La question de la légitimité du pouvoir politique, par Guy Augé . La légitimité est le graal du pouvoir, car elle permet l'obéissance libre.

La question de la légitimité du pouvoir politique La légitimité, ou l’obéissance libre, par Guy Augé (1979)

Dans la cité traditionnelle, le bien commun est réalisé par l’obéissance librement consentie au roi légitime, en ce que lui-même est soumis à un ordre supérieur à toute volonté humaine. Avec la modernité, l’homme proclame son autonomie, son affranchissement de tout ordre dont il n’est pas la source. Aucune limite transcendante ne bornant plus la volonté de puissance, tout pouvoir qui s’exprime au nom de la volonté générale devient alors potentiellement totalitaire — que celui-ci soit démocratique ou autocratique. Malheureusement, nombre de ceux qui souhaitent lui résister, oubliant la légitimité, espèrent restaurer la cité traditionnelle avec les armes de la modernité : les uns par les urnes, les autres par le coup d’État du « bon » dictateur, voire les deux à la fois. En ces temps d’effondrement général des sociétés modernes, il devient urgent de répondre à la question de la légitimité du pouvoir politique pour penser le monde d’après.  [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Extrait de l’ouvrage de Guy Augé, Succession de France et règle de nationalité, La Légitimité, Diffusion : D.U.C. Paris, 1979, p. 121-127.
Titre original de l’extrait : Postface, Comte de Paris ou Duc d’Anjou, Quelques réflexions sur l’avenir du royalisme français, (1re Partie)
AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.


Qu’est-ce que la légitimité ?

[…] La Royauté très-chrétienne postule la légitimité, elle en fournit, vraisemblablement, la formule la plus achevée. Qu’est-ce, en effet, que la légitimité ?
– C’est la justification, tant du droit au commandement des gouvernants que du devoir d’obéissance des gouvernés, un « génie invisible de la Cité » expliquait joliment l’historien italien Guglielmo Ferrero, l’un de ceux qui ont le plus réfléchi sur ce sujet1.
– Exorcisant la peur réciproque du chef et des assujettis, la légitimité permet la convivence et la hiérarchisation du groupe.

La légitimité : sa genèse et son accomplissement

Un vieux problème : comment obtenir une obéissance non servile ?

L’Antiquité avait aspiré à la découverte de cette solution ; elle l’avait parfois pressentie, sans jamais l’atteindre de façon pleinement satisfaisante. L’État païen se confondait avec la force du chef, et, quand il était tyrannique, se profanait avec lui.

C’est le christianisme qui apporta au monde la solution de ce drame politique : il le fit en distinguant nettement la fonction de l’homme qui en était revêtu, et qui n’exerçait qu’un ministère, qu’un service pour le bien commun. L’obéissance n’allait donc pas à l’individu mais au bien commun qu’il avait mission de poursuivre, autrement dit, en dernière analyse, à Dieu en qui ce bien s’enracine, d’où procède toute autorité, et qui peut obliger en conscience.

Cependant, l’apport chrétien à la théorie de la légitimité s’est manifesté selon des théologies et des philosophies variées — il y a loin de l’augustinisme politique au thomisme —, et dans un milieu culturel initialement mieux cimenté que le nôtre par la communauté de foi.

La légitimité augustinienne

La force admirable de la légitimité royale chrétienne telle que l’avaient conçue les doctrinaires de l’augustinisme du haut Moyen Âge reposait non seulement sur une vision cléricale de l’univers, où le temporel se subordonnait au spirituel, où la raison blessée s’en remettait entièrement à la Révélation, où la Grâce soumettait la nature comme la Cité de Dieu intégrait la cité des hommes, mais encore sur la communication de l’intérieur que permettait la communion religieuse : on pouvait de la sorte escompter la loyauté confiante des sujets, et le sens de ses responsabilités de la part d’un prince chrétien, comptable sur son salut éternel du destin de ses peuples. La liturgie du sacre l’exprimait de façon grandiose.

La légitimité thomiste ou légitimité achevée

La résurgence de l’aristotélisme ancien, « baptisé » intelligemment par saint Thomas d’Aquin, inaugura un humanisme chrétien, une certaine réhabilitation de la raison (seulement blessée, mais non anéantie par le péché), une vision réaliste de la nature. Pour saint Thomas, disciple d’Aristote, il y a un droit naturel de l’État, un ordre social naturel, antérieur au christianisme, existant même à part de l’ordre religieux et du plan de la Révélation. Bref, une autonomie du temporel que ce grand clerc libérait du cléricalisme, tout en montrant l’apport transcendant de la religion, seule à fournir la clef de cette nature harmonieuse et ordonnée qu’Aristote avait contemplée avec le réalisme naïf du païen.

Pour saint Thomas, donc, si la grâce transcende la nature, la nature est autonome ; l’État ne se fond pas, comme chez les augustinistes du haut Moyen Âge, dans l’Église. Les thomistes ne sont pas des théocrates, et certes tout pouvoir vient de Dieu, mais in abstracto. Quant au reste, place était faite à la doctrine, aux légistes du droit romain, aux compétences profanes nourries de pensée grecque.

La monarchie selon saint Louis, contemporain de l’Aquinate, est un type de « gouvernement mixte », aristotélicien-thomiste, ni sacerdotaliste, ni athée, ni despotique, mais tempéré, mesuré.

La Révolution contre la légitimité

Le principe d’autonomie de la modernité : la souveraineté trouve sa source en elle-même

Malheureusement, la synthèse thomiste, si réaliste, du XIIIe siècle, n’a pas tenu en doctrine ; elle a été battue en brèche très tôt par les courants nominalistes, qui sont à l’origine de la réflexion moderne et des concepts nouveaux de souveraineté, de monarchie pure2, de contrat social, de positivisme légaliste.

Il appartenait à la Révolution française de porter cette tendance à son paroxysme sous le nom de souveraineté populaire, définie d’après Rousseau comme expression de la volonté générale.

Alors que la souveraineté royale, même aux plus beaux jours de l’absolutisme bourbonien, restait le moyen du bien commun, et n’avait jamais prétendu trouver en elle-même sa propre justification, la neuve souveraineté populaire fit triompher le positivisme juridique, assimilant le droit aux lois, et les lois à la seule volonté souveraine du législateur. Le peuple devenait un souverain qui n’avait plus besoin d’avoir raison pour valider ses actes.

La puissance autonome est une puissance sans limite, totalitaire

Bien sûr, on trouve des libéraux aux origines de la Révolution française, et le libéralisme, né dans les cercles aristocratiques de l’Ancien Régime, a voulu borner les prérogatives de l’exécutif, rogner l’État ; mais l’idéologie du contrat social, proprement moderne et nominaliste, issue de Hobbes autant que de Rousseau, ne laissait plus subsister aucun contrepoids à la souveraine puissance du Léviathan-législateur.

Conférer au « peuple » la souveraineté de Léviathan ne se ramenait pas, quoiqu’on en ait pu dire, à un simple changement de titulaire de la toute-puissance : c’était une mutation décisive du concept de souveraineté, la porte ouverte au totalitarisme3. Car le tyran de naguère pouvait bien s’arroger de fait la toute-puissance : il trouvait toujours en face de lui quelque Antigone — « cette petite légitimiste », disait Maurras ! — pour lui rappeler l’existence de principes supérieurs ; et le roi absolu, d’ailleurs timidement législateur, savait que le droit naturel reposait sur l’observation d’une nature extérieure, et qu’il lui fallait gouverner « à grand conseil ».

Au contraire, le souverain du nouveau régime issu de la Révolution émet cette prétention formidable d’être, non point canal ou interprète du droit, mais source de tout droit, de toute justice. Selon la percutante formule de Jean Madiran, la loi expression de la volonté générale mettait au pluriel le péché originel4.

Peu importe qu’ensuite le totalitarisme ait varié, s’incarnant tantôt dans une assemblée collective, tantôt dans un chef charismatique plébiscité, ou que la nature des choses et la force des traditions lui aient opposé quelques obstacles : l’exorbitante et subversive prétention révolutionnaire, expression de la démocratie moderne5, subsistait avec la virtualité totalitaire.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur. les régimes du monde contemporain, tous démocratiques comme il se doit (et sans excessif illogisme !), pour apprécier le point d’aboutissement de notre « grande Révolution », comme l’appelle le Comte de Paris.

L’idée de légitimité aujourd’hui

Un trésor transmis par les milieux royalistes traditionalistes

Longtemps, l’idée de légitimité est restée confinée dans les milieux royalistes traditionalistes.

On fait généralement compliment à Talleyrand d’en avoir donné la théorie dans l’ambiance du Congrès de Vienne en 1814-18156, afin de mieux défendre, au nom de la solidarité des princes européens, les droits d’une France vaincue militairement et ressuscitée politiquement.

