La monarchie absolue de droit divin, par François Bluche La France monarchique est un État de droit

La Monarchie française est absolue de droit divin :
– « Absolue » signifie pleine souveraineté. Seule la pleine indépendance du Monarque lui permet de protéger naturellement son Royaume contre les intérêts privés ou étrangers qui menacent le bien commun (aujourd’hui les lobbys financiers et idéologiques). En revanche, « absolue » ne signifie pas illimitée. L’autorité du roi est arrêtée juridiquement par les Lois fondamentales du Royaume et elle est bornée pratiquement par le principe de subsidiarité. En effet, le Roi règne sur ses sujets par délégation de son autorité à de multiples corps intermédiaires — cours de justice (parlements), États de provinces, villes, corps de métier… Ces corps sont protégés par des privilèges (des lois privées), et opposent autant d’inertie à d’éventuelles décisions arbitraires.
– « Monarchie de droit divin » signifie que le Roi reconnaît institutionnellement que son autorité vient de Dieu. S’il règne conformément à la feuille de route du Créateur (loi naturelle et loi révélée), il obtient de ses peuples non seulement obéissance, mais amour. [La Rédaction]


Extrait tiré de l’ouvrage indispensable L’Ancien régime Institutions et société, Livre de poche, Coll Références, Éditions de Fallois, Paris, 1993.

La monarchie d’ancien régime est absolue

Signification du qualificatif « absolue »

Insociabile regnum (La prérogative royale ne se partage pas), écrivait Tacite (Annales XIII, 17). Elle ne se partageait pas en France sous l’ancien régime.
– Ni territorialement ; d’où le constant effort des Rois pour réduire les apanages.
– Ni politiquement : lorsqu’il y eut régence, le Régent ou la Régente gouverna au nom du Roi, car seul régnait le Roi.
Au temps de l’État féodal, jusqu’à la guerre de cent ans, le pouvoir du roi de France était mixte. Sur le Domaine il possédait souveraineté ; ailleurs il n’imposait aux grands vassaux que sa suzeraineté.
Depuis Louis XI, tandis que se précisait l’État royal — après la chute de l’État bourguignon —, prévalut vraiment la souveraineté.
De Bodin à Cardin Le Bret, en passant par Loyseau, les grands juristes de la seconde moitié du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe, non contents de la définir, cette souveraineté, la célébrèrent.
– Ce que Jean Bodin appelle « république » est « un droit gouvernement… avec puissance souveraine » (1576).
– Pour Loyseau, « la souveraineté n’est point, si quelque chose y fait défaut » (1608)
– Selon Le Bret, « la souveraineté n’est non plus divisible que le point en géométrie » (1632).
Le monarque étant parfaitement souverain, la monarchie française est absolue, c’est-à-dire parfaite. Absolue, c’est-à-dire sans liens, ce qui ne veut pas dire sans limites.

Une monarchie absolue plébiscitée

Le mot « absolutisme » n’existait pas (il sera inventé en 1796) ; et le mot « absolu », alors couramment utilisé, n’avait rien de péjoratif, bien au contraire.
– L’avocat général Omer Talon définissait la royauté comme « une puissance absolue et une autorité souveraine ».
– À la fin même du long règne de Louis XIV, lorsque la monarchie absolue, ayant connu son apogée, aurait pu être contestée après cinquante ans de règne, plusieurs coalitions, l’invasion étrangère, les manifestations de l’intolérance gouvernementale (interdiction du protestantisme, destruction de Port-Royal), on vit parfois critiquer le Roi, mais l’écrasante majorité des Français continua de complimenter, d’admirer et de vanter la monarchie absolue.
– Si Fénelon conteste, un Pierre Bayle, protestant exilé, un père Pasquier Quesnel, janséniste exilé, défendent et illustrent la monarchie absolue avec presque autant de vigueur et non moins de conviction que Bossuet.

Le XVIIIe siècle et les détracteurs de la monarchie absolue

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour entendre de véritables grincements.
– Partisan de ce qu’il appelle une « royauté monarchique », le marquis d’Argenson (mort en 1757), ancien ministre de Louis XV, critique la « monarchie absolue », selon lui porte ouverte au despotisme. Sous sa plume, « absolu » a cessé d’être synonyme de souverain, ressemblerait à « arbitraire » au sens moderne et déplaisant du terme.
– Montesquieu dans L’Esprit des lois dit sa préférence pour un « gouvernement modéré », substitué à la monarchie absolue, sans avoir l’air de voir que le régime de Louis XV, s’il est « absolu » dans l’ordre théorique, est parfaitement tempéré (ou modéré) sur le plan pratique. Le président de Montesquieu est, il est vrai, un idéologue.
– Voltaire, son contemporain, est au contraire attaché à la monarchie absolue. L’écrivain qui applaudira le despotisme éclairé de Frédéric II en Prusse, et justifiera le coup d’autorité du chancelier Maupeou en France (1771), ne craint pas d’écrire :

