L’abolition de l’homme par C.S. Lewis. Quand le philosophe — et auteur des Chroniques de Narnia — dévoile l'horizon de la modernité.

L’abolition de l’homme par C.S. Lewis (1898-1963) Ou l’horizon de la modernité

La prophétie de l’abolition de l’homme par C.S. Lewis mettant en cause l’éducation moderne est d’une brûlante actualité. En effet, l’éducation traditionnelle a pour finalité de montrer à chacun comment se conformer à notre nature, à cette loi naturelle que Lewis — l’auteur du Monde de Narnia — choisit d’appeler : le Tao. « Seul le Tao fournit à l’action humaine une loi commune qui peut englober à la fois les gouvernants et les gouvernés. La croyance dogmatique en une valeur objective est nécessaire à la notion même d’une autorité qui ne soit pas tyrannie ou d’une obéissance qui ne soit pas esclavage. » À l’opposé, l’éducation dans la modernité se réduit à un conditionnement par des techniques propagande et de manipulation. La conquête ultime de l’homme sur la nature consiste alors dans le viol de sa propre nature : « il s’agit toujours de discréditer totalement les valeurs traditionnelles et de donner à l’humanité une forme nouvelle conformément à la volonté (qui ne peut être qu’arbitraire) de quelques membres… la maîtrise de l’homme sur lui-même signifie alors simplement la domination des conditionneurs sur le matériau humain conditionné ». Plus effrayant : puisant ses racines dans la volonté d’autonomie de la modernité, « ce processus qui abolira l’homme va aussi vite dans les pays communistes que chez les démocrates et les fascistes ». [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Extraits du livre de C. S. Lewis : L’abolition de l’homme.
Éditions Raphaël, Suisse, 2000, Traduction de Denis Ducatel.

Nous conseillons vivement ce livre dont les quelques citations qui suivent ne sauraient épuiser la richesse.

AVERTISSEMENT : Les titres et inter-titres ont été rajoutés par VLR pour faciliter la lecture en ligne.


De l’existence d’une loi commune à l’humanité

Saint Augustin

Saint Augustin a défini la vertu comme un ordo amoris, un état bien ordonné des affections selon lequel tout objet reçoit le genre et le degré d’amour qui lui est approprié1.

Aristote

Aristote dit que le but de l’éducation est d’apprendre aux gens à aimer et à haïr ce qu’il convient d’aimer et de haïr2. Quand vient l’âge de la réflexion mûre, celui qui aura été formé aux « affections ordonnées » ou aux « sentiments appropriés » trouvera aisément les premiers principes de l’éthique ; mais ils seront invisibles à l’homme corrompu, incapable de progrès dans cette science3.

Platon

Platon avant lui avait dit la même chose. Le petit animal humain ne peut avoir du premier coup des réactions justes. Il doit être entraîné à ressentir du plaisir, de l’attirance, de la répugnance et de la haine envers les choses qui sont réellement plaisantes, attirantes, répugnantes et haïssables4. Dans La République, le jeune homme bien élevé est celui qui

voit très clairement le désordre et la laideur dans les œuvres mal faites de l’homme et dans les malformations de la nature et qui, avec un juste dégoût, blâme et hait le laid dès ses plus jeunes années et loue avec délice la beauté, en l’accueillant dans son âme et en s’en nourrissant pour devenir ainsi un homme au cœur doux. Tout cela avant qu’il ait atteint l’âge de raison ; si bien que quand la raison vient, formé comme il l’a été, il l’accueille à bras ouverts et la reconnaît à cause de l’affinité qu’il ressent vis-à-vis d’elle.5

Hindouisme primitif

Dans l’hindouisme primitif, le comportement qu’on peut appeler bonne conduite consiste à se conformer — et presque à participer — au Rta, ce grand rituel, ou canevas, où s’entremêlent le naturel et le surnaturel qui se révèlent à la fois dans l’ordre cosmique, dans les vertus morales et dans le cérémonial du temple. Le Rta, c’est-à-dire la justice, la congruence, l’ordre, est constamment identifié à la saty, ou vérité, à ce qui correspond à la réalité. Tout comme Platon a dit que le bien était « au-delà de l’existence » et Wordworth que la vertu faisait la force des étoiles, les maîtres indiens disent que les dieux eux-mêmes sont nés du Rta6 et lui obéissent.

Chine ancienne

Les Chinois aussi parlent d’une grande chose (la plus grande de toutes) qu’ils appellent le Tao. C’est la réalité au-delà de tous les prédicats, l’abysse qui était avant le Créateur lui-même. C’est la Nature, la Voie, le Chemin. C’est la Voie que poursuit l’univers, la Voie sur laquelle les choses émergent éternellement, sereinement et tranquillement, pour entrer dans l’espace et le temps. C’est aussi la Voie que tout homme doit suivre pour imiter cette progression cosmique et supra-cosmique, en conformant toutes ses activités au grand modèle7.

Dans les rituels, peut-on lire dans les Entretiens, c’est l’harmonie avec la Nature qui compte par-dessus tout.8

Les Hébreux

Les Hébreux des temps anciens louaient de même la loi, déclarant qu’elle était vraie9.

Un choix pratique : loi naturelle = Tao

Pour des raisons de concision, je donnerai désormais simplement le nom de Tao à cette conception des choses, quelle que soit la forme qu’elle revêt, platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne, chrétienne ou orientale. Certains des exemples que j’en donne dans cet ouvrage sembleront peut-être à d’aucuns quelque peu bizarres, voire proches du magique. Mais nous ne pouvons nous permettre d’ignorer ce qu’ils ont tous en commun. J’entends par là la doctrine de l’objectivité des valeurs, la conviction que certaines attitudes sont véritablement conformes à la réalité de ce qu’est l’univers et de ce que nous sommes, tandis que d’autres ne le sont pas. Ceux qui connaissent le Tao peuvent soutenir qu’appeler les enfants « mignons » et les vieillards « vénérables » n’est pas simplement restituer un fait psychologique au sujet de nos propres émotions parentales ou filiales du moment ; c’est plutôt reconnaître une qualité qui exige une certaine réaction de notre part, que nous l’ayons ou non. (p. 30, 33)

Le conditionnement, ou l’éducation dans la modernité

L’éducation moderne contre raison et sentiment au nom de la rationalité

[…] notre conception de l’éducation est complètement différente selon qu’on se situe à l’intérieur ou à l’extérieur du Tao.

Pour ceux qui sont à l’intérieur, la tâche principale consiste à faire naître chez l’élève les réactions au monde qui sont en elles-mêmes correctes et adéquates, qu’on les adopte ou non, et dont le développement est ce qui fait la nature même de l’homme.

Ceux qui sont à l’extérieur du Tao, s’ils veulent être logiques, doivent considérer tous les sentiments comme étant non rationnels, de manière égale, et comme une sorte de brouillard entre nous et les objets réels. En conséquence, ils doivent :
– soit décider d’écarter tout sentiment aussi loin que possible de la pensée de l’élève,
– soit encourager certains sentiments plutôt que d’autres pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leur « justesse » intrinsèque ou avec leur conformité à l’ordre objectif des choses.

Cette seconde option les entraîne dans le processus contestable qui consiste à créer chez les autres, par suggestion ou par incantation, un mirage que leur propre raison a réussi à dissiper chez eux. (p. 35)

La nouvelle éducation n’initie plus mais conditionne

[…] la différence entre l’ancienne et la nouvelle éducation sera d’importance. Là où l’ancienne initiait, la seconde « conditionne ». Avec l’ancienne, on traitait les élèves comme les oiseaux traitent leurs petits pour leur apprendre à voler ; dans la nouvelle, on les traite plutôt comme un éleveur traite ses jeunes volailles, pour des raisons dont elles ignorent tout. En un mot, l’ancienne éducation était une sorte de propagation — des hommes transmettant la force de leur humanité aux hommes —, la nouvelle n’est que propagande. (p. 37)

Les idéologies, cancers de la loi naturelle

Le but principal est de veiller à ce que les gens soient nourris et vêtus, et en œuvrant dans ce sens on peut, selon le Novateur, mettre de côté des scrupules concernant la justice et l’honnêteté. Bien entendu, le Tao] est d’accord avec lui quant à l’importance qu’il y a à ce que les gens soient nourris et vêtus. Si le Novateur n’avait pas lui-même recours au Tao, il n’aurait jamais pu apprendre l’existence de ce devoir envers les autres. Parallèlement à ce devoir, nous trouvons néanmoins dans le Tao ces autres devoirs, ceux de justice et d’honnêteté, que le Novateur est prêt à discréditer. Et de quel droit ?

Il se peut que notre Novateur soit chauvin, raciste ou d’un nationalisme exacerbé et qu’il soutienne que l’avancement de son propre peuple est la cause à laquelle tout le reste doit être subordonné. Toutefois, aucune observation des faits, aucun appel à l’instinct ne peuvent étayer son point de vue. De nouveau, il tire en fait son opinion du Tao, d’un devoir envers notre propre sang, parce que c’est notre propre sang, d’une partie de la morale traditionnelle. Mais à côté de ce devoir, et le limitant, nous trouvons dans le Tao l’exigence inflexible de justice et la règle qui dit qu’en fin de compte tous les hommes sont nos frères. D’où est-ce que le Novateur tire alors cette autorité de prendre et de choisir ce qui lui convient ?

Comme je ne parviens pas à trouver de réponses à ces questions, je tirerai les conclusions suivantes : ce que j’ai appelé jusqu’à présent le Tao, et que d’autres peuvent appeler la loi naturelle, la morale traditionnelle ou encore les premiers principes de la raison pratique, ou les vérités de base, n’est pas un système de valeurs possible parmi beaucoup d’autres. C’est la seule source de tous les jugements de valeur.
– Si on le rejette, on rejette toute valeur.
– Si on en conserve une seule valeur, on le conserve tout entier.
– Tout effort qui consisterait à le réfuter pour le remplacer par un nouveau système de valeurs se contredirait lui-même. Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, de jugement de valeur radicalement nouveau dans l’histoire de l’humanité.

Ces choses qui prétendent être de nouveaux systèmes ou (comme on les appelle aujourd’hui) de nouvelles idéologies ne sont rien d’autre que des fragments Tao lui-même, arbitrairement arrachés à leur contexte global et démesurément gonflés jusqu’à la folie dans leur isolement — cependant, c’est au Tao, et à lui seul, qu’ils doivent le peu de validité qu’ils possèdent.
– Si mon devoir envers mes parents est une superstition, il en est de même de mon devoir envers la postérité.
– Si la justice est une superstition, il en est de même de mon devoir envers ma patrie ou ma race.
– Si la recherche scientifique possède une valeur réelle, il en est de même de la fidélité conjugale.

La rébellion des nouvelles idéologies contre Tao est une rébellion des branches contre l’arbre : si les rebelles réussissaient, ils découvriraient qu’ils se sont détruits eux-mêmes. L’intelligence humaine n’a pas davantage le pouvoir d’inventer une nouvelle valeur qu’il n’en a d’imaginer une nouvelle couleur primaire ou de créer un nouveau soleil avec un nouveau firmament pour qu’il s’y déplace. (p. 60, 62)

Le viol ultime du Moderne contre la Nature, ou l’abilition de l’homme

La modernité ou l’homme « maître » de sa nature

Je tente […] d’expliquer ce que signifie réellement la conquête humaine de la nature, en particulier le stade final de cette conquête, qui n’est peut-être pas si loin de nous. L’étape ultime sera atteinte lorsque l’homme, par l’eugénisme, par le conditionnement prénatal et par une éducation et une propagande fondées sur une psychologie parfaitement appliquée, sera parvenu à exercer un contrôle total sur lui-même.

La nature humaine sera la dernière composante de la Nature à capituler devant l’homme. La bataille sera alors gagnée. Nous aurons ôté le fil de la vie des mains de la Parque et serons désormais libres de façonner notre espèce conformément à notre bon vouloir. La bataille aura, certes, été gagnée, mais qui, exactement, l’aura remportée ?
Car, comme nous l’avons vu, le pouvoir qu’a l’homme de faire de l’espèce humaine ce qui lui plaît est en fait le pouvoir qu’ont certains hommes de faire des autres ce qui leur plaît.

Il est certain qu’à toutes les époques on a essayé, dans une certaine mesure, d’exercer ce pouvoir par l’éducation et l’instruction. Mais la situation à laquelle nous devons nous attendre sera nouvelle à deux égards.

Le progrès des techniques de conditionnement

D’abord, le pouvoir aura pris des dimensions considérables. Jusqu’à présent, les projets des théoriciens de l’éducation ont atteint bien peu des objectifs qu’ils s’étaient proposés, et il est vrai que lorsque nous lisons leurs écrits
– que Platon voulait faire de chaque petit enfant un « bâtard élevé dans un bureau »,
– qu’Elyot proposait que les garçons ne voient pas d’homme avant l’âge de sept ans et pas de femmes après10, et
– que Locke voulait que les enfants aient des chaussures qui prennent l’eau et qu’ils n’aient aucun goût pour la poésie11—,

… nous sommes reconnaissants pour l’entêtement salutaire des vraies mères, des vraies nourrices et par-dessus tout des vrais enfants, qui ont permis à l’espèce humaine de préserver son bon sens, si tant est qu’il lui en reste. Mais les façonneurs des humains de l’ère nouvelle seront dotés des pouvoirs d’un État omnicompétent et armés de techniques scientifiques irrésistibles ; nous serons enfin face à une race de conditionneurs qui pourront réellement façonner toute postérité dans le moule qui leur convient.

Le choix arbitraire par quelques uns d’une morale artificielle

La seconde différence est même plus importante encore. Dans les anciens systèmes, le genre d’homme que les enseignants souhaitaient produire, et les motivations qui les poussaient dans ce sens, étaient prescrits par le Tao, une norme à laquelle les enseignants eux-mêmes étaient soumis et dont ils ne souhaitaient pas se départir. Ils ne façonnaient pas l’homme selon un modèle choisi. Ils transmettaient ce qu’ils avaient reçu ; l’enseignant initiait le jeune néophyte au mystère de l’humain qui les recouvrait l’un et l’autre de sa majesté. C’étaient comme des oiseaux adultes apprenant aux plus jeunes à voler.
Cela change désormais. Les valeurs ne sont plus que de simples phénomènes naturels. Dans le cadre du conditionnement, on s’efforce de produire chez l’élève des jugements de valeur. Le Tao, ou ce qui va en tenir lieu, ne sera plus la motivation, mais le produit de l’éducation. Les conditionneurs se sont émancipés de tout cela. C’est une partie supplémentaire de la nature qu’ils ont conquise. Les ressorts fondamentaux de l’action humaine ne sont plus pour eux une donnée pure et simple ; ils ont livré tous leurs secrets — comme l’électricité ; la fonction des conditionneurs consiste à les contrôler, non à leur obéir. Ils savent comment produire une conscience et décident quel genre de conscience ils veulent produire. Eux-mêmes se situent en dehors, au-dessus. Car c’est bien du dernier stade de la lutte de l’homme avec la nature qu’il s’agit.

La victoire finale a été remportée. La nature humaine a été conquise — et, bien sûr, elle s’est conquise elle-même —, quel que soit le sens que ces mots peuvent désormais revêtir.

La question de l’arbitraire des références des idéologues conditionneurs

Les conditionneurs vont par conséquent devoir choisir quel genre de Tao artificiel ils veulent, pour des raisons qui leur sont propres, produire dans l’espèce humaine. Ils pousseront les autres à agir, ils seront créateurs de motivations. Mais d’où tireront-ils eux-mêmes leurs motifs d’agir ?