On connaît surtout le légitimisme du XIXe siècle, la revendication de la branche aînée contre l’orléanisme usurpateur de 1830, et le parti qui incarna cette cause autour du Comte de Chambord.

Ainsi « contaminée », la notion, décidément située, ne pouvait que faire horreur aux républicains et démocrates ; elle était presque aussi soigneusement évitée par les maurrassiens « fusionnistes » pour d’évidentes raisons, l’étiquette restant revendiquée par les Blancs d’Espagne.

Le retour du souci de la légitimité

Mais un phénomène curieux s’est produit depuis quelques décennies : on a «  ressuscité cette belle morte », selon l’expression de Pierre Boutang.

Ce fut le cas, d’abord de façon toute théorique, autour de la sociologie allemande de Max Weber et de ceux qui le lisaient ; un peu plus tard, et cette fois de façon « existentielle », dans le déchirement de la guerre franco-française, en 1940-44 et, par prolongement, au cours des années suivantes (affaire algérienne, gouvernement du général De Gaulle, succession du Général…).

Aujourd’hui, la notion de légitimité politique a repris droit de cité, on lui consacre des ouvrages philosophico-juridiques, on la désenclave et on la banalise. C’est assurément un progrès, à certains égards, car on tient indiscutablement là une des clefs de la réflexion politique fondamentale. C’est aussi une source de confusion, parce que le concept, s’étant relativisé, a perdu en consistance, et finit par connoter des idées antagonistes. Ce qui est spécialement le cas lorsque les royalistes, inventeurs du terme, se mêlent de reprendre leur bien !

L’équation impossible d’une légitimité démocratique

La légitimité, pour nos politologues contemporains, est volontiers subordonnée à une idée de droit dominante, elle procède de la mode électoraliste et démocratique7.

Or, historiquement, on a rattaché de façon assez arbitraire la technique de représentation électorale et de votation majoritaire à la nouvelle légitimité démocratique. Ces rapprochements n’avaient rien de nécessaire : ils eussent certainement choqué les Athéniens du temps de Périclès, pour lesquels seul le tirage au sort exprimait vraiment l’égalitarisme démocratique, tandis que l’élection restait une technique aristocratique.

Quant au vote majoritaire, les clercs du Moyen Âge le redécouvrirent à titre de simple expédient, pour échapper aux inconvénients graves de l’indécision à défaut d’unanimité. Personne ne prétendait encore que l’addition des voix désignât raisonnablement le meilleur ; le procédé n’avait rien de parfait ; on le savait empirique et grossier, et l’on entendait volontiers la major pars comme devant être une sanior pars, une majorité plus qualitative que quantitative8.

De même, l’idée ancienne de représentation politique et sociale (qui a beaucoup évolué à travers l’histoire de notre Occident), n’était pas liée à un rite électoral9. Le Roi héréditaire, le curé ou le seigneur du lieu pouvaient aussi bien représenter le populus que le député élu du bailliage.

Le lien contemporain entre élection populaire et représentation légitime n’a pas de fondement rationnel ; quant à la sacralisation du principe majoritaire conférant à la moitié plus un des suffrages exprimés une valeur d’oracle, ce n’est pas du mysticisme, c’est de la mystification10. Et alors, de deux choses l’une :
– ou bien l’on prend au sérieux cette mystification, et elle mène en droite ligne au plus abominable des despotismes, celui qui contraint les âmes et que l’époque où nous vivons a eu le privilège de tester ;
– ou bien l’on retombe sur un expédient arithmétique dérisoire chaque fois qu’il s’agit de choisir une décision importante.

La prétendue « solution démocratique » dont se gargarisent à l’envi nos politiciens, ne sait qu’osciller entre cette difformité et cette infirmité. Impossible, par conséquent, de ne pas ressentir l’échec, l’incomplétude, la vanité — et aussi le perpétuel danger — de la nouvelle légitimité populaire : chaque campagne électorale, si besoin était, nous le rappellerait par d’abondantes leçons de choses.

Des royalistes qui cèdent aux sirènes démocratiques

Or, voici que des monarchistes — il est vrai qu’ils s’intitulent simplement « royalistes » —, dont on attendrait la ferme réfutation des lubies démocratiques contemporaines, sacrifient à l’idole du jour. Tels d’entre eux donnent des leçons de démocratie au président de la République française, et même M. Pierre Boutang, habituellement peu conformiste, assure que « le mot ne le gêne plus ».

Si « le mot » exprimait le besoin d’un consensus populaire, ou si, tout simplement, l’on entendait par démocratie l’un des régimes légitimes décrits par les vieux penseurs grecs, nous en serions tous d’accord, et l’on pourrait non seulement s’accommoder du mot, mais se dire anti-démocrate sans choquer personne. Malheureusement, chacun sait que ce n’est pas le cas aujourd’hui, et que ce n’est pas d’un terme innocent qu’il s’agit. « L’ambiguïté de l’antidémocratisme »11 est incontestable, mais provient de l’ambiguïté fondamentale de la démocratie moderne.

Aussi ne peut-on que redouter, pour l’avenir du royalisme français, l’effet des compromissions démocratiques du Comte de Paris, que suivent quelques néo-orléanistes. Ce prince, qui n’a pas la légitimité juridique — nous croyons l’avoir démontré —, n’est pas davantage capable de proposer une saine doctrine politique, dans laquelle pourrait se reconnaître la légitimité monarchique traditionnelle.

  1. Cf. G. Ferrero, Pouvoir, les génies invisibles de la Cité, Paris, 1945.
  2. Avec, ici, en outre, une filiation platonicienne contre laquelle réagissait la doctrine du « gouvernement mixte » d’Aristote.
  3. Signalons, sans pouvoir malheureusement y insister, une approche nouvelle et fort intéressante de la notion de totalitarisme dans la thèse de M. Claude Polin, L’esprit totalitaire, Sirey, 1977, qui examine la genèse du totalitarisme à travers l’économisme et les démocraties modernes. Un livre capital.
  4. Jean Madiran, On ne se moque pas de Dieu, Paris, 1957,p. 61.
  5. Sur la distinction entre démocratie antique (ou classique) et démocratie moderne, voir notamment Jean Madiran, Les deux démocraties, Paris, Nouvelles éditions latines, 1977, et aussi Cl. Polin op., cit., 2e partie, titre II, pp. 231 et suiv.
  6. Cf. G. Ferrero, Reconstruction, Talleyrand à Vienne, Paris, 1941 ; Pierre Gaxote en a tiré brillamment parti en retraçant les débuts de la Restauration dans son Histoire des Français.
  7. V., par ex., la Sociologie politique (P.U.F., diverses éditions) de M. Maurice Duverger ou les travaux de M. Georges Burdeau. Plus particulièrement, « L’idée de légitimité ». Annales de philosophie politique, n° 7, 1967 ; Natalio Botana, La légitimité, problème politique, thèse de l’université catholique de Louvain, Buenos Aires, 1968 ; « Le Consensus », Pouvoir, n° 5,1978.
  8. Il existe une abondante littérature savante sur cette question. En particulier les articles de Léo Moulin, parmi lesquels : « Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes », Revue internationale d’histoire politique et constitutionnelle, avril-juin 1953 ; « Sanior et major pars. Note sur l’évolution des techniques électorales et délibératives dans les ordres religieux du Ve au XIIIe siècle », Revue historique de droit, 1958, n° 3 et 4 (avec bibliographie) ; « Origines des techniques électorales ». Contrat social, 1960, vol. IV, n° 3. Consulter aussi Henri Pirenne, « Les origines du vote à la majorité dans les assemblées publiques ». Revue belge de philologie et d’histoire, 1930, 9 (I), p. 686 ; Claude Leclercq, Le principe de la majorité, Paris, Colin, 1971.
  9. Bornons-nous à renvoyer aux travaux de Claude Soule, « La notion historique de représentation politique ». Politique, 1963, n° 21, pp. 17-32, et sa thèse sur Les États généraux de France. 1302-1789, Étude historique, B.F.D. DZ/1967 (14). Ajouter Gouvernés et gouvernants. Anciens pays et assemblées d’États, Bruxelles, spécialement les volumes 35, 36, 37 et 45.
  10. Cf. René Gillouin, « Gouvernement et représentation ». Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 4e série, 1958, 2e semestre.
  11. Que souligne à juste titre Paul Sérant dans son essai. Où va la Droite ? , Paris. 1958, pp. 122 et suiv. L’auteur fait observer que, pour les Anglo-Saxons, « démocratie »vise esprit de liberté, respect des libertés concrètes, civilisation.
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