est irritant, et provoque un « blocage » des esprits. Pour que l’on puisse continuer de réaliser le « travail social » que l’on recherche, il faut trouver une « motivation » au groupe, lui maintenir sa cohésion. Il faut un « argument moteur ». C’est aux mêmes principes libéraux que l’on va demander de le fournir.
– Puisqu’il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions, il est indispensable de s’unir pour en forger une qui sera celle du groupe.
– Puisqu’il n’y a pas de loi extérieure à celui-ci, à laquelle on doive se soumettre, il faut en forger une qui lui soit intérieure, c’est à dire basée sur la volonté générale. Ce sera en somme la résultante des opinions, égales entre elles, des personnes qui forment le groupe, ou si l’on veut, l’opinion moyenne.
Cet argument moteur peut se résumer ainsi :

Messieurs, seuls nous ne pouvons rien ; livrés à notre individualisme, notre opinion sera inutile. Or il faut bien déboucher sur quelque chose, ce qui suppose de nous unir, d’établir une fraternité entre nous. Quitte à renoncer parfois à quelque chose de notre opinion personnelle, nous devons nous forger une volonté commune. Grâce à cette union nous serons plus forts.

Les lois de fonctionnement de ce genre de groupe

Continuons maintenant par un examen de la vie du groupe. Mais soulignons au passage que la nature même d’une analyse comme celle-ci impose de décrire successivement des phénomènes qui sont généralement plus ou moins simultanés.

Loi de réduction

Autour de la table ronde, les délibérants vont donc se trouver « unis » par la nécessité fictive d’élaborer leur « motion commune ». Mais si tous les avis sont libres de se former et de s’exprimer, ils sont toutefois plus ou moins vrais, c’est-à-dire que les jugements formulés par les uns et les autres seront plus ou moins en concordance avec la réalité actuelle ou possible.
Autrement dit : l’intelligence, la formation ou l’expérience de certains participants est plus grande que celle des autres, quant au sujet étudié. Et ceux-là sont toujours les moins nombreux. Nous sommes ici en présence d’un phénomène statistique, couramment analysé par la distribution en cloche, dite « loi de Gauss ». Ce petit nombre de gens compétents a donc une valeur de connaissance positive à apporter au groupe. Dans un contexte de vie normale, on dira que leur « avis fait autorité ».
Mais ici, aucune autorité n’est admise. La fiction de l’égalité doit être préservée. Ceux dont l’opinion est différente, doivent avoir la liberté d’opiner. Et leur nécessaire fraternité n’a pas pour but la connaissance d’une réalité, mais l’élaboration d’une opinion.
Alors se produit un brassage d’idées, d’avis différents. Plus ils sont variés et nombreux, plus la connaissance de la réalité sera troublée. Peu à peu elle paraîtra incertaine. De cette confusion, alors, naîtront dans les esprits divers amendements, de nouvelles variantes, d’autres opinions. La confusion tend donc à croître. Ceux qui y voyaient clair tout à l’heure, ont déjà l’esprit barbouillé. D’aucuns ont envie de s’en aller. Mais l’union commande… Il faut se mettre d’accord sur un fond qui soit susceptible de rassembler les suffrages. Pour cela, chacun doit faire un effort. Ceux qui ont plus d’expérience et d’intelligence du problème étudié sont donc sollicités d’abandonner une part de leur avis personnel, au moins dans le cadre du groupe.
On trouvera donc finalement une motion commune, mais celle-ci s’établira par une réduction de la correspondance entre les idées et la réalité. Il est évident en effet, qu’un accord entre des personnes de jugements différents, basés sur des compétences différentes, ne peut être trouvé que sur un minimum commun. D’autant qu’au nom de l’égalité, les opinions du grand nombre de ceux qui en savent le moins, tendent à l’emporter sur les avis du petit nombre de ceux qui en savent le plus. L’effet de masse jouant ainsi, le degré de connaissance moyen se trouve naturellement nivelé au plus bas. Nous arrivons donc à la première loi que l’on peut énoncer ainsi :
Théorème 1 : LOI DE RÉDUCTION

Des égaux délibérants, groupés suivant le principe de la liberté de pensée, ne peuvent fraterniser autour d’une motion commune qu’en opérant une réduction dans leur connaissance de la réalité.

Ainsi, l’argument moteur de la fraternité conduira à abandonner plus ou moins aisément ce qu’on se sera habitué à ne plus considérer que comme son opinion.

Loi de sélection

Et le mécanisme continue à tourner.
À la réunion suivante, les propositions seront encore plus confuses.
– D’aucuns trouveront que certains points doivent être remis en cause.
– Des difficultés d’application ont surgi, qui vont poser de nouvelles questions et compliquer le problème.
– Ceux qui n’ont pas encore perdu de vue le réel actuel ou possible, sont excédés par tant de discours, ou deviennent moins sûrs d’eux-mêmes.
– Ceux qui aiment bavarder, se plaisent au jeu.
Ainsi, tandis que de nouvelles réductions tendent à s’opérer, une sélection commence à se produire. En effet, dans le jeu qui est en train de s’accélérer, tous ne brillent pas également. En particulier les hommes d’œuvre, ceux qui sont le plus portés à l’effort, à la réalisation, au concret, sont mal à l’aise. Ils sont lourds de leur expérience, peu brillants en paroles, et plus naturellement portés à démontrer la vérité par l’efficacité, qu’à convaincre par des discours. Les « dynamiciens » diront qu’ils constituent un « poids mort ». Tôt ou tard, suivant leur degré de réduction ou leur tempérament, leur bon sens va se révolter. Ils voudront « faire entendre raison ». Mais cela n’est possible qu’en contrariant le sens de rotation des rouages d’un mécanisme qui est déjà en pleine vitesse et en pleine accélération. Dès lors, il y a choc.
– Et dans ce choc, si la personnalité n’est pas assez solide, elle peut être broyée par les dents de l’engrenage, et « passée à la moulinette ». Telle personne reviendra alors de ces séries de tables rondes, désorientée, désabusée, l’esprit troublé, ayant perdu confiance en elle-même, et prête à toutes les réformes, révolutions ou remises en question, pourvu qu’un meneur lui fasse croire qu’elles sont l’expression de la volonté générale ; ou bien, écœurée, elle se réfugiera dans un relativisme absolu.
En bref, on aura désappris quelque chose, on aura été réduit, recyclé, etc.
– Ou bien le choc sera celui d’une personnalité solide, et alors elle rebondira sur les dents de l’engrenage, et elle sera rejetée. Rejet qui peut se manifester calmement par une absence volontaire à la prochaine réunion, ou par des altercations de plus en plus violentes assorties d’un départ fracassant, commenté avec mépris et moquerie par ceux qui restent. Rejet qui peut être encore une pure et simple expulsion de ce gêneur, de ce « poids mort », qui ramène constamment sur le tapis son expérience, ou les contraintes du réel. Tel ingénieur peut être prié plus ou moins poliment de quitter le séminaire où son attitude le rend indésirable. Tel monsieur respectable fut conspué et expulsé entre deux « gorilles » dans une assemblée de la Sorbonne en 1968.
Et tandis que ceux qui pourraient apporter le plus de vérité au groupe sont peu à peu mis en retrait, c’est au contraire les moins solides qui vont se trouver en vedette. Plus « légers » de connaissances, dépourvus d’expérience, moins préoccupés de la réalité objective, ce sont les bavards, les plumitifs, les étudiants prolongés en professeurs, bref ceux que l’on qualifie couramment aujourd’hui d’intellectuels, qui vont briller.
Peu enclins à l’effort des réalisations, et aux recoupements qu’elles imposent sans cesse, ceux-ci ont depuis longtemps trouvé plus commode les succès oratoires. Or dans le « travail social » en cours, l’essentiel est justement de savoir convaincre en parole. C’est l’ère du parlementarisme qui s’offre à eux, dans lequel ils vont se sentir particulièrement à l’aise.
En somme, il s’opère ici, un triage analogue à celui des minerais, qui met en jeu la flottaison par différence de densité des éléments moins lourds. Nous voyons donc apparaître la loi de sélection, que l’on peut résumer ainsi :
Théorème II : LOI DE SÉLECTION

Dans une assemblée d’égaux délibérants, groupés suivant le principe de la liberté de pensée, la réduction consentie au nom de la fraternité, s’accompagne d’une sélection parmi les individus présents. Cette sélection tend à éliminer les personnalités les plus riches, et à mettre en vedette celles qui sont « réduites » d’avance.

Ces deux lois, réduction de la pensée et éliminations des personnalités fortes, semblent condamner les groupes réducteurs à la disparition. Logiquement, ils devraient tendre à s’éliminer d’eux-mêmes, car ils fonctionnent à rebours de la réalité. Or nous assistons, depuis deux cents ans, à leur multiplication, devenue quasi exponentielle dans les dernières décades. Il faut donc en chercher la raison dans l’analyse d’autres phénomènes.

Travaux pratiques [proposés par VLR]

Introduction

En guise d’exercice (ou de récréation) et à la lumière de l’étude précédente, on pourra analyser les documents suivants en s’efforçant de déterminer par exemple si :
– les animateurs ont les compétences ou l’autorité pour traiter des sujets abordés par le groupe.
– l’autorité est nettement perçue ou la liberté et l’égalité implicites.
– les animateurs manifestent et usent de leur autorité pour dire ce qui est, ou au contraire, pour que le groupe élabore « sa » vérité sur une base réduite commune.
– il y a adéquation entre d’une part le niveau, l’autorité, la compétence et la capacité d’action des participants et, d’autre part, la complexité et l’échelle des problèmes traités.
– le public est là pour enrichir sa connaissance du réel ou pour « refaire le monde ».
– le leitmotiv de la réunion est la défense d’un bien commun concret ou une fraternité — on dirait aujourd’hui solidarité — artificielle.
– ce qui ressort réellement de ces réunions est l’élaboration de motions, ou une prise de conscience universelle en faveur d’objectifs flous mais politiquement corrects.

Premier document : Affiche invitant les étudiants à une AG pour discuter de la Loi sur la Réforme de l’Université (avril 2009)

VENEZ NOMBREUX DÉFENDRE VOS IDÉES !

Les Assemblées Générales ne sont « légitimées » que par le nombre de leurs participants quelles que soient leurs convictions, aussi les incitations pour y participer se font-elles toujours très pressantes.

Deuxième document : La Politique agricole commune en question « Développer la solidarité » (Ouest-France, 24 novembre 1992)

Deux cents personnes ont participé à la réunion sur la Politique agricole commune, organisée à la Maison diocésaine par les Chrétiens en monde rural et le M.R.J.C. Pour moitié des agriculteurs et pour moitié des jeunes en formation.


Prêtre et économiste, Laurent L. est parti de la situation de trois exploitations d’Ille-et-Vilaine. Ses constats : le monde agricole est peu uni de par la spécialisation. Chaque exploitation est devenue individuelle. Chaque exploitant ne pense pas sa production comme un élément clans l’ensemble de l’agriculture.
Or, c’est dans cette dernière direction que L. L. invite à regarder, en préconisant le développement de la solidarité à l’intérieur de projets globaux.
– solidarité entre aujourd’hui et demain.
– solidarité entre Nord et Sud. On sait maintenant que le développement des pays du tiers-monde passe par l’accès de ces pays à la production. Dès lors, cela suppose qu’ici on ne produise dans la limite de ce qui peut être vendu.
– solidarité encore entre les différents producteurs et avec les autres catégories socio-professionnelles.
On a redit que l’agriculteur peut prétendre à de nouvelles fonctions, par exemple dans le domaine de l’environnement ou des besoins sociaux. L’Évangile a été appelé pour éclairer la dimension chrétienne. Ce qui a donné lieu à un débat intéressant sur le sens de l’homme dans la Création. La démarche aura une suite le 7 février à la salle paroissiale Saint-Paul à Rennes2.

Troisième document : Saint-Ouen : 4 000 chrétiens en « états généraux » Pour un nouveau concile (Ouest-France, 25 novembre 1991)

Quatre mille chrétiens ont participé ce week-end à Saint-Ouen, près de Paris, aux premiers « états généraux de l’espérance ». Ils ont demandé la convocation d’un nouveau concile.


PARIS. — La critique et la dénonciation ont revêtu ce week-end à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) les couleurs de la fête. « L’appel au dialogue » lancé en 1989 par mille huit cents déçus d’une Église « autoritaire, méprisante et recroquevillée sur elle-même » a bien été entendu, selon Georges Montaron, le directeur de Témoignage Chrétien initiateur de ce rassemblement : quatre mille fidèles étaient samedi et dimanche au rendez-vous des premiers « états généraux de l’espérance ».


Quatre mille fidèles, « quatre mille paroles pour l’an 2 000 » :
jeux scéniques, orchestre, quatuor classique ont annoncé le désir « d’une citoyenneté nouvelle » dans une Église « toujours trop frileuse ».
Priorité à cinq thèmes :
– la démocratie dans l’Église ;
– l’économie solidaire ;
– l’éthique ;
– la modernité ;
– la construction de la paix.
L’espérance et la présence de quatre évêques (1), dont Mgr Daloz, représentant le président de l’épiscopat, invitaient certes à la pondération et au changement de ton ; les débats n’ont pas manqué, cependant, de raviver les passions.


Pour des ministres élus
« Oui, il existe une morale universelle à laquelle tout être humain peut se référer », explique France Quéré dans le carrefour sur l’éthique.
« Les valeurs ne sont pas Immuables, lui répond quelqu’un. Elles sont remises en question, tout comme les hiérarchies qui les prônent. »
Venus « expérimenter la démocratie dans l’Église », les 4000 fidèles optent pour la création d’instances destinées à gérer… les conflits. Ils répondent au manque de prêtres par « l’élection de ministres à temps partiel, sans discrimination de sexe, ni de situation matrimoniale ».
« Ne soyons pas des fossoyeurs des espérances déçues », demande Geneviève Jacques, secrétaire générale de la Cimade, en intervenant sur les moyens de « bâtir une économie solidaire ».


Vatican II dépassé
« Quatre conciles en cinq siècles, c’est trop peu », conclut, unanime, l’atelier sur « la démocratie dans l’Église » : il réclame un nouveau concile, « plus représentatif et plus œcuménique que Vatican II ».
« Vatican II est déjà dépassé, explique Edmond Vandermersch, l’un des organisateurs du rassemblement. L’Église doit s’activer si elle veut suivre le train. »
La marche risque d’être difficile : depuis Vatican II, ces fidèles ont pris de l’âge et le renouvellement se fait attendre. Devant l’ampleur de la tâche soulevée par l’assemblée, la musique d’un téléfilm américain choisi pour ces premiers états généraux apparaît bien ambitieuse. Peut-être trop ? Son titre : « Mission impossible »…
P. B.
(1) Lucien Daloz (Besançon), Guy Deroubaix (Saint-Denis), Jacques Gaillot (Évreux), André Lacrampe (Mission de France)3.

Quatrième document : Un seul toit pour six religions, rue de Châtillon : Un lieu d’apprentissage de la fraternité et de la paix

Ce n’est pas un hasard si le centre interreligions a ouvert ses portes, 7, rue de Châtillon, en pleine guerre du Golfe. Au moment où les armes risquent de dresser les uns contre les autres des hommes de confessions religieuses différentes, à Rennes, quelques pionniers font le pari « qu’entre croyants, dans le respect des convictions de chacun, il est possible d’apprendre ce qu’est la paix et la fraternité ». Un pari qu’ils ne veulent plus tenir seuls. Ils proposent aux membres de leurs communautés de les rejoindre.


C’est un local modeste, de petite dimension, promis d’ailleurs à la démolition. Il constitue pourtant une première en France. Six religions sous un même toit. Du jamais vu.
Pour en arriver là, il a fallu du temps. Tout a commencé en octobre 1988 par une invitation lancée par les catholiques aux protestants, orthodoxes, Israélites, musulmans et bouddhistes.
En dix-huit mois, les sept représentants se sont vus huit fois. Premier résultat :
– une déclaration commune sur le droit des plus pauvres, à l’occasion de l’année des droits de l’homme. Elle a été exposée à la mairie pendant plusieurs mois. Les bouddhistes l’ont même placée dans leur grande pagode de Paris.
– Une nouvelle déclaration a été signée en septembre 1990 sur les droits des enfants.
C’est dans ce contexte qu’est survenue la guerre du Golfe. De quoi mettre à l’épreuve la solidité du groupe. En fait, elle est l’occasion d’un nouveau pas en avant. Outre une troisième déclaration qui dépasse le conflit du Moyen-Orient, pour évoquer tous ceux qui se prolongent dans le monde, la décision a été prise d’avoir pignon sur rue.


Ne pas se cacher les différences
Que se passera-t-il dans le local de la rue de Châtillon ? Une permanence y sera organisée selon une fréquence à définir, plutôt l’après-midi entre 14 h 30 et 19 h On pourra s’y renseigner, échanger. Les grandes fêtes propres à chaque religion y seront solennisées. On pense
– au carême chrétien,
– au ramadan musulman,
– à la pâque juive,
– à la fête des morts bouddhiste.
Le Dr Saur suggère d’organiser une rencontre sur l’alimentation et la spiritualité. Précédemment, un échange a eu lieu sur la manière d’approcher la mort.


Pour avoir cheminé ensemble depuis tant de mois, les partenaires savent qu’il ne faut pas aller trop vite. C’est ainsi que la prière en commun n’est pas envisagée :
– « Le moment n’est pas venu, observe Éric Granet, qui fait partie de la communauté Israélite. Les mots que nous employons ne recouvrent pas la même réalité. »
– « On ne veut pas se cacher les différences, précise le P. Pontais. La réalité est trop complexe. Autrement, nous passerions à côté. Nous ne voulons pas faire une moyenne entre nous. Ce ne serait respecter personne ».
C’est pourquoi le terme « Dieu » a été supprimé d’une déclaration par égard pour les bouddhistes qui ne le demandaient pas.
Un représentant de la communauté musulmane attend de ce lieu « d’être connu dans ce qu’on a d’essentiel pour être reconnu à l’Intérieur de nos communautés. »
C’est bien là tout l’enjeu. Est-ce que cet élan parti de quelques-uns s’étendra aux communautés elles-mêmes ? 4
F. R.

Les noyaux dirigeants

La doctrine imaginée

Un véritable lavage sociologique des cerveaux peut donc s’opérer autour de la table ronde d’un recyclage ou d’un séminaire, comme au cours de la réunion d’une section syndicale, ou d’une commission de travail qui « cherche sa motivation ».
Mais il convient de bien remarquer que cette réduction du réel dans les esprits, s’accompagne d’une création.
En effet, la libéralisation qui s’accentue « affranchit » les intelligences, élimine les contraintes du monde extérieur, met les opinions à l’abri des cruels impératifs de la réalité.

Le Travail Social passe de l’attaque à la défense : pour affranchir la pensée, il l’isole du monde et de la vie, au lieu de les lui soumettre. Il élimine le réel dans l’esprit au lieu de réduire l’inintelligible dans l’objet. (Augustin Cochin).

La pensée est enfin libre. La troupe raisonnante peut alors « créer » un monde imaginaire dont elle sera maîtresse. L’ère des « lumières », de la « raison souveraine », de la « libre pensée », est ouverte.
Que restera-t-il de ce travail après la réunion ?
– Les motions qu’il produira fondront généralement comme du beurre au soleil des réalités.
– Mais le mode de pensée des hommes aura été modifié. Détournée de son application à la réalité actuelle ou possible, leur intelligence n’évoluera plus que sur les nuées de l’idéalisme.
– À la limite, le réel deviendra l’ennemi qu’il faut détruire, pour qu’il puisse faire place à la création du monde imaginaire que l’on a rêvé.
Et cela peut aller fort loin ! Nous ne citerons qu’un exemple, celui de Carrier, le « bourreau de Nantes », qui s’écriait en massacrant les femmes et les enfants :

Nous ferons périr la moitié de la France plutôt que d’abandonner notre idée.

Entendez : Nous ferons périr la réalité d’un peuple, plutôt que d’abandonner la nuée de notre rêve. Tel était le fruit du travail social des clubs jacobins. Nous sommes donc en présence d’un corollaire de la loi de réduction qui peut se résumer ainsi :
Corollaire 1 : LA DOCTRINE IMAGINÉE

La réduction du rapport des idées à la réalité au sein d’un groupe, entraîne la création d’une « doctrine imaginée » autour de l’opinion moyenne des personnes qui le constituent. Cette doctrine imaginée est d’autant plus haut placée sur les nuées que la réduction aura été plus intense.

Les princes des nuées

Mais si certains sont plus réfractaires que d’autres au processus de réduction, il en va de même pour le jeu de cette création.
Ceux qui sont plus légers y sont plus doués et tendent à voler plus haut. Plus commodément entraînés par les courants d’air dominants de l’opinion moyenne, ils sont plus facilement « dans le vent ».
Tandis que les personnalités les plus solides, les esprits les plus réalistes, sont incapables d’assimiler ce jeu qui contredit leur naturel, les beaux parleurs sont au contraire dans leur élément. Les voici enfin libres de satisfaire leur tendance à l’idéalisme, voire même de se venger de ce monde du réel, qui ne leur a accordé qu’un rôle médiocre, en rêvant un univers qui leur convient ! C’est tout de même plus commode que de se heurter à celui qui existe. C’est aussi plus exaltant pour l’orgueil de l’homme que de se soumettre humblement à l’ordre des choses. Nous retrouvons donc ici un corollaire de la loi de sélection que l’on peut résumer ainsi :
Corollaire 2 : LES PRINCES DES NUÉES

Les personnalités peu consistantes, mais parfois brillantes, que le groupe réducteur tend à sélectionner, sont tout naturellement les princes des nuées de la doctrine imaginée. Ils en sont les parlementaires.

Le gouvernement du Groupe

Mais le groupe pris en lui-même, n’est qu’une entité dépourvue de personnalité. Du point de vue de la pensée comme du point de vue de l’action, le groupe n’est rien de plus que le rassemblement d’un certain nombre d’individus. Il n’est donc pas plus capable de penser que d’agir. Parler de conscience ou de décision collective, c’est créer un mythe, c’est prendre une fiction pour une réalité. Ce à quoi porte tout naturellement ce petit « jeu de société ».
En effet sans aller bien loin, à l’issue de la réunion ou pendant celle-ci, il va bien falloir proposer une motion qui sera censée représenter la doctrine imaginée par la prétendue conscience collective.
Un de nos lecteurs a-t-il déjà vu un groupe écrire une motion ? Bien sûr que non ! Pour écrire il faut un porte-plume. Pour tenir le porte-plume il faut une main. Et pour guider la main il faut une intelligence et une volonté personnelle.
La réalité la plus matérielle et la plus immédiate renvoie donc brutalement l’acte collectif dans les nuages. Il faut que quelqu’un écrive pour les autres. Et ce quelqu’un sera tout naturellement un prince des nuées sélectionné par le mécanisme ; généralement un chic type, pas très doué, qui bravement acceptera la corvée. Mais dès les premiers mots, il va se sentir perdu. Comment présenter le papier ? Quels mots employer ? Depuis le temps qu’on parle, on a dit tant de choses diverses et contradictoires ! Comment les résumer ?
Alors un autre prince des nuées, ou plusieurs autres, vont l’aider. On lui suggérera la présentation. Telle phrase lui sera dictée, tel mot suggéré plutôt qu’un autre.
Et voici que le gouvernement du groupe s’organise, à l’insu du plus grand nombre, et parfois même, au début, de ceux qui en seront les tenants. Peu à peu, un petit noyau va se former, constitué généralement par des ratés ou des aigris, qui sont plus particulièrement portés à imaginer un monde fait pour eux, puisque celui du réel les a méconnus.
Ceux là ont souvent déjà quelques idées de la « nuée » sur laquelle ils voudraient s’installer. Non seulement leur horreur du réel les met particulièrement à l’aise dans la libéralisation maximale qui s’opère, mais voici que s’offre à eux un pouvoir très réel, bien qu’occulte.
D’un côté l’assemblée d’égaux délibérants se présente à eux comme une pâte molle, comme un troupeau sans chef.
– Ils y discernent déjà les ennemis des nuées, les « moutons noirs », ceux contre lesquels ils ont tant de rancœur à satisfaire, et dont ils sentent le malaise.
– Ils y reconnaissent aussi les inconsistants faciles à manier, les « braves gens » qui n’y voient pas très clair, les vaniteux et les beaux parleurs. Et ils perçoivent aussi leurs semblables.
De l’autre côté, ils voient une ou deux « cloches » munies d’un porte-plume dont elles ne savent que faire, mais flattées de la confiance que leur a fait l’assemblée. Alors on se glisse. On suggère. On infléchit. Au besoin on dicte. On fait parler celui-ci, on isole celui-là….
Une difficulté s’élève ? On rappelle l’égalité. On égare la discussion. On renvoie la question au groupe …
Et celui, ou ceux, qui commencent à tirer les ficelles constatent que cela marche. Le mécanisme tourne. Mais il ne tourne plus seul. Maintenant, quelqu’un commande et gouverne son mouvement. Son noyau dirigeant est en place.
Alors des actes sont possibles. Naturellement, l’illusion de la décision collective sera maintenue à tout prix. Mais ce que l’on désignera ainsi, ne sera rien de plus que l’aval par oui ou par non d’une décision personnelle, adoptée par un nombre très restreint de dirigeants « de fait », dont l’accord profond réside dans leur état de princes des nuées.
En définitive, le groupe ne sera plus qu’un troupeau manipulé, dont les individus ne pourront qu’approuver des motions écrites par une personne, et proposées par une autre. Le rêve égalitaire et libéral mènera donc à la dictature occulte d’une minorité irresponsable.
Phénomène que l’on peut retrouver à tous les niveaux de la vie sociale,
– dans le conseil d’administration d’une société anonyme ou
– dans un parlement,
– dans un groupe d’action catholique ou
– dans un synode d’évêques,
– dans un syndicat ou dans une coopérative….
Ici encore la réalité quotidienne nous les met parfois sous les yeux : synarchie, Franc-Maçonnerie, technocratie, Assemblée permanente, Gouvernement du « parti ». Tous systèmes qui mettent en jeu des manipulations successives par des « cercles intérieurs » de plus en plus restreints.
Le fonctionnement reste toujours le même. Le plus souvent aucun pouvoir officiel n’appartient au noyau dirigeant, pas même la moindre présidence. Donc aucune responsabilité ne peut lui être infligée. Si cela tourne mal, c’est la potiche qui tient l’estrade que l’on casse ! Une autre la remplace. Mais le noyau dirigeant demeure.
Les Francs-Maçons du siècle dernier appelaient ce mode de gouvernement « l’art royal ». Art royal, certes, mais d’un roi sans nom, sans responsabilité, et sans autre couronne que la satisfaction de sa volonté de puissance.

La technique de groupe méthodique

Nous avons mis en relief volontairement la constitution en quelque sorte spontanée du noyau dirigeant. Dans les débuts, en effet, l’amorçage du phénomène sociologique des groupes réducteurs peut en quelque sorte fonctionner tout seul.
Mais il n’en va pas ainsi longtemps. Si le noyau dirigeant ne prend pas sa place aux commandes de l’appareil, l’existence même de celui-ci ne passera pas le cap de la première ou de la deuxième réunion. Livré à lui-même il se démantèlera tout seul.
Mais plus le consensus social est porté au vague des idées, au libéralisme et à l’égalitarisme, plus il y a de chances qu’un prince des nuées soit là pour prendre les choses en main. Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’appareil semble parfois fonctionner tout seul.
Spontanéité qui peut faire illusion, et rendre même difficile le discernement des vraies causes du phénomène. « Comment ce groupe, animé semblait-il des meilleures intentions, a-t-il pu en arriver là ?  » dira-t-on en lisant ses motions ou en constatant la réduction opérée dans ses membres. Et l’on se condamnera à ne pas voir les vraies racines du mal, si l’on se borne à chercher qui a pu organiser une telle corruption.
Car, si une organisation existe après un certain temps il pouvait fort bien ne pas y en avoir au début. Et pour comble, la partie apparente de cette organisation n’en est que la façade. Derrière le président potiche, rarement on aura discerné les vrais moteurs du noyau dirigeant, dont l’efficacité repose sur le fait qu’on les ignore.
Ainsi avons nous voulu insister sur les vraies racines de ce mécanisme sociologique, qui résident dans sa règle du jeu, ainsi que sur son fonctionnement le plus général. Mais il est évident que la courbe du milieu est encore plus accentuée, la libéralisation maximale plus rapide, la réduction plus efficace, la sélection plus intense, lorsque le jeu est méthodiquement organisé par une équipe d’animation. Plus les engrenages sont clairement définis au départ et fermement maintenus en place, plus on commande consciencieusement leur mise en rotation, plus les phénomènes que nous venons d’étudier sont rapides. Ils sont aussi plus évidents.
C’est par exemple la technique de groupe systématisée, avec ses diverses applications, telles que « pédagogie non directive », « libre expression », « recyclages », « séminaires », etc.. C’est encore la forme d’action des groupes de pression à structure des cercles intérieurs : PSU, franc-maçonnerie, Action catholique centralisée, clubs idéologiques, etc..
Ici la libéralisation maximale est préalablement recherchée. Point n’est besoin qu’un noyau prenne conscience du mode de fonctionnement de l’appareil. Sa forme est connue auparavant, au moins par certains, et sa fin méthodiquement poursuivie.
Mais toujours on retrouvera les mêmes principes de base, Liberté, Égalité, Fraternité, et le mécanisme social auquel ils aboutissent. Le fonctionnement sera lui aussi le même, et l’on y retrouvera les mêmes lois de réduction et de sélection.

Un autre genre de groupe

Après l’analyse précédente, il peut être utile d’envisager au moins sommairement, les bases sur lesquelles un travail de groupe constructif peut s’établir. Nous supposons naturellement que la constitution de ce groupe est légitime et souhaitable.
Dès le départ, nous avons vu que le dyptique Liberté-Égalité semblait vouloir faire éclater le groupe. Pour lui maintenir son objectif de libéralisation maximale, pour en faire un groupe réducteur, il a fallu s’entêter.
Mais on peut aussi réagir plus sainement. Le simple bon sens y suffit.
Quand on a remué des idées pendant un moment, que la structure du groupe rend difficile son fonctionnement, et tend à l’écarter de la réalité, il apparaît tout simplement nécessaire de réviser sa forme.
C’est ce que nous allons faire ici.

La liberté du libéral

En premier lieu, faut-il accepter inconsidérément la liberté d’opinion comme un absolu en soi ? Que recouvre en fait l’attitude du «  libre penseur » ? Un examen critique s’impose ici.
La liberté selon le dictionnaire Larousse, c’est l’absence de contrainte. Mais si l’on prend à la lettre cette définition, elle peut conduire aux absurdités les plus énormes. Supposons par exemple que Pierre se trouve dans sa chambre au premier étage. Il a pleine liberté de se déplacer, en ce sens qu’il n’est pas contraint de rester en place, ou de se mouvoir dans telle direction plutôt que dans telle autre.
– S’il veut maintenant sortir de la chambre où il se trouve, il sera libre de le faire, mais à condition de passer par la porte. S’il prétend traverser un mur au nom de sa liberté, il se cassera le nez.
– Et si Pierre veut descendre au rez-de-chaussée, il est libre de le faire, mais à condition de passer par l’escalier.
– S’il se jette par la fenêtre, il risque fort de se blesser.
Autrement dit, Pierre ne sera libre qu’à condition de soumettre sa volonté aux multiples contraintes de la réalité qui l’entoure.
Mais cet homme peut refuser cette soumission, et adorer stupidement sa prétendue liberté. Celle-ci devient alors pour lui la licence de faire n’importe quoi. Se jeter par la fenêtre, par exemple. Au besoin vous chercherez à l’en empêcher. Mais alors vous le contraindrez à se soumettre à la réalité. Cessera-t-il d’être libre ? Ce faisant, porterez-vous atteinte à sa liberté ? Évidemment non ; au contraire.
– Car, si cet homme nie la pesanteur et se jette dans le vide, en fait, c’est qu’il n’est plus libre. Il est devenu fou, ce qui est une contrainte mentale.
– Ou bien, s’il se trompe, sa liberté cesse lorsqu’il a posé son acte. Ensuite il devient le jouet d’une force qu’il ne peut plus maîtriser. Il tombe et il subit les conséquences de sa chute.
Sur le plan moral, intellectuel, pédagogique ou professionnel, le libéral, le libre penseur, nos égaux délibérants de tout à l’heure, refusent en fait les contraintes de la réalité. Ce sont des fous qui nient la pesanteur. Et comme eux, ils cessent d’être libres, et deviennent esclaves de leurs passions, de leurs désirs, de leurs ambitions, des rêves qu’ils construisent sur les nuées, puis des conséquences des actes que leur déraison leur aura fait poser.

La vraie liberté

Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres.
St. Jean 8-32.

Pour qu’il y ait liberté, il faut en effet reconnaître d’abord l’ordre des choses, les lois qui régissent la matière, celles qui gouvernent l’ordre moral, physiologique, social, professionnel, etc.
Pour cela il faut rechercher l’accord, l’identité entre sa pensée et la réalité. C’est l’acte même d’intelligence, du latin intelligere : choisir (legere) entre (inter), discerner, démêler, comprendre. Au terme de l’effort d’intelligence pour accorder sa pensée et la réalité, il y a la vérité, qui sera d’autant plus complète que l’accord est parfait.

C’est alors que l’on sera libre. Libre par exemple de construire un escalier, un ascenseur, un avion ou une fusée, pour vaincre la force de pesanteur en se soumettant à son existence et à ses lois. « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant », disait Francis Bacon.
Ainsi pour construire un pont, il faut d’abord étudier les lois de la mécanique, afin de les vaincre en s’y soumettant. Plus l’ingénieur les a comprises, mieux il pourra s’appuyer sur leur réalité, plus son pont sera réussi.
De même celui qui prétend construire une société, une pédagogie, une entreprise ou une profession, doit d’abord étudier les réalités objectives, les lois naturelles, l’ordre des choses, dans le domaine à l’amélioration duquel il prétend appliquer ses efforts. Plus il en aura l’intelligence, plus son œuvre sera réussie.
Ainsi, dans un groupe réaliste (par opposition au groupe réducteur) ce n’est pas la liberté qui sera posée comme absolue au départ. Elle doit au contraire devenir le but à atteindre.
Et pour atteindre à cette liberté, le moyen qui doit être affirmé tout d’abord, c’est la soumission au réel. Alors les intelligences pourront pénétrer cette réalité et trouver la vérité, qui seule peut rendre libre.

Égalité et Hiérarchie

Depuis plus de trente ans que je tiens la plume philosophique, j’ai toujours représenté la souveraineté du peuple comme une mystification oppressive, et l’égalité comme un ignoble mensonge.
Auguste Comte

« Si tu manges ce fruit tu seras l’égal de Dieu ». Le Serpent
Quant au problème de l’égalité, elle apparaît bien comme la première des nuées, celle qu’engendre directement le libéralisme. S’il est possible de défendre la vraie liberté en prenant le contre-pied de l’attitude libérale, ici, rien ne peut être tenté. L’égalité n’est pas récupérable. Elle n’est qu’une redoutable contradiction de la réalité.
Elle est tout d’abord une notion mathématique qui ne peut s’appliquer qu’à la quantité. L’employer en parlant des personnes est donc déjà au niveau des mots, une absurdité.
Deux personnes sont en effet différentes. Elles peuvent à la rigueur peser aussi lourd l’une que l’autre, et l’on pourra dire que leurs poids sont égaux. Mais dire que « les hommes sont égaux entre eux » est aussi dépourvu de sens que de dire : « deux champs sont égaux », ou « deux villes sont égales. »
Quant au sens que l’on cherche à faire passer sous ce mot d’égalité, il n’est que le refus de la réalité. Et la réalité, c’est qu’une quelconque des qualités d’un individu n’est que très accidentellement l’égale de celle d’un autre ; c’est qu’il est impossible que toutes les qualités d’un individu soient égales à celles d’un autre ; c’est que de deux individus, l’un est toujours supérieur à l’autre, au moins dans un domaine particulier, sinon dans l’ensemble de ses dons.
La réalité c’est qu’il y a inégalité et diversité.
– L’un est plus adroit, l’autre pèse plus lourd ;
– l’un est plus travailleur, l’autre plus vertueux ;
– l’un est plus intelligent, l’autre plus doué de mémoire, etc.
Et ce sont justement ces inégalités qui rendent possible la vie sociale. Car dans toute société, il faut
– des mathématiciens pour calculer,
– des chefs pour gouverner,
– des hommes habiles pour travailler de leurs mains,
– des hommes sages pour gérer,
– des inventeurs pour inventer,
– des entrepreneurs pour entreprendre,
– des guerriers pour défendre la cité…
Rechercher l’égalité, c’est tuer la vie sociale. Un groupe d’égaux délibérants, tel que nous l’avons vu, n’est pas une société, c’est une dissociété. C’est pourquoi l’argument de la fraternité, de l’union nécessaire, est indispensable pour lui maintenir un semblant de cohésion, et le livrer aux mains des manipulateurs.
La mystification oppressive de la souveraineté du peuple conduira les égaux, par le chemin de la réduction, à la tyrannie des noyaux dirigeants. Devant eux ils ne seront plus un peuple, mais un troupeau de moutons, munis chacun d’un bulletin de vote.
Tant pis pour eux si leur jalousie les a rendus assez vils, pour ne pas accepter la réalité de leurs infériorités comme celles de leurs supériorités ; tant pis pour eux si leur orgueil les a rendus assez sots pour croire à l’ignoble mensonge social de l’égalité, ou confondre celle-ci avec la justice. Même au ciel, enseigne l’Église, il y a des hiérarchies.
À rebours de cette attitude, la soumission au réel doit reconnaître les inégalités, parce qu’elles sont un fait, et parce qu’elles sont un bienfait. Le groupe réaliste devra donc s’appuyer sur elles comme sur le fondement de toute vie sociale.
– Il comportera une hiérarchie,
– la reconnaissance des compétences de chacun,
– la définition des rôles, des missions, des responsabilités.
Sous une direction clairement définie, chacun pourra alors apporter aux autres ce qu’il sait, donc accroître leur connaissance du réel. En bref
– on apprendra quelque chose au lieu de désapprendre ;
– on s’enrichira d’un peu plus de vérité, au lieu de s’appauvrir et de se réduire ;
– enfin on pourra construire au lieu de détruire.
« La soumission est la base du perfectionnement », disait Auguste Comte.

La vraie Fraternité

Il faut distinguer entre l’Union artificielle fondée sur des théories et des principes, et l’Union réelle fondée sur des faits.
Augustin Cochin, La Révolution et la Libre Pensée.

Quant à la cohésion du groupe réaliste, il importe de bien voir que c’est autour de sa finalité qu’elle peut prendre une réelle consistance.
Le groupe n’est pas une nécessité en soi. Pour que son existence soit utile, il faut qu’il réunisse des personnes qui ont un bien commun à défendre ou à promouvoir. Un bien commun, c’est-à-dire un bien personnel commun à ceux qui se réunissent, un intérêt réel qui est propre à chacun d’eux.
Alors, la finalité du groupe sera la réunion des efforts de plusieurs personnes pour défendre ou promouvoir le bien qui leur est commun.
Tandis que dans les groupes réducteurs, on ne rencontre généralement que des motifs de réunion vagues et lointains :
– la Paix au Vietnam ;
– l’apostolat de l’église ;
– le bonheur de l’humanité.
Motifs de réunion qui ne sont que des finalités apparentes, impropres à créer le lien d’une vraie fraternité, mais propres à ouvrir la voie des nuées. Ces finalités apparentes cachent bien souvent la vraie finalité des groupes réducteurs, qui se trouve exprimée dans leur forme sociologique même, par la pratique de laquelle on veut réaliser la démocratie égalitaire.
Pour le groupe réaliste, au contraire, son existence n’est pas plus une fin en soi que sa forme. Celle-ci est organisée, dans ses principes essentiels, selon l’ordre des choses.
– La soumission au réel en est la base.
– Sa structure est hiérarchique.
– Sa finalité est constituée autour d’un bien commun, base de la vraie fraternité entre ses membres.
Est-ce à dire que tous sont d’accord, qu’aucune divergence n’existe, qu’aucun problème ne se posera ? Certes non. Ce serait rêver que de le croire, même s’il peut être souhaitable de rechercher cette unité. Mais tous admettent au moins que la vérité n’est pas la moyenne de deux avis divergents, et que si deux personnes se contredisent, l’une au moins se trompe.
Dès lors, il ne sera pas demandé à l’un ou à l’autre de renoncer à tout ou partie de son avis pour adhérer à « l’opinion du groupe ». Mais on écoutera celui qui est le plus compétent, et le chef décidera sous sa responsabilité.
Dès lors l’action, non exempte d’erreur bien sûr, sera possible. Et cette action amènera l’épreuve du réel.
– Si la décision a été sage, elle portera ses fruits.
– Si l’on s’est trompé, on devra se soumettre à la réalité, réviser ses positions, acquérir un peu plus de vérité, donc de liberté.
Ainsi le perfectionnement sera le fruit de l’effort de soumission à l’ordre des choses, autant qu’à l’autorité de ceux qui sont supérieurs par les compétences ou par la charge.
La cohésion du groupe sera assurée par sa hiérarchie et par les différenciations des rôles de chacun, plutôt que par la volonté de créer une union illusoire autour d’un plus petit commun diviseur.

Conclusion

En matière de conclusion, il n’est pas inutile de remarquer encore que la forme de la structure sociologique d’un groupe humain ne tient ni à son apparence, ni à ses buts. Elle dépend bien plutôt de la mentalité moyenne des gens, ou de ce que recherchent vraiment ceux qui la conçoivent ou la suscitent.
Un syndicaliste de pointe déclarait un jour que ce qui comptait le plus à ses yeux, ce n’était pas les buts du syndicalisme, mais les moyens qu’on y utilise.

Ce sont eux, disait-il, qui déterminent le comportement psychologique par lequel les hommes se transforment progressivement.

Au sortir de l’assemblée générale d’un groupement d’agriculteurs, l’un d’eux s’étonnait de ce que tant de discours aient produit si peu de décisions concrètes.

Mais Monsieur, lui fut-il répondu, le but n’est pas de décider quelque chose, le but est de transformer les gens.

Propos révélateurs qui prouvent que le premier but d’un groupe réducteur n’est pas la finalité apparente qui lui est proposée, mais bien la transformation des hommes. Il s’agit avant tout de les forcer à vivre la démocratie égalitaire que certains voudraient réaliser.
Rappelons simplement ici la phrase de Karl Marx :

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer. (IIe thèse sur Feuerbarch)

Mais le revirement tient à peu de choses : qu’une ou deux personnes perçoivent à temps les racines sociologiques du phénomène qui s’amorce, et tout est renversé. L’autorité d’une personne peut suffire pour que la structure du groupe soit radicalement modifiée. Tout comme l’usure, le conformisme, ou la maladie d’un responsable, peuvent suffire à soumettre un groupe réaliste au règne des nuées.
Ainsi paraît-il essentiel d’éclairer les intelligences sur les vraies causes du mal social actuel. C’est à cette tâche que cette modeste étude voudrait contribuer.
Adrien Loubier

Introduction aux annexes

Nous avons essayé, dans les lignes qui ont précédé, d’analyser des mécanismes sociologiques qui président, dans tous les domaines, au fonctionnement de la plupart des groupes contemporains.
Cette démonstration est volontairement limitée à son essentiel ; elle n’est donc assortie que des exemples généraux indispensables à sa compréhension, un peu comme celle d’un théorème de géométrie.
Néanmoins, tout comme en mathématiques, il reste à faire les applications pratiques, les problèmes et exercices permettant de posséder et d’utiliser pleinement le théorème étudié.
Cet effort d’application, en général, ne peut être que personnel. Il sera d’autant plus facile que l’expérience sociale du lecteur sera plus grande. Les réactions de nombreux lecteurs nous l’ont déjà démontré.
– Tel religieux, témoin de la dégradation de son ordre depuis quelques années, s’est écrié après avoir lu ces lignes : « l’auteur ne peut être qu’un de mes confrères…  »
– Tel membre de l’administration s’est écrié : « Ce texte est une analyse critique spécialement conçue par un haut fonctionnaire qui, comme moi, est écœuré par le fonctionnement occulte du Groupe d’Étude et de Recherche auquel je suis contraint de participer…  »
– Tel ingénieur conseil spécialisé dans les problèmes de formation a conclu : « Cet essai a pour but de critiquer les ravages sociaux de la Dynamique de Groupe que l’on m’oblige à employer ».
– Etc. Etc.
Le Champ d’application des règles précédentes est en effet très vaste. C’est pourquoi il nous a paru utile de donner ci-après une liste de secteurs de recherches. Chaque lecteur pourra y trouver son compte.
Après quoi, quelques annexes nous ont paru utiles. Celles-ci comportent des textes, des citations, et quelques applications plus particulières ou pratiques.
Notre souhait le plus cher, est que cet effort soit prolongé, dans toutes les directions, par des hommes de bonne volonté que ce modeste travail aura pu intéresser. S’il plaît à Dieu…
Liste non exhaustive des secteurs possibles d’application des lois sociologiques des groupes réducteurs, pouvant donner lieu à des annexes.
– Action Catholique
– Forum de discussion sur le Web
– Bureaux, Bureau — Paysage
– Cellule de parti politique
– Chambrée militaire
– Classe non-directive
– Club idéologique (Jean Moulin, Jacobins)
– Club d’influence (Rotary, Lyons)
– Club de loisirs (Club Méditerranée)
– Comité d’entreprise
– Concile
– Conférences
– Convents et loges
– Coopératives
– Couvent religieux
– Délégués du personnel
– Équipes sacerdotales
– Famille égalitaire
– Manifestations
– Milieux sociologiques informels
– Parlements
– Pédagogie non-directive
– Recyclages professionnels
– Séminaires de prêtres
– Syndicats
– Synode, conciles, symposiums
– Technique non-verbales
– Technocratie
–… etc.

Les trois formes d’oppression

La clairvoyance sobre et concise de ce texte de Cochin, ainsi que sa reprise de la célèbre devise dont les mots clés ont été pris pour plan du début de notre étude, nous ont déterminé à le reproduire ici. Les mots soulignés le sont par nous.

Les trois formes d’oppression qui répondent aux trois états des sociétés de pensée ne sont pas un effet du tempérament des individus, un hasard, mais la condition de l’existence même de sociétés qui posent en principe la liberté absolue dans l’ordre intellectuel, moral et sensible.
– Toute société de pensée est oppression intellectuelle par le fait même qu’elle dénonce en principe tout dogme comme une oppression. Car elle ne peut, sans cesser d’être, renoncer à toute unité d’opinion.
Or une discipline intellectuelle sans objet qui lui réponde, sans idée, c’est la définition même de l’oppression intellectuelle.
– Toute société d’égaux est privilège par le fait même qu’elle renonce en principe à toute distinction personnelle ; car elle ne peut se passer d’unité de direction.
Or une direction sans responsabilité, le pouvoir sans autorité, c’est à dire l’obéissance sans respect, c’est la définition même de l’oppression morale.
– Toute société de frères est lutte et haine par le fait qu’elle dénonce comme égoïste toute indépendance personnelle : car il faut bien qu’elle lie ses membres les uns aux autres, qu’elle maintienne une cohésion sociale. Et l’union sans amour c’est la définition même de la haine.
Augustin Cochin, Réflexion (1909)

Paroles de démocrate

Sous la plume d’un célèbre démocrate, Marc Sangnier, nous trouvons les lignes suivantes. Elles paraissent particulièrement propres à définir ce que nous avons appelé les noyaux dirigeants, et que Sangnier appelle « centre d’attraction », ou « majorité dynamique ».
À ceux qui croyaient encore que la démocratie était le règne de la majorité, ce texte enlèvera sans doute leurs illusions. C’est bien le règne d’une minorité, une « infime minorité » même, nous précise candidement Marc Sangnier.
Il peut être utile aussi de rappeler que le Sillon fut condamné par l’Église, et mérita l’accusation de prétendre « construire la cité chrétienne sur les nuées » (Saint Pie X, Lettre sur le Sillon).
C’est donc bien un «  prince des nuées » qui nous parle :
Les mots soulignés le sont par nous.

Non seulement notre démocratie n’exige pas pour se mettre en route une unanimité de saints, elle ne réclame même pas une MAJORITÉ NUMÉRIQUE ; UNE MINORITÉ, peut être une INFIME MINORITÉ suffit.
Je m’explique :
Les forces sociales sont en général orientées vers des intérêts particuliers, dès lors, nécessairement contradictoires et tendant à se neutraliser. Ce n’est pas ici que j’aurais besoin de faire ressortir comment de la divergence même des intérêts particuliers on déduit logiquement la nécessité d’un organe propre à défendre l’intérêt général qu’il serait puéril de considérer comme la somme des intérêts particuliers.
Il suffit donc que quelques forces affranchies du déterminisme brutal de l’intérêt particulier soient orientées vers l’intérêt général, pour que la résultante de ces forces, bien que numériquement inférieure à la somme de toutes les autres forces, soit pourtant supérieure à leur résultante mécanique.
Dès lors, si l’on trouve un CENTRE D’ATTRACTION capable d’orienter dans le même sens quelques-unes de ces forces qui se contrariaient et se neutralisaient, celles-ci pourront l’emporter et le problème sera résolu.
La démocratie apparaîtra toujours, au contraire, comme l’expression d’une orientation, le sens d’un mouvement. Plus il y aura de citoyens pleinement conscients et responsables, mieux sera réalisé l’idéal démocratique ; mais, pour commencer, il n’est pas besoin d’une MAJORITÉ NUMÉRIQUE, il suffit d’une MAJORITÉ DYNAMIQUE….
Marc Sangnier

Paroles de pape

Après l’annexe précédente, consacrée à un texte de Marc Sangnier, il est bon de citer ici quelques extraits de la lettre encyclique que le Pape, Saint Pie X, consacra aux doctrines sociales du Sillon, et à leur condamnation par l’Église.
Nous avons souligné certains passages, et porté des sous titres en marge, en vue de mieux faire ressortir les rapports avec le plan que nous avons adopté pour notre étude.
Extraits de la lettre encyclique sur le Sillon. Saint Pie X — Pape — 25 Août 1910

….. Le Sillon s’égarait. Pouvait-il en être autrement ?
Ses fondateurs, jeunes, enthousiastes et pleins de confiance en eux-mêmes, n’étaient pas suffisamment armés de science historique, de saine philosophie et de forte théologie pour affronter sans péril les difficiles problèmes sociaux vers lesquels ils étaient entraînés par leur activité et leur cœur, et pour se prémunir, sur le terrain de la doctrine et de l’obéissance, contre les infiltrations libérales et protestantes.
… Non, la civilisation n’est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées…
Le Sillon a le noble souci de la dignité humaine. Mais cette dignité, il la comprend à la manière de certains philosophes dont l’Église est loin d’avoir à se louer.
Le premier élément de cette dignité est la liberté, entendue en ce sens que, sauf en matière de religion, chaque homme est autonome.
De ce principe fondamental il tire les conclusions suivantes :
– Aujourd’hui, le peuple est en tutelle sous une autorité distincte de lui, il doit s’en affranchir : émancipation politique.
– Il est sous la dépendance de patrons qui, détenant ses instruments de travail, l’exploitent, l’oppriment et l’abaissent ; il doit secouer leur joug : émancipation économique.
– Il est dominé enfin par une caste appelée dirigeante, à qui son développement intellectuel assure une prépondérance indue dans la direction des affaires ; il doit se soustraire à sa domination : émancipation intellectuelle.
Le nivellement des conditions à ce triple point de vue établira parmi les hommes l’égalité, et cette égalité est la vraie justice humaine.
Une organisation politique et sociale fondée sur cette double base, la liberté et l’égalité (auxquelles viendra bientôt s’ajouter la fraternité), voilà ce qu’ils appellent démocratie.
… Et voilà la grandeur et la noblesse humaine idéale réalisée par la célèbre trilogie : Liberté, Égalité,Fraternité…
Telle est, en résumé, la théorie, on pourrait dire le rêve, du Sillon, et c’est à cela que tend son enseignement et ce qu’il appelle l’éducation démocratique du peuple, c’est-à-dire à porter à son maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun, d’où découlera la démocratie économique et politique, et le règne de la justice, de l’égalité et de la fraternité.
Ce rapide exposé, vénérables Frères, vous montre déjà clairement combien Nous avions raison de dire
– que le Sillon oppose doctrine à doctrine,
– qu’il bâtit sa cité sur une théorie contraire à la vérité catholique et
– qu’il fausse les notions essentielles et fondamentales qui règlent les rapports sociaux dans toute société humaine.
Cette opposition ressortira davantage encore des considérations suivantes.
–… Au reste, si le peuple demeure le détenteur du pouvoir, que devient l’autorité ? Une ombre, un mythe ; il n’y a plus de loi proprement dite, il n’y a plus d’obéissance…
–… Un ordre, un précepte, serait un attentat à la liberté ;
– la subordination à une supériorité quelconque serait une diminution de l’homme, l’obéissance une déchéance.
Est-ce ainsi, Vénérables Frères, que la doctrine traditionnelle de l’Église nous représente les relations sociales dans la cité même la plus parfaite possible ?
Est-ce que toute société de créatures dépendantes et inégales par nature n’a pas besoin d’une autorité qui dirige leur activité vers le bien commun et qui impose sa loi ? …
Le Sillon qui enseigne de pareilles doctrines et les met en pratique dans sa vie intérieure, sème donc parmi votre jeunesse catholique des notions erronées et funestes sur l’autorité, la liberté et l’obéissance.
Il n’en est pas autrement de la justice et de l’égalité. Il travaille, dit-il, à réaliser une ère d’égalité, qui serait par là même une ère de meilleure justice. Ainsi, pour lui, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social…
Il en est de même de la notion de fraternité, dont ils mettent la base dans l’amour des intérêts communs, ou, par delà toutes les philosophies et toutes les religions, dans la simple notion d’humanité, englobant ainsi dans le même amour et une égale tolérance tous les hommes avec toutes leurs misères, aussi bien intellectuelles et morales que physiques et temporelles.
Or, la doctrine catholique nous enseigne que le premier devoir de la charité n’est pas dans la tolérance des convictions erronées, quelques sincères qu’elles soient, ni dans l’indifférence théorique ou pratique pour l’erreur ou le vice où nous voyons plongés nos frères, mais dans le zèle pour leur amélioration intellectuelle et morale non moins que pour leur bien-être matériel…
… Non, Vénérables Frères, il n’y a pas de vraie fraternité en dehors de la charité chrétienne, qui, par amour pour Dieu et son Fils Jésus-Christ notre sauveur, embrasse tous les hommes pour les soulager tous et pour les amener à la même foi et au même bonheur du ciel. En séparant la fraternité de la charité chrétienne ainsi entendue, la démocratie, loin d’être un progrès, constituerait un recul désastreux pour la civilisation…
… Eh quoi ! on inspire à votre jeunesse catholique la défiance envers l’Église, leur mère ; on leur apprend
– que depuis dix-neuf siècles, elle n’a pas encore réussi dans le monde à constituer la société sur ses vraies bases ;
– qu’elle n’a pas compris les notions sociales de l’autorité, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et de la dignité humaine ;
– que les grands évêques et les grands monarques, qui ont créé et si glorieusement gouverné la France, n’ont pas su donner à leur peuple ni la vraie justice, ni le vrai bonheur, parce qu’ils n’avaient pas l’idéal du Sillon !
Le souffle de la Révolution a passé par là, et nous pouvons conclure que si les doctrines sociales du Sillon sont erronées, son esprit est dangereux et son éducation funeste.

Que faire, en présence d’un groupe réducteur ?

La corruption idéologique par la forme sociologique du groupe

Mon cher Christian,
Les remarques que tu me fais au sujet des Groupes Réducteurs m’ont bien intéressé. Il serait en effet trop facile de se limiter à l’analyse d’un phénomène social. Il faut encore que cet effort de réflexion nous serve dans la pratique ; qu’il puisse informer utilement nos actes.
Et comme tu le remarques très justement, il n’est que trop courant de voir tomber dans les pièges de la démocratie égalitaire, des personnes pourtant très opposées à ses principes. C’est même, souvent, à la faveur de leurs efforts de restauration sociale, que certains finissent par se faire réduire.
Mais je ne pense pas qu’il y ait là une simple inconséquence intellectuelle. Je crois plutôt qu’il s’agit essentiellement d’un défaut de discernement du problème sociologique, souvent négligé au profit du seul combat idéologique. Car ce dernier, pour être essentiel, n’est pas toujours le plus important ni le plus urgent dans l’ordre tactique.

Exemple de la réduction de Madame N., cathéchiste.

C’est cette méprise qui est évidemment à l’origine du « passage à la moulinette » de cette dame catéchiste, Madame N, dont tu me parles.
– Elle est, en fait, tombée dans un piège qu’elle n’a pas vu.
– Elle est allée participer à ce recyclage de catéchiste pour tenter de convaincre ses concitoyennes ainsi que le vicaire qui l’organisait, d’enseigner l’authentique catéchisme catholique, plutôt que les ambiguïtés néo-ariennes du manuel qu’on lui a fait passer.
Intention louable, certes. Mais, que s’est-il passé ?
– Elle est arrivée bardée d’arguments pour défendre la vérité. C’est-à-dire qu’elle a concentré ses énergies sur un faux problème, ou si l’on veut, sur unefin seconde.
– Et elle s’est laissé imposer sans s’en apercevoir la forme sociologique du groupe qui en constitue la fin essentielle.
– On lui a dit :

Madame, nous sommes très respectueux de votre manière de voir. C’est votre opinion. Nous ne vous demandons rien de plus que de respecter aussi celle des autres.

Et elle y a consenti, dans l’espoir de les convaincre. Dès lors elle avait un premier doigt dans l’engrenage. Elle avait accepté l’élément essentiel de la règle du jeu : le libéralisme.
– Aussi ne pouvait-elle plus qu’accepter la suite logique : l’égalité.

Madame, cette personne ne pense pas comme vous. Elle en a le droit. Si vous voulez qu’elle vous écoute, vous devez la laisser s’exprimer. Son opinion n’a-t-elle pas autant de valeur que la vôtre ?

– Et quand on a bon caractère, c’est tellement plus facile d’accepter le rôle du « chic type », de la brave dame « sympathique » et « compréhensive » ? Si l’on contredit trop brutalement, que l’on parait mettre en doute la liberté de pensée par l’affirmation d’une vérité objective, si l’on passe pour intransigeant, ne perdra-t-on pas cet espoir qui miroite encore : « convaincre, faire entendre raison ?  »
– Et au milieu de cette ronde d’avis, d’opinions, de «  remises en cause », comment ne pas se « sentir concerné » ? N’est-on pas obligatoirement « frères » ? Et si le groupe doit élaborer des directions de catéchèse, comment cette dame aurait-elle pu ne pas accepter cette participation fraternelle au travail en cours ? Ne fut-ce que pour mêler un peu de vérité dans tout ce fatras ?
– À partir de ce moment, Madame N. avait plus qu’un doigt dans l’engrenage. Elle y avait les deux bras. Et le reste y est passé. La machine à broyer, savamment manipulée par un petit abbé passé maître dans l’art des dynamiques de groupes, a porté ses fruits de lavage de cerveaux. Madame N. a suivi plusieurs séances.
– Elle y a rendu l’éminent service d’y apporter la contradiction, élément qui est nécessaire à toute dialectique comme le point d’appui est nécessaire au levier.
– Et peu à peu, elle s’est laissée ébranler. Le doute l’a pénétrée. Et elle enseigne aujourd’hui la religion de notre petit abbé, au lieu de celle que l’Église lui avait apprise naguère.
En bref, elle s’est fait « réduire ».
Mais il faut bien voir que c’est pour avoir appliqué ses efforts sur un faux problème ; c’est pour avoir couru après des illusions et des ombres que cette dame est tombée dans le puits. Illusion, non pas quant à l’importance du problème des catéchismes modernistes, mais quant au fait de croire qu’il était possible de lutter efficacement contre eux en acceptant le moyen sociologique qui sert à leur propagation.

Dans ce type de réunion, la forme est plus importante que sa finalité apparente

Ce qui est essentiel, devant ce genre de réunion, c’est d’en distinguer la forme et la finalité. Ou si tu préfères, la cause formelle et la cause finale.
– Cette finalité, dans le cas présent, c’est le prétexte de la réunion c’est-à-dire une recherche en matière de catéchèse.
– Mais ce n’est en fait qu’un prétexte, grâce auquel on pourra atteindre une autre finalité plus large et plus générale, qui se traduit dans la forme sociologique de la réunion : c’est la réduction des individus et la manipulation du groupe.
Au regard du combat au service du vrai c’est généralement le problème évoqué comme objet de ce genre de réunion, ce que l’on peut appeler sa cause finale, qui parait le plus important. C’est pourquoi il fait souvent pour ceux qui ont de bonnes intentions, l’effet d’un miroir aux alouettes.
Mais au regard de la transformation révolutionnaire des personnes, de leur comportement, de leurs mœurs, c’est la forme du groupe réducteur qui importe. Quant aux idées, elles se troubleront nécessairement tant que l’on restera enfermé dans le système.

Sur l’attitude à adopter en présence d’un groupe réducteur

C’est pourquoi il faut absolument que tu fasses comprendre à ce Monsieur X, dont tu me parles, que l’attitude qu’il doit adopter à l’égard de ce forum où on l’a invité, n’a rien de fondamental à voir avec le problème vague de la participation, que l’on prétend y étudier. Celui-ci n’est rien de plus qu’un prétexte, une occasion.
– Ce que vise, plus ou moins consciemment, le délégué PSU qui l’organise, ce qu’il veut, c’est « niveler les consciences », forcer les individus à vivre la démocratie égalitaire, à modifier leur manière de voir.
– Son but, c’est de « réduire » les personnes aux dimensions des idéologies de son noyau dirigeant afin de pouvoir les manipuler.
– Et s’il ne le veut pas explicitement lui-même, ceux qui ont conçu et organisé la forme sociologique de ce genre de groupe l’ont voulu pour lui. Aussi, c’est à ce vrai but que Monsieur X doit s’attaquer.
Ce qu’il faut, c’est au contraire
– promouvoir la personne, donc les personnalités, contre la massification démocratique.
– Et pour cela,il faut concentrer ses énergies sur la règle du jeu. C’est elle, et elle seule qu’il faut refuser. Et il faut la refuser jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au martyre.
– Il faut accepter pour cela de passer pour « fou aux yeux du monde », de se faire sortir, d’être persécuté.
Et la plus évidente preuve du fait que le combat réel se situe ici, c’est la violence, la haine farouche, disproportionnée apparemment avec laquelle l’ennemi nous attaquera si nous portons nos efforts sur ce terrain. C’est qu’ici, en effet, il se sent découvert.
– Tant qu’on ne l’attaquera qu’au plan des idées, sans contester le jeu démocratique et égalitaire qu’il a organisé, il se rira de nous. Tout comme Lénine se riait des Russes blancs qui se jetaient dans les Soviets en formation dans l’espoir de les « noyauter ». « Laissez-les faire, disait-il, ils font notre jeu ». Et c’était vrai, puisqu’ils avaient accepté la règle de ce jeu.
– Mais qu’on vienne à refuser cette règle, à contester que l’esprit humain soit en droit de penser ce qu’il veut et de se bâtir son opinion sans aucune autre référence que lui-même, alors plus rien ne va.
– Que l’on vienne à affirmer les hiérarchies comme utiles et nécessaires, et les fureurs se déchaînent.
– Que l’on refuse de croire au mythe d’une fraternité sans objet, alors la violence n’a plus de borne, la persécution n’a plus de frein, la haine n’a plus de limite.
Dès cet instant, de votre position d’adversaire idéologique, peut-être, mais de collaborateur pratique, vous êtes passé à celle d’adversaire total et déclaré, capable de porter au cœur même de la Révolution les coups fatals qui lui ont été si souvent épargnés.
C’est pourquoi, si ton ami, Monsieur X, veut tenter quelque chose, il doit concentrer ses énergies sur le refus total et sans nuances de toute espèce de discussion, tant que celle-ci sera construite sur les bases du groupe réducteur.
Il faut affirmer :
– qu’il y a une vérité ;
– que tout travail sérieux dans un groupe exige que celui-ci comporte une hiérarchie ;
– que certains avis ont plus de poids que d’autres ;
– que la vraie fraternité doit reposer sur des intérêts communs réels ;
– que la gestion de ceux-ci exige un chef et des responsabilités.
Et si ton ami est seul à y voir clair, probablement se fera-t-il « vider » avec perte et fracas. Ce qui est toujours pénible. Mais il aura rendu aux personnes présentes le premier service, et sans doute le seul qu’il pourra leur rendre : il aura dévoilé l’adversaire et sa tactique, et peut-être éclairé et préservé l’un ou l’autre.
Ce résultat ne vaut-il pas ce sacrifice ? Pourquoi nous battons-nous ? Pour un troupeau de moutons sans consistance et sans âme, afin qu’il soit un peu plus à gauche ou un peu plus à droite dans son matérialisme ? Certes non, tu le sais aussi bien que moi. N’aurions-nous sauvé qu’une personne, que nous n’aurions pas perdu notre temps.
Mais on n’est pas toujours seul, avec l’aide de Dieu, si l’on en prend les moyens. Puisque ton ami a encore quelques semaines devant lui, il faut qu’il les emploie à convaincre ceux qui sont le plus facilement accessibles ; et surtout ceux dont les personnalités sont plus fortes. S’il peut n’être pas seul à la première réunion, tout est possible. Celui qui sortira le premier sera peut-être l’animateur. Alors un travail sérieux pourra s’amorcer sur les bases d’un groupe réaliste.

Que faire pour préserver un groupe naissant de la réduction ?

Quant à ton ami Y, je pense que le cas est très différent.
– Tout d’abord, il dispose de plus de temps.
– D’autre part, il semble bien que le noyau dirigeant n’existe pas préalablement, et c’est fondamental.
Si aucune préparation sérieuse n’est faite, inévitablement les généralités vagues dans lesquelles on nagera au départ entraîneront son application en même temps que le libéralisme et l’égalitarisme ambiants provoqueront une première réduction.
Mais pour désamorcer et empêcher ce phénomène, il suffit que Y prépare les esprits à une formule de travail réaliste et bien construite. Ce qui suppose l’éducation et l’éveil de quelques personnes capables de constituer la trame d’une hiérarchie naturelle. Surtout lorsqu’il s’agit de gérer un bien commun précis, comme celui de la formation professionnelle qui est proposée ici, le bon sens commun fait accepter facilement une structure hiérarchique et ordonnée.
Dès lors, la bonne terre de l’ordre naturel fera fleurir les personnalités riches ; tandis que la sécheresse du nivellement par le bas ne peut rien engendrer de mieux que ces « cloches bavardes » dont les podiums nous servent quotidiennement les lamentables prônes.
Comme tu le dis, mon cher Christian, le travail ne manque pas. Mais il faut d’abord y voir clair. Si l’intelligence ne guide pas la volonté, celle-ci est vaine.
Et surtout, il faut compter sur Dieu, plus que sur nos propres forces. « Spes in Deo non vana ».
Reçois ici toute mon amitié.
Adrien Loubier

Naissance spontanée de Groupes Réducteurs sans Noyau Dirigeant préalablement constitué

Un groupe réducteur peut-il préexister au noyaux dirigeant

Mon cher Gérard,
Bien reçu tes critiques et commentaires concernant les Groupes Réducteurs. Dans l’ensemble, je les ai trouvé fort justes, et j’en ai tenu compte.
Il en est une, pourtant avec laquelle je ne suis pas d’accord. C’est celle où tu mets en cause les possibilités de fonctionnement quasi automatique du processus, et l’apparition spontanée des noyaux dirigeants.
En fait tu sembles nier que le processus du groupe réducteur puisse s’amorcer s’il n’y a pas, à l’initiative préalable, un animateur conscient de ce qu’il veut faire. Autrement dit il faut, d’après toi, que le noyau dirigeant existe avant la formation du groupe.
Cette remarque est intéressante et très courante. Aussi, je pense qu’un petit développement peut être utile.
En fait, tu as raison, à condition de limiter l’analyse à la technique de groupe méthodique. Mais celle-ci ne constitue qu’un aboutissement, une systématisation d’un phénomène beaucoup plus général : celui de la démocratie égalitaire.
Or c’est à ce phénomène plus général que je me suis attaqué. Et celui-ci est caractérisé par la forme sociologique du groupe, forme qui est ordonnée à la réduction et à la sélection, comme j’ai essayé de le montrer.

La parabole du Sioux et du cheval de fer

Suppose une locomotive à vapeur sur ses rails, au milieu du Far-West, abandonnée là par un mécanicien qui a laissé la chaudière sous pression.
Voici une bande de Sioux qui découvrent le « cheval de fer ». Curieux, ils montent à bord, et touchent à tous les boutons.
En voilà un qui s’appelle Œil de taupe. Moins bon chasseur, mais meilleur bricoleur que les autres, il tire sur la manette du régulateur.
– Ça fait « tchouk-tchouk », et le train démarre tout doucement. Un peu de panique, naturellement ! Il y en a quelques uns qui sautent en marche.C’est une première sélection.
– Mais d’autres restent, trouvent que c’est amusant, la vitesse est grisante.
Celui qui a joué le premier avec le régulateur a bien envie de recommencer.
– Il lui semble bien comprendre que c’est en tirant sur ce « machin-là » qu’on fait avancer le « cheval de fer ».
– Et puis, pendant que les autres bavardent et regardent le paysage, ils n’ont même pas remarqué que c’est lui qui tire sur la ficelle.
– Si ça explose, personne ne pensera même à le lui reprocher ! C’est le sorcier qui prendra, pour n’avoir pas conjuré le mauvais sort.
Et voilà Œil de taupe chef du convoi, lui qui passait pour le plus bête de la tribu…

Nous sommes des Sioux dans un monde rempli de locomotives sous pression

Ma petite fable vaut ce qu’elle vaut. Il faut toujours se méfier des comparaisons. Mais enfin, pour les Sioux que nous sommes, le monde est plein de locomotives sous pression qui ne demandent qu’à démarrer.
Il suffit qu’une bande de braves types montent dedans sous un prétexte quelconque et tripotent les boutons. Il y aura toujours parmi eux un quelconque « Œil de taupe » qui s’apercevra qu’il est plus doué que les autres à ce petit jeu. Et il prendra les commandes du convoi à l’insu des autres, d’autant plus facilement qu’ils se préoccupent bien plus de la raison de leur réunion que de son mécanisme.

Trajectoire syndicale

C’est à ce genre d’expérience que je me suis trouvé mêlé, en témoin impuissant, dans mon entreprise en Mai 68, et je me suis efforcé de la décrire dans Trajectoire Syndicale. Tu te rappelles peut-être de cette lecture, dont nous avons parlé naguère.
Voilà 50 personnes qui ont en commun un bien très réel et immédiat : leur entreprise, leur gagne-pain, leurs dossiers qui les attendent. Elles se trouvent devant un piquet de grève, impuissantes et furieuses. On bavarde. Et finalement, quelques chefs de service, donc des membres de la hiérarchie naturelle de l’entreprise, prennent l’initiative de convoquer tout le monde dans l’arrière salle d’un café.
Mais les chefs de service sont aussi libéraux que leurs ouvriers et leurs techniciens. Ils croient à la liberté de pensée et à l’égalité. Leur « moteur » sera donc la fraternité du nombre, nécessaire pour « faire masse ».
Dès lors, ce que l’on a réuni c’est une « assemblée d’égaux délibérants ».
Il y a simplement erreur au départ. Au lieu d’enfourcher leur cheval pour chasser le bison, les Sioux sont montés dans la locomotive.
À partir de ce moment, on a bavardé, on a commencé à chercher l’opinion moyenne… La sélection a joué… Et quelques petits malins ont tiré sur les ficelles… La locomotive était en marche.

La forme du groupe réducteur conduit à la finalité pour laquelle cette forme a été conçue

Toi qui fais parfois de la philosophie, tu as bien sûr compris où je veux en venir. Ce qu’il faut distinguer ici, c’est la fin, et la forme :

Unde finis est causa causalitis efficientis, quia facit efficiens esse efficiens : et similiter facit materiam esse materiam, et formam esse formam, cum materia non suscipiat tormam nisi propter finem, et formam non perficiat materiam nisi per finem.
C’est la fin qui fait que la forme est forme, puisque c’est en vue de la fin que la matière reçoit une forme et que la forme perfectionne une matière.
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C’est la finalité de la locomotive, qui est de rouler sur des rails, qui lui a fait donner la forme qu’elle a.
C’est pourquoi le Sioux qui monte sur la plate forme de la locomotive et tire sur la manette, se trouvera spontanément entraîné à subir la finalité pour laquelle a été conçue cette forme.
De même que les braves gens qui acceptent la forme d’assemblée d’égaux délibérants, et la règle du jeu des groupes réducteurs, se trouvent spontanément entraînés vers la finalité pour laquelle elle a été conçue. Même s’ils pensent ou veulent poursuivre une autre finalité.
Les Sioux croyaient chasser le bison ? Et ils roulent sur des rails au gré des chaos du cheval de fer.
Nos braves gens pensaient arrêter une grève en formant un syndicat ? Et ils glissent sur la voie de la Révolution au gré des chaos des assemblées générales.
Il n’y a là rien que de très normal. Cela prouve simplement que bien des contre-révolutionnaires ne sont pas beaucoup plus malins à l’égard des processus de l’ennemi, que nos Sioux en présence du cheval de fer.

De la généralisation des groupes réducteurs

Reste que tu as tout de même raison de réclamer « la personne ». Car en effet, elle existe toujours. Il n’y a pas de phénomène sans cause efficiente.
– Derrière la locomotive, il y a l’ingénieur qui l’a conçue et réalisée.
– Derrière la règle du jeu des groupes réducteurs, il y a ceux qui l’ont conçue et qui lui ont fait pénétrer jusqu’à la mœlle de tous les domaines de la vie sociale.
Car nous ne sommes plus au temps des Jacobins, où les groupes réducteurs ne fonctionnaient que dans quelques salons. Aujourd’hui, ils ne sont plus seulement dans les convents maçonniques, ils sont dans la rue, dans le métro, dans l’ambiance du bureau paysage, dans les 0,8% de la formation permanente, sur le petit écran, au coin de la cheminée, au synode, à l’école, au catéchisme, dans l’arrière salle du café ou à la messe, au club méditerranée ou à l’amicale cycliste…
Certes, l’application méthodique et organisée des techniques de groupes par un animateur, préside à beaucoup de ses manipulations.
Mais le fait qu’il n’y ait pas de noyau dirigeant préalablement organisé, n’est pas une garantie de l’absence de danger, bien au contraire. La force des habitudes, le conformisme à l’ambiance sociale actuelle, suffisent largement pour faire adopter le modèle des groupes réducteurs. Et ceux qui négligent l’importance des formes sociales, trébucheront immanquablement sur elles. D’où mon insistance sur ce point.
En attendant une occasion propice à de nouveaux échanges sur ces sujets, je t’adresse ici toute mon amitié.
Adrien Loubier

Les quatre clignotants

Pour vous aider dans à repérer un stage fonctionnant sur le modèle des groupes réducteurs.

Premier clignotant : LE DÉRACINEMENT

Un stage conçu selon les normes classiques regroupera des cadres de la même société, de la même branche professionnelle ou possédant un caractère commun en rapport avec la discipline professée.
D’autre part, le problème abordé sera de la compétence des stagiaires ou, au minimum, de l’animateur…
Malheureusement, ces remarques de bon sens sont parfois bafouées lorsqu’on cherche de volonté délibérée à créer chez les participants un déracinement.
– On réunira des personnes qui ne se connaissent pas et n’ont aucun point commun, si ce n’est peut-être un certain niveau culturel homogène et
– on les fera parler de sujets qu’ils ignorent totalement : des industriels seront conviés à discuter doctement de l’assolement triennal et des athées devront discourir de la foi…
Plus la situation sera artificielle, meilleur sera le déracinement !

Deuxième clignotant : LE RELATIVISME

Lorsqu’un stagiaire désire se former, il fait appel à quelqu’un de compétent dans le domaine considéré et attend de lui un enrichissement. Le formateur doit donc être directif pour amener son élève au degré de connaissance voulu.
Or, certains stages dits « non-directifs » admettent que « chacun possède SA vérité », que l’opinion de M. Untel ou de M. Autretel a la même valeur, car ni l’un ni l’autre n’a le droit d’imposer son point de vue.
Il en résulte une sorte de relativisme libéral, excluant toute vérité absolue.

Troisième clignotant : LA LOI DU NOMBRE

En toute logique, la vérité d’une assertion ne dépend pas du nombre de gens qui y adhérent.
Cependant, si le clignotant précédent (relativisme) préside à l’organisation du stage, il faudra bien dégager de tous ces avis considérés comme équivalents une certaine opinion commune, qui se cristallisera ainsi par le jeu des concessions mutuelles.
De là à envisager cette opinion moyenne comme l’opinion du groupe, à doter ce groupe d’une conscience collective et à le considérer comme un être vivant autonome, il n’y a qu’un pas que les dynamiciens de groupe franchissent allègrement.

Quatrième clignotant : LE POUVOIR NON PERÇU

En situation de formation traditionnelle, le maître est sur une estrade, derrière un vaste bureau, insignes évidents d’une autorité manifeste qui ne cherche pas à se dissimuler.
Or, certains animateurs au contraire, au nom d’une certaine non-directivité, cause et conséquence du relativisme précédemment stigmatisé, se fondent dans le groupe. Participant, parmi les participants, son rôle effacé n’en sera que plus efficace, car au lieu d’imposer son autorité naturelle d’animateur, il manipulera les participants au mépris total de leur personnalité.
Cette dernière attitude est très frustrante car, contrairement aux courants d’air à la mode, l’homme a besoin d’une certaine aliénation pour conserver son équilibre : l’enfant a besoin de parents, le salarié de patron et le stagiaire d’un animateur digne de ce nom.

Vigilance

Certes, nous espérons que les stages que vous avez suivis ou que vous suivrez ne présentent pas concomitamment tous ces critères dangereux, symptomatiques de la dynamique de groupe, mais il convient de se méfier lorsque l’un ou l’autre de ces clignotants s’allumera.
Nous n’avons bien sûr ici décrit que la forme des stages, réservant à chacun d’étudier le fond et la finalité. Il est bien évident qu’un stage de formation aux techniques révolutionnaires, même s’il ne présente aucun des critères repérés ci-dessus, n’en sera pas pour autant moins dangereux, mais il convient d’être circonspect et de flairer le danger d’autant plus sournois qu’il est plus subtile et plus discret.

Les dynamiciens invoquent le caractère inéluctable de l’évolution.
– La nécessité de la mutation étant posée, on en conclut qu’il faut s’y intégrer, s’y adapter : si la réalité change, il faut changer avec elle.
– Il faut entrer dans le jeu de l’adaptation à la société.
– Il faut s’ajuster à l’évolution en cours et même s’y préajuster.
B. Duverne

Comment éviter cette désaliénation totale, comment ne pas être cette girouette prête à s’orienter dans le premier courant d’air venu ?
Il n’y a qu’une seule méthode : Acquérir une formation doctrinale sûre ! .
Claude Mirbel
 

  1. On lira avec intérêt l’ouvrage complet que l’on peut commander aux Éditions Sainte-Jeanne-d’Arc, Les Guillots, 18260 Villegenon.
  2. Original visible à cette adresse : http : //vlr.viveleroy.fr/wp-content/uploads/2020/01/Subversion-ReunionPACRennes.jpg
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  4. Original visible à cette adresse : http : //vlr.viveleroy.fr/wp-content/uploads/2020/01/Subversion-MaisonInterReligionsRennes.jpg
  5. St. Thomas, De principiis Naturæ, Des principes de la réalité naturelle.
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