Pendant un temps, ils seront peut-être motivés par ce qui subsistera du vieux Tao naturel dans leurs pensées. Ainsi se considéreront-ils probablement eux-mêmes comme les serviteurs et les gardiens de l’humanité et penseront-ils qu’ils ont le « devoir » de faire « le bien ». Mais s’ils peuvent rester dans cet état, c’est uniquement parce que leurs idées sont confuses. Pour eux, le concept du devoir est le résultat de certains processus qu’ils peuvent désormais contrôler. Leur victoire consiste précisément à passer de l’état où ils étaient dominés par ces processus à un état où ils s’en servent comme instruments. Et il leur faut maintenant décider si oui ou non ils vont conditionner le reste d’entre nous de manière que nous conservions notre vieille idée du devoir et nos vieilles réactions à son égard. Comment le devoir peut-il les aider à prendre cette décision ? Il est directement au banc des accusés ; comment peut-il être juge et partie ? Quant au « bien », il n’est guère mieux loti. (p. 76, 79)

Psychologie et arbitraire des conditionneurs

« j’ai envie » au lieu de « c’est bien  »

Quand tout ce qui dit « c’est bien » a été discrédité, il ne reste plus que ce qui dit « j’ai envie ». Et ce n’est pas là une attitude qui peut être dynamitée ou contestée, puisqu’elle n’a jamais eu aucune prétention.

Par conséquent, les conditionneurs en viendront forcément à n’être motivés que par leur propre plaisir. Je ne parle pas ici de l’influence corruptrice du pouvoir et je n’exprime pas non plus la crainte de voir les conditionneurs dégénérer sous son influence. Les termes mêmes de corrompre et dégénérer impliquent l’existence d’une échelle de valeurs et perdent par conséquent tout sens dans ce contexte.

Ce que je veux montrer, c’est que ceux qui se situent en dehors de tout jugement de valeur ne peuvent avoir aucune raison de préférer un désir à un autre, à moins que cette raison ne se situe dans l’intensité émotionnelle du désir.

Nous pouvons légitimement espérer que, parmi les intentions qui naîtront dans la tête de gens ainsi privés de toute motivation « rationnelle » ou « spirituelle », il y en aura de bienveillantes.

Je doute toutefois que les intentions bienveillantes auront beaucoup de poids, dès lors qu’elles seront dépouillées des notions de préférence et d’encouragement que le Tao nous apprend à leur conférer et qu’elles ne pourront compter que sur leur force naturelle et sur la fréquence de leur apparition en tant que phénomènes psychologiques.

Je doute que nous puissions trouver dans l’Histoire l’exemple d’un seul homme qui, après s’être départi de toute moralité traditionnelle et avoir accédé au pouvoir, ait utilisé ce pouvoir avec bienveillance. Je suis enclin à penser que les conditionneurs haïront les conditionnés. Ils auront beau considérer comme une illusion la conscience artificielle qu’ils auront produite en nous, leurs sujets, ils constateront rapidement que celle-ci crée en nous l’illusion d’un sens à la vie qui soutient favorablement la comparaison avec l’absurdité de leur propre vie, et ils nous envieront comme des eunuques peuvent envier des hommes. Mais je ne veux pas insister sur ce point, car c’est une pure conjecture.

Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est que notre espoir d’un bonheur, même « conditionné », reposera sur ce qu’on appelle communément le hasard — nous devrons compter sur la chance que les intentions bienveillantes prédominent chez nos conditionneurs. Car sans le jugement qui affirme « la bienveillance est une bonne chose » — c’est-à-dire sans retour au Tao —, les conditionneurs n’ont aucune raison de promouvoir ou d’encourager telles intentions plutôt que d’autres. Selon la logique de leur position, ils prendront leurs intentions comme elles viennent, du hasard. Et le hasard est synonyme ici de nature. C’est de l’hérédité, de la digestion, de la météo et de l’association d’idées que naîtront les motifs des conditionneurs. Leur rationalisme extrême, qui « perce à jour » tout motif irrationnel, fait d’eux des créatures au comportement totalement irrationnel. Si on ne veut ni obéir au Tao, ni se suicider, il ne nous reste pas d’autre possibilité que d’obéir à nos pulsions… (p. 82-84)

Donne-moi cette âme à laquelle tu ne veux plus croire

C’est le marché du magicien :

Donne-moi ton âme, je te donnerai le pouvoir ! 

Mais dès que nous avons abandonné notre âme, c’est-à-dire notre moi, le pouvoir ainsi acquis ne peut nous appartenir. En fait, nous devenons les marionnettes et les esclaves de ce à quoi nous avons donné notre âme.

Il est dans le pouvoir de l’homme de se traiter lui-même comme un simple « objet naturel » et de traiter ses propres jugements de valeur comme un matériau brut que l’on peut modifier à son gré pour des manipulations scientifiques. L’objection que l’on peut avoir face à ce comportement ne tient pas au fait que cette perspective demeure choquante et douloureuse (comme le premier jour passé dans la salle de dissection) jusqu’à ce que nous nous y soyons habitués. La douleur et le choc sont, au pire, un avertissement et un symptôme. La véritable objection tient plutôt au fait que si un homme choisit de se traiter lui-même comme un matériau brut, il sera effectivement matériau brut : non pas une matière première qu’il pourra façonner lui-même à son gré, comme il se plaît naïvement à l’imaginer, mais qui sera manipulée par de simples appétits, c’est-à-dire, par la nature, en la personne de ses conditionneurs déshumanisés.

Comme le roi Lear, nous avons voulu gagner sur deux tableaux :
– abandonner nos prérogatives humaines et
– les conserver en même temps. C’est impossible.

Soit nous sommes des esprits rationnels obligés pour toujours d’obéir aux valeurs absolues du Tao, soit nous sommes purement nature, une sorte d’argile bonne à être pétrie et moulée en de nouvelles formes pour le plaisir de maîtres qui ne peuvent, par hypothèse, n’avoir d’autres motifs que leurs propres pulsions « naturelles ».

Seul le Tao fournit à l’action humaine une loi commune qui peut englober à la fois les gouvernants et les gouvernés. La croyance dogmatique en une valeur objective est nécessaire à la notion même d’une autorité qui ne soit pas tyrannie ou d’une obéissance qui ne soit pas esclavage.

Je ne fais pas allusion ici seulement, ni même principalement, à ceux qui sont pour le moment nos ennemis publics. Le processus qui, si on ne l’arrête pas, abolira l’homme va aussi vite dans les pays communistes que chez les démocrates et les fascistes[NDLR : Ces lignes ont été écrites pendant la Seconde Guerre mondiale.].

Les méthodes peuvent (au premier abord) différer dans leur brutalité. Mais il y a parmi nous plus d’un savant au regard inoffensif derrière son pince-nez, plus d’un dramaturge populaire, plus d’un philosophe amateur qui poursuivent en fin de compte les mêmes buts que les dirigeants de l’Allemagne nazie. Il s’agit toujours de discréditer totalement les valeurs traditionnelles et de donner à l’humanité une forme nouvelle conformément à la volonté (qui ne peut être qu’arbitraire) de quelques membres « chanceux » d’une génération « chanceuse » qui a appris comment s’y prendre.

La conviction que l’on peut inventer des idéologies à volonté et donc traiter les gens comme des υλη, des préparations chimiques, des spécimens, commence à affecter notre langage. Autrefois on tuait les malfaiteurs ; aujourd’hui on liquide les « éléments antisociaux ». La vertu est devenue intégration et le zèle dynamisme, et des garçons qui semblent avoir le potentiel d’exercer des responsabilités sont du « matériau à faire des cadres ». Plus surprenant encore, les vertus d’économie et de tempérance, et même celle d’intelligence ordinaire, sont des « freins au chiffre d’affaires ».

Pouvoir moderne ou domination du matériau humain conditionné

La véritable portée de ce qui est en jeu ici est obscurcie par l’usage abstrait qu’on fait du mot « homme ». Ce terme ne désigne pas nécessairement une pure abstraction. Tant qu’on demeure dans le Tao lui-même, nous trouvons la réalité concrète à laquelle participer veut dire être véritablement humain ; j’entends par là la réelle volonté commune et la raison universelle de l’humanité, vivante, qui grandit comme un arbre et se ramifie, selon que les situations varient, pour produire sans cesse de nouvelles beautés et d’excellentes applications. Tant qu’on parle du point de vue du Tao, on peut logiquement parler du pouvoir que l’homme exerce sur lui-même dans le même sens où l’on parlerait de la maîtrise de soi d’un individu particulier.

Mais dès l’instant où nous sortons du Tao et le considérons comme un produit purement subjectif, cette possibilité disparaît. Ce qui est désormais commun à tous les hommes, c’est un universel abstrait, un plus petit dénominateur commun, et la maîtrise de l’homme sur lui-même signifie alors simplement la domination des conditionneurs sur le matériau humain conditionné, le monde de l’après humanité que presque tous les hommes d’aujourd’hui, certains consciemment, d’autres inconsciemment, s’évertuent à produire. (p. 88, 91)

Il y a quelque chose qui unit la magie et la science appliquée tout en les séparant toutes les deux de ce que les siècles précédents appelaient la « sagesse ».
– Pour les sages d’autrefois, le problème essentiel était de mettre l’âme en conformité avec la réalité, et les moyens d’y parvenir étaient principalement la connaissance, l’autodiscipline et la vertu.
– Pour la magie, aussi bien que pour la science appliquée, le problème principal est de soumettre la réalité aux désirs humains ; et la solution est une technique […]

L’objectif véritable consiste à étendre le pouvoir de l’homme au point que tout lui sera possible. (p. 92-93)

  1. Saint Augustin, La cité de Dieu, XV, 22 ; cf. idem IX, 5 ; XI, 28.
  2. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1104b.
  3. Idem, 1095b.
  4. Platon, Les lois, 653.
  5. Platon, La République, 402a.
  6. A.B. Keith, cf. « Righteousness » (hindouiste) Encyclopedia of Religion and Ethics, vol. X.
  7. Idem, tome II, 454b ; IV, 12b ; IX, 87a.
  8. Confucius, Entretiens, I, 12.
  9. Psaume 119. 151. Le terme utilisé ici est emeth, « vérité ». Là où le mot hindou satya met l’accent sur la vérité en tant que « correspondance » ou « adéquation », le mot emeth (rattaché à un verbe qui veut dire « être ferme ») souligne plutôt le caractère fiable de la vérité. Les hébraïsants proposent aussi des mots comme fidélité et fiabilité en guise d’alternatives dans la traduction. Emeth est ce qui ne trompe pas, ce qui ne cède pas, ce qui ne change pas, ce qui est étanche. (Cf. T.K. Cheyne dans Encyclopedia biblica, 1914, sous la rubrique « Truth »).
  10. The Boke Named the Governour, (1531), 1.4 et 1.6.
  11. Some Thoughts concerning Education(1693) § 7 et § 174 :

    Je recommanderai aussi qu’on lui lave les pieds chaque jour à l’eau froide et qu’on lui fasse porter des souliers si minces qu’ils prennent l’eau quand il pleut… S’il a des dispositions pour la poésie, ce serait pour moi la chose la plus étrange au monde que son père désire ou même tolère qu’elles soient entretenues ou améliorées. À mon avis, les parents devraient mettre tout en œuvre pour les étouffer ou les faire disparaître.

    Et pourtant, Locke fait partie des auteurs les plus raisonnables parmi tous ceux qui ont écrit sur l’éducation.

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