Un roi absolu, quand il n’est pas un monstre, ne peut vouloir que la grandeur et la prospérité de son État, parce qu’elle est la sienne propre, parce que tout père de famille veut le bien de sa maison. Il peut se tromper sur le choix des moyens, mais il n’est pas dans la nature qu’il veuille le mal de son royaume1.

Le Roi et les sujets : un corps mystique

Le caractère paternel de la royauté, la solidarité du prince et des sujets étaient présents et soulignés dans et par la thèse du « corps mystique ». Selon une doctrine communément reçue du début du XVe à la fin du XVIIe siècle, le royaume, le Roi et ses peuples étaient inséparables, à l’image de l’union du Christ et de l’Église dans les Épîtres de saint Paul, car la théorie française du corps mystique était issue de l’Écriture sainte.
Pour juristes et théologiens, le royaume capétien est un corps mystique, dont le Roi est la tête. Défendue par Jean de Terrevermeille (1419), cette idée se retrouve à la fin du XVIe siècle chez Guy Coquille :

Le Roi est le chef, et le peuple des trois ordres sont les membres, et tous ensemble sont le corps politique et mystique.

Ensuite le mot mystique va tendre à se raréfier, mais la notion subsiste.
Dans ses Instructions (1671) à son fils le Dauphin, Louis XIV écrira :

Nous devons considérer le bien de nos sujets bien plus que le nôtre propre… puisque nous sommes la tête d’un corps dont ils sont les membres.

Au reste, il ne s’agit point là d’une vue abstraite, mais d’une solidarité vivante et entendue comme telle :
« Comme nous sommes à nos peuples, nos peuples sont à nous. »
« Chaque profession contribue, en sa manière, au soutien de la monarchie », du prince régnant au plus humble artisan. Et pour mieux souligner son propos, Louis XIV parle du « métier » de Roi, appliquant audacieusement un mot vulgaire à la noble tâche du gouvernement :

Le métier de Roi est grand, noble et délicieux, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage ; mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues, d’inquiétudes.

Une monarchie de droit divin

« Il n’est point d’autorité qui ne vienne de Dieu »

Les historiens confondent souvent monarchie absolue et monarchie de droit divin. Mais ils ont une excuse, puisque les théoriciens d’autrefois ont emmêlé à l’envi les deux notions. Bossuet achevant de les fondre au nom de la Bible, du roi David et de Salomon.
En réalité. il s’agit là de deux choses différentes. Pierre Bayle († 1706) à la fin du XVIIe siècle, Voltaire ou Frédéric II de Prusse au XVIIIe justifieront la monarchie absolue tout en récusant la notion de droit divin.
Il est sûr que l’appui du Ciel, vrai ou supposé, n’a jamais paru inutile aux chefs d’État. Depuis Auguste, les empereurs romains s’étaient divinisés ; Constantin le Grand se jugeait directement soutenu par le Dieu des chrétiens ; pour Julien l’Apostat :

la pourpre et le diadème étaient comme les signes sensibles de l’autorité déléguée par l’Olympe. (L. Jerphagnon)

Mais nous savons que les rois de France, tout en admirant Constantin, ne prétendaient pas se relier au droit public de Rome.
C’est à l’Écriture sainte que se référaient les théoriciens français. Le texte fondamental se trouvait dans l’Épître aux Romains (XIII, 1) de saint Paul :

Il n’est point d’autorité qui ne vienne de Dieu.

Catholiques et protestants en étaient convaincus, sous réserve de déductions divergentes.

Le droit divin pour les protestants

Vous chercheriez en vain quelque obsession républicaine dans l’Épître au Roi (1535) par laquelle Jean Calvin inaugure son Institution de la religion chrétienne. Il appelle François Ier « très noble Roi », « très excellent Roi », « très illustre Roi », « très gracieux Roi », « très fort et très illustre Roi », « Roi très vertueux », « Roi très magnanime », « Roi très magnifique » ; une véritable litanie. Si les catholiques font du souverain le « lieutenant de Dieu », le Réformateur le déclare « vrai ministre de Dieu au gouvernement de son royaume ». Est-ce très différent ?
Pour les uns comme pour les autres, le Capétien est Roi de droit divin.
Bien sûr les choses se gâtèrent assez vite. Après le massacre de la Saint-Barthélémy (1572), l’on vit tout un parti de « monarchomaques » (ou ennemis de la monarchie absolue) — Hotman, Languet, Théodore de Bèze — au cœur du calvinisme français.
Mais, dès la fin des guerres de religion (1598), les protestants du royaume avaient, en majorité, retrouvé leur loyalisme. Prêchant à Cæn en 1674 ce verset de saint Pierre : « Craignez Dieu, honorez le Roi », Pierre Du Bosc, pasteur réformé, faisait de Dieu et du roi de France « les deux plus grands objets du monde » :

On ne peut songer à l’un sans penser à l’autre. Car Dieu est Roi ; et le Roi est Dieu dans son genre et dans son espèce.

Aux réformés d’être fidèles au « grand Roi », « contre les ennemis de sa gloire et de son État », même si présentement ces ennemis étaient les Hollandais calvinistes.
Au reste, les réformés interprétaient l’axiome paulinien de Romains XIII, de la manière la plus large. À leurs yeux l’origine divine des pouvoirs ne concernait pas les seules monarchies, mais tout régime établi respectueux du Ciel et de la loi naturelle. Si le roi de France était monarque par droit divin, la république de Genève était souveraine par droit divin. La délégation d’en-haut justifiait aussi bien le roi de Portugal que la république des Provinces-Unies, aussi bien le Roi Catholique (à Madrid) que le roi anglican de Londres.

Le droit divin pour les catholiques

Pour les catholiques français, au contraire, le droit divin, non content d’avoir légitimé les Rois, avait imprimé depuis Clovis à la monarchie un caractère religieux particulier. Les « propositions » de Bossuet ne semblaient point outrées à nos pères :

Dieu établit les Rois comme ses ministres, et règne par eux sur les peuples.

Il n’y a qu’une exception à l’obéissance qu’on doit au prince, c’est quand il commande contre Dieu.

Ni même la péroraison de son Sermon sur la justice de 1666 :

Mais vous, Sire, qui êtes sur la terre l’image vivante de cette majesté suprême, imitez sa justice et sa bonté, afin que l’univers admire en votre personne sacrée un roi juste et un roi sauveur à l’exemple de Jésus-Christ.

La doctrine courante était, au XVIIe siècle, que le Roi, dès la mort de son prédécesseur, recevait une grâce divine destinée à l’éclairer et à le guider. Mais rien n’illustrait cette croyance comme l’antique cérémonie du sacre.

Le sacre

Le sacre ne fait pas le roi

Sous l’ancien régime, ici depuis le début du XVe siècle, le sacre avait cessé de créer la légitimité et d’assurer la souveraineté du Roi ; il ne faisait que confirmer, aux yeux de l’Église, des grands du royaume et du peuple français, cette légitimité et cette autorité d’« un prince saisi de plein droit par succession de la couronne » (Ferrière).
Le peuple surtout était attaché à cette belle cérémonie, et ce n’est point par caprice que Jeanne d’Arc, bousculant littéralement le « gentil Dauphin » Charles, dont l’avènement datait de 1422, n’eut de cesse qu’elle l’eût conduit à Reims (1429), afin qu’il fût sacré comme aurait dû l’être depuis près de sept ans le « gentil Roi Charles le septième ».
Car si le Roi était pleinement roi dès la mort de son prédécesseur, avec légitimité parfaite,

le serment prêté sur les Évangiles, l’onction et le couronnement par l’archevêque de Reims doublaient cette légitimité juridique et politique d’une légitimité religieuse, aussi imposante que l’autre aux yeux des peuples du royaume, car, d’une part, celui en qui s’incarnait la royauté s’enracinait ainsi dans l’histoire et dans les mythes fondateurs de la nation et, d’autre part, revêtait un caractère sacré : il était désormais l’oint du Seigneur, à qui les fastes de Reims conféraient la qualité insigne de roi thaumaturge, guérisseur des écrouelles. (M. Antoine)

Pourquoi Reims ? Hugues Capet avait été sacré en 987 à Noyon ; Henri IV, victime des circonstances, le sera en 1594 à Chartres.
– Parce que Clovis avait été baptisé en 498 (nos pères disaient 496) par saint Rémi, évêque de Reims ; et
– parce que Hincmar, archevêque de Reims, avait en 869 laissé croire que Rémi, immédiatement après le baptême du « fier Sicambre », l’avait sacré et oint. On assurait que l’huile de ce premier sacre (en réalité le premier monarque franc à avoir été sacré fut Pépin le Bref, en 751 par saint Boniface, en 754 par le pape) avait été « envoyée du ciel dans la sainte ampoule » (Ferrière), par le truchement d’une colombe venue se poser sur l’autel même de l’église. Cette poétique histoire, sacralisant le fils aîné de l’Église et ses successeurs, plaisait fort au peuple, d’ailleurs reçue comme un symbole par presque tous.

Le « huitième sacrement »

On vit des différences entre les sacres :
– Henri IV fut sacré à quarante ans,
– Louis XIII à neuf ans.
– Louis XIV à quinze ans (1654).
– Charles IX l’avait été le 5 mai 1561 «  au milieu de pompes plus que modestes, tant le trésor était obéré » (Bourassin).
– Louis XVI le sera le 11 juin 1775, dans une décoration « un peu théâtrale » mais au milieu d’un « transport général ». Lorsque, à la fin de la cérémonie, vint le moment de la proclamation, « chacun sortait de sa place, et les cris, les fanfares, les battements de mains, faisaient qu’on n’entendait plus rien, pas même le Te Deum » (Croy). Tout autre avait paru, en son temps, le sacre bon enfant de Louis XIII enfant. Après l’onction reçue, tandis que les pairs de France venaient lui baiser la main, le prince s’amusa à souffleter le duc d’Elbeuf. Un peu plus tard, marchant vers l’autel, Louis essayait « d’attraper de son pied la queue du manteau » du maréchal de la Châtre (Héroard).
En général le Roi venait à Reims à l’avance, et de même étaient apportés les ornements royaux (sceptre, diadème, main de justice, camisole, sandales, bottines, manteau d’apparat, dalmatique, tunique, éperons, épée) normalement conservés en la basilique de Saint-Denis. La cérémonie du sacre, le « huitième sacrement », était célébrée le dimanche à la cathédrale.

Les serments du sacre

Le Roi était invité par l’archevêque à prononcer les serments du sacre :
– la promesse « canonique » de protéger libertés et immunités des gens d’Église,
– le serment dit « du royaume » : face à Dieu, Sa Majesté jurait d’accorder la paix, la justice et la miséricorde à ses peuples (c’était à peu près le texte du psaume 85),
– l’engagement solennel d’extirper l’hérésie (hæreticos exterminare). Après quoi le prince baisait l’Évangile.
Ce dernier serment, qui datait du XIIIe siècle, ne parut point embarrasser Henri IV (quatre ans pourtant avant l’édit de Nantes), ni ses successeurs immédiats. Mais Louis XVI s’arrangea pour marmonner de manière inaudible le serment visant l’hérésie et un quatrième engagement concernant l’interdiction des duels (Turgot lui avait même suggéré de ne prononcer ni l’un, ni l’autre).

Les onctions et la remise des insignes royaux

Suivaient de vieux rites symboliques, dont la remise des éperons d’or et la bénédiction de l’épée royale, dite « de Charlemagne ». L’archevêque pratiquait sur le monarque plusieurs onctions, tandis que les clercs énuméraient les devoirs du souverain :

Que le Roi réprime les orgueilleux, qu’il soit un modèle pour les riches et les puissants, qu’il soit bon envers les humbles et charitable envers les pauvres, qu’il soit juste à l’égard de tous ses sujets et qu’il travaille à la paix entre les nations.

On mettait alors au Roi sa tunique et sa dalmatique, puis un manteau violet semé de fleurs de lis. Depuis le XVe siècle « les lis justifient l’alliance de la France et de Dieu » (Colette Beaune).
L’archevêque remettait ensuite au souverain l’anneau, le sceptre, la main de justice et la couronne. Monté sur son trône le Roi recevait l’hommage des pairs. L’officiant criait : Vivat Rex in æternum ! C’était le signal de l’ouverture des portes de la cathédrale, qu’envahissait une foule joyeuse. Suivait le chant du Te Deum la messe et la communion.
Deux autres cérémonies n’allaient pas tarder : la réception des insignes de l’ordre du Saint-Esprit et le toucher des écrouelles.

Des souverains guérisseurs

« Le Roi te touche, Dieu te guérit »

Très rares étaient les monarques considérés comme thaumaturges, c’est-à-dire habiles à obtenir un miracle de guérison. Les souverains anglais y prétendirent tardivement, surtout pour faire pièce aux Capétiens. Ces derniers avaient toujours été — puisque les premières guérisons furent attribuées à Robert le Pieux (996-1031) — guérisseurs d’écrouelles (scrofules d’origine tuberculeuse).
Le lendemain ou le surlendemain du sacre, le Roi touchait les scrofuleux, venus nombreux dans l’espérance de guérir.
– Henri II s’était contenté de quelques malades ;
– Louis XIII, malgré son très jeune âge, s’appliqua à en toucher 868.
– On vit venir 2 000 malades aux sacres de Louis XIV et de Louis XV, près de 2 500 à celui de Louis XVI.
Jusqu’à Louis XIV, la formule rituelle d’imposition des mains était : « Le Roi te touche, Dieu te guérit. » Au XVIIIe siècle on entendait : « Dieu te guérisse, le Roi te touche ».
Le duc de Croy décrit ainsi, à la date du 14 juin 1775, le toucher des scrofuleux, près de la vieille église Saint-Rémi de Reims, trois jours après le sacre de Louis XVI :

Les malades, dont beaucoup de jeunes gens,… tenaient des deux côtés, quoiqu’il y en eût plus de deux mille quatre cents, tous écrouelleux vérifiés et qui en montraient bien les marques. À cause de la chaleur, cela puait et était d’une infection très marquée, de sorte qu’il fallait bon courage et force au Roi pour faire toute cette cérémonie… La foi de ces bonnes gens était bien remarquable,… de sorte que, ne fût-ce que par l’extrême révolution que cela leur fait, je ne serais pas étonné que plusieurs aient été guéris.

Le toucher des écrouelles se pratiquait aussi aux grandes fêtes de l’année, celles où le monarque faisait « son bon jour », c’est-à-dire communiait. Mais le sacre avait toujours été le point de départ de ces rencontres du prince avec les pauvres malades. Il y avait dans le sacre, pensait-on alors, «  communication d’un pouvoir miraculeux dont le souverain devenait le détenteur » (R. Darricau).

Henri IV procédait quatre fois par an au toucher des scrofuleux

On ne parle pas du toucher des malades dans les récits du sacre de Henri IV (Chartres, le 27 février 1594). Certes, ce n’était point une cérémonie comme les autres. La guerre civile continuait ; on n’avait pu aller quérir la sainte ampoule à Saint-Denis et l’on avait dû se contenter d’une fiole de chrême venue de l’abbaye de Marmoutier.
– Peut-être le Roi se jugeait-il trop nouveau dans son rôle de catholique pour exercer sa fonction thaumaturgique ;
– peut-être pensait-il aussi que le parti de la Ligue y trouverait matière à ironie. Plusieurs hypothèses sont possibles.
Au reste, puisque Henri avait accepté d’être le Très-Chrétien, il avait tacitement décidé de pleinement tenir son rôle. Un Roi non thaumaturge eût semblé un faux roi. Guérir faisait partie de sa légitimité ; guérir s’accordait aussi à son génie secret, « celui de correspondre aux attentes populaires, aux images légendaires » (Y.-M. Bercé). C’est pourquoi la thaumaturgie l’obséda tout au long de son règne.

Sa Majesté admirait ce don, prenait quelquefois grand argument de là pour la confirmation des peuples en son obéissance… Dieu y ajoutait encore ces guérisons miraculeuses et fréquentes, lequel voyait encore mieux son cœur. (André Du Laurens)

L’ancien protestant procédait donc, au moins quatre fois l’an, au toucher des scrofuleux. Les malades affluaient, venus de loin, jusque des Pyrénées. Henri IV put même, à Pâques de 1606, toucher à Reims 675 écrouelleux, renouant ainsi « solennellement avec la longue coutume des miracles champenois » (Bercé).
Si les rois de France pensaient avoir de tels pouvoirs miraculeux, ils avaient aussi un grand pouvoir temporel.

Les droits régaliens

Petite recension des droits régaliens

On appelait droits régaliens les droits du Roi. Ils marquaient l’étendue de sa souveraineté. Les anciens juristes en comptaient quinze ou vingt.
Le premier nommé était toujours le pouvoir législatif (faire la loi, l’interpréter ou la modifier).
D’autres concernaient la titulature. Le roi de France était « Sa Majesté » le Roi, et se disait Roi « par la grâce de Dieu » (depuis Hugues Capet). Il ne l’était donc ni par celle du pape, ni par celle de l’Empereur.
Nombre de droits régaliens s’alignaient comme une table des matières du pouvoir exécutif :
– le droit de déclarer la guerre, de conclure la paix, et de traiter par voie d’ambassadeurs ;
– le droit de battre monnaie ;
– le droit de convoquer états généraux et états provinciaux ;
– le droit de nommer dignitaires, officiers et commissaires, toutes personnes vouées au service de l’État.
Plusieurs droits concernaient les personnes et les biens.
– Le prince pouvait excepter de la rigueur des lois (gracier un condamné ou commuer la peine, accorder immunités ou privilèges.
– Le droit d’assujettir aux impôts ou d’en exempter était le prolongement du précédent (la noblesse se trouvait exemptée de la taille personnelle, mais aussi la plupart des officiers commensaux, les Parisiens, etc.).
Le roi de France avait pouvoir de changer le statut des personnes. Il avait le droit de naturaliser les étrangers, de légitimer les enfants naturels (Henri IV et Louis XIV usèrent de ce droit en faveur de leurs bâtards), d’anoblir les roturiers.
Quelques droits régaliens soulignaient l’indépendance du roi très chrétien par rapport à Rome et à l’Église.
– Le souverain pouvait convoquer des conciles nationaux ou provinciaux. C’était là le sommet du gallicanisme royal, ultima ratio de la défense et illustration des privilèges de l’Église de France.
– L’indépendance du roi très chrétien vis-à-vis de la papauté apparaissait surtout dans le droit de « régale ». Ce pléonasme recouvrait le droit royal de percevoir les revenus des évêchés vacants jusqu’à ce qu’un nouveau prélat ait prête serment. L’exercice de ce droit déclencha le grave conflit opposant Louis XIV au Saint-Siège.
Les autres prérogatives royales n’étaient pas oubliées des juristes, mais si ces derniers se sont donné le mal de réunir et commenter ces droits, c’était parce que le monarque ne disposait pas de tous droits.

Un pouvoir royal en réalité limité

L’interminable liste des droits régaliens donne l’impression d’une omniprésence du monarque, et elle induit en erreur, comme trompe l’expression de monarchie absolue. Mais si le juriste s’intéresse à la théorie du pouvoir, l’historien doit souligner le caractère relatif de ce pouvoir même. Un Roi d’ancien régime, même autoritaire, était plus désarmé (faute de renseignements, faute d’une vraie police, en raison de la lenteur des communications et de la sous-administration) que le plus débonnaire des présidents de démocratie moderne.
On insiste beaucoup sur ce fait que le Roi réunissait entre ses mains les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), mais nombreux étaient les contre-pouvoirs transformant la monarchie absolue en un régime tempéré.

Les frontières théoriques du pouvoir absolu

« Une foi, une loi, un Roi »

L’adage « Une foi, une loi, un Roi », contrairement à ce qui est dit trop souvent, n’attribue point au souverain un pouvoir sans limites. Au contraire, c’était comme un cahier des charges résumant, à l’intention du prince, la contrepartie du droit divin.

Une foi ?

Ce rappel premier soulignait que le Roi, comme ses sujets et sans doute plus qu’eux, devait être soumis à Dieu. À la limite, la souveraineté n’est pas de ce monde.

Une loi ?

Si le monarque avait à obéir au Décalogue (la loi de Dieu), il devait encore obéissance à d’autres lois :
– aux décrets, implicites mais contraignants, du droit naturel (on appelait loi naturelle la morale universelle, commune aux païens et aux chrétiens, qui prescrivait notamment le respect des personnes et des biens) ;
– aux lois fondamentales
Les lois fondamentales, ou « lois du royaume » — au cœur desquelles se trouvait la loi de succession de la Couronne — représentaient la constitution coutumière de la France. Elles étaient antérieures et supérieures au Roi, imprescriptibles et souveraines. Ces lois fondamentales, les vieux juristes aimaient à dire que le Roi même se trouvait « dans l’heureuse impuissance de les violer ».

Un Roi ?

Oui, un roi et non un tyran, puisque le prince ne trouvait place qu’après le domaine de la foi, le droit naturel et l’ordre constitutionnel. Le souverain régnait et gouvernait ; il ne pouvait tout régler selon son caprice. Les actes royaux, ou « lois du Roi », émanés de sa volonté, ne devaient ni contrarier la loi de Dieu, ni contrevenir à la loi naturelle, ni violer les lois fondamentales sur lesquelles veillait jalousement le Parlement en sa qualité de « consistoire des lois ».
Ainsi, non seulement les lois du royaume transcendaient les pouvoirs du Roi. mais elles limitaient son autorité. Elles orientaient, par leur existence même, l’exercice par le prince de ses fonctions de législateur, puisque les lois du Roi n’étaient légitimes que dans la mesure où elles respectaient les règles et principes des lois du royaume.
Monarchie absolue, la monarchie française trouvait donc être aussi partiellement « constitutionnelle », dès lors qu’une constitution coutumière en fixait les limites.

Le Roi et la loi de Dieu

Le roi est homme et pécheur comme tout homme

Marqué par le sacre, ce « huitième sacrement », prêtre honoraire et même « évêque du dehors », le roi de France se doit de donner l’exemple. Certes il est homme, et pécheur comme tout homme, et il lui est souvent difficile de cacher les éventuels désordres de sa vie privée. Henri III, Henri IV, Louis XIV, Louis XV surtout, familiers de l’adultère, furent pécheurs publics ; mais les Français d’alors savaient, par l’histoire sainte, qu’on en pouvait dire autant du roi David et de son fils Salomon, oints du Seigneur et amis de Dieu.

Le roi se reconnaît pécheur quand il viole la loi chrétienne

Si le Roi n’est point un saint de vitrail, du moins se soumet-il aux commandements de l’Église. La communion pascale lui est occasion d’avouer ses fautes au confesseur et de déclarer son « ferme propos » de ne plus chuter. Bien plus, le roi de France s’impose le devoir d’assister quotidiennement à la messe, afin d’inciter ses sujets à ne pas y manquer le dimanche.
Les Valois et les Bourbons attachent grand prix au fait qu’ils descendent de saint Louis. Au XVIIe siècle, la Saint-Louis (25 août) est fête nationale. Louis XIV aime ce jour-là entendre un panégyrique de son édifiant ancêtre. Saint Louis, modèle de l’obéissance à la loi de Dieu, est devenu archétype et prototype du « prince chrétien », un idéal que prédicateurs et confesseurs ne cessent de célébrer pour stimuler le zèle des rois de France.
Les Français n’ignorent rien de tout cela et, depuis le début de la contre-Réforme, le thème du prince chrétien passe, chez les catholiques, avant même la notion de droit divin.
Le peuple n’ignore pas non plus les écarts de conduite de ses Rois. Jusqu’à Louis XIV inclusivement il pardonne au souverain régnant ses maîtresses et ses bâtards. Le pardon est une vertu chrétienne (« Pardonnez-nous nos offenses, dit le Notre Père comme nous pardonnons… »).
Au contraire, le XVIIIe siècle, malgré la montée de l’individualisme, se montre moins porté à excuser la vie privée d’un Louis XV. Cependant, avec le chapitre des adultères du souverain, s’il peut y avoir matière à insinuations et à critiques, il n’y a pas matière à révolte.

Le roi ne peut abroger la loi chrétienne

Tel ne serait pas le cas si le roi de France avait été bigame, ou encore s’il s’était converti à l’Islam.
Ce type de violation extrême de la loi chrétienne aurait à coup sûr fait douter de la légitimité du Très-Chrétien. Les gens d’Église — se référant à saint Thomas d’Aquin et à toute une tradition scolastique —, les juristes, les magistrats et bien d’autres eussent violemment dénoncé pareils écarts et eussent, sinon prôné, du moins admis le devoir de révolte contre un monarque despote et sacrilège.
Il n’est pas sûr que semblable menace n’ait pas joué dans l’esprit de François Ier, au temps où il avait pu être tenté d’adhérer à la Réforme. Mais il est sûr que la rébellion ouverte de la Ligue à la fin du règne de Henri III, lorsque pointait l’éventualité de l’accession au trône d’un prince protestant (Henri de Navarre, futur Henri IV), relevait de ce même « devoir de révolte ». Car les limites dites « théoriques » du pouvoir absolu, loin d’être purement idéales ou idéologiques, furent toujours présentes, projetant leur ombre derrière la couronne des Rois.

Les lois fondamentales

La constitution coutumière de la France royale

Elles forment les normes supérieures et inviolables de la monarchie dont elles sont la constitution coutumière dans laquelle le Roi légitime évolue. (J. Barbey)

Ce sont les « lois du royaume » — ainsi les nomme-t-on depuis le XVe siècle —, supérieures, non seulement aux lois du Roi, mais au Roi même.
Inséparables de la Couronne, elles en règlent la dévolution, en assurent la continuité, protègent les sujets du Roi contre la tentation d’arbitraire, protègent le Roi contre lui-même.
L’expression de « lois fondamentales du royaume » apparaît, semble-t-il. en 1575. Mais ces lois fondamentales ou lois du royaume, représentant la cristallisation de vénérables coutumes, ont des racines beaucoup plus lointaines, déjà perceptibles au XIIe siècle. C’est Jean de Terrevermeille qui en a fait un corps de doctrine en 1419, précisé ensuite par presque tous les publicistes — Bodin, Loyseau. Le Bret — et par Bossuet :

Les rois sont donc soumis comme les autres à l’équité des lois.

Il leur faut :

garder les anciennes maximes sur lesquelles la monarchie a été fondée et s’est soutenue.

Depuis 1588 la liste des lois fondamentales était close, limitée aux « règles de dévolution de la Couronne et d’inaliénabilité du domaine royal », ou, si l’on préfère, aux « règles d’attribution de la fonction royale et de dotation de cette fonction ».
Cela n’empêcha point le Parlement, en sa qualité de défenseur des lois du royaume, de prétendre mettre au rang des lois constitutionnelles les privilèges de l’Église de France. Cela n’interdit pas aux états généraux de 1614 d’inventer une loi d’indépendance : indépendance du Roi par rapport au pape et à l’Empereur.
Ces tentatives ayant avorté, la constitution du royaume se limita aux règles anciennes.

L’inaliénabilité du Domaine

La loi déclarant inaliénable le Domaine, confirmée au XVIe siècle (ordonnance de Moulins de 1566), fut la moins bien respectée des lois du royaume.
Elle laissait, en effet, au souverain, une marge de manœuvre, puisqu’elle tendait à diminuer la constitution d’apanages, mais sans les interdire, et puisqu’elle permettait les « engagements » temporaires du Domaine, en les distinguant des aliénations.
Cependant, même écornée, la loi d’inaliénabilité du domaine royal gardait son importance première et symbolique. Elle rappelait au Roi et au peuple que la Couronne était antérieure et supérieure au Roi ; que le Roi, seulement usufruitier, n’était nullement propriétaire de son royaume. C’est en quoi la monarchie se distinguait tout à fait de la tyrannie ou du despotisme à l’orientale.

La loi salique

Le noyau dur, essentiel, imprescriptible, de la constitution française coutumière était représenté par les lois de succession au trône (souvent évoquées sous l’appellation de « loi salique »), dégagées « sans plan préconçu, sans idéologie ni théorie » mais « de façon pragmatique, sous la seule inspiration des événements » (J. Barbey) et sans consultation du prince.
Les règles capétiennes de succession étaient au nombre de sept :
– hérédité,
– primogéniture,
– masculinité,
– collatéralité,
– indisponibilité de la Couronne,
– continuité de la Couronne,
– catholicité.
Cette ordonnance « coutumière rigide, paradoxalement renforcée par ses tentatives de violation » (Frédéric Bluche), s’était surtout forgée ou renforcée aux XIVe et XVe siècles.

L’hérédité

De Hugues Capet à Philippe Auguste, il y eut hérédité de fait. Les Rois avaient au moins un fils, qu’ils associaient au trône et faisaient sacrer. Depuis Philippe Auguste (1180-1223), l’hérédité devint une coutume légale. Il ne sembla plus nécessaire de recourir aux sacres préalables.

La primogéniture

Coutume complémentaire, la règle de primogéniture se rattache à un précédent fort lointain, datant de Robert le Pieux (1027).

La masculinité

Elle est connue du peuple par le proverbe :

Le royaume de France ne saurait tomber en quenouille.

Cette règle fut observée spontanément par les Capétiens, comme elle l’avait été au temps des Mérovingiens et des Carolingiens.
Une femme pouvait exercer la régence, non la fonction royale.
Le Roi était guerrier et quelque peu prêtre (par le sacre), deux attributs qui excluaient les filles. La déclaration solennelle de la coutume de masculinité, imposée par les crises de 1316 et de 1328, ne fit que confirmer le droit préexistant.

La collatéralité masculine

Cette règle découlait de la précédente. Un collatéral par ligne masculine, même parent éloigné (le cas extrême sera en 1589 celui de Henri de Navarre, parent de Henri III au vingt et unième degré ! ), devait passer avant un collatéral plus proche, mais relié au défunt Roi par les femmes.

L’indisponibilité de la Couronne

Cette règle fut admise depuis 1419. Elle condamnait par avance les clauses du traité de Troyes (1420), par lequel Charles VI prétendait disposer de son royaume en faveur de la dynastie anglaise.
– Un roi de France ne pouvait choisir son successeur (le testament de Louis XIV habilitant à succession le duc du Maine et le comte de Toulouse, ses enfants légitimés, sera donc anticonstitutionnel).
– Il ne pouvait abdiquer.
– De même, un prince du sang n’avait-il pas la faculté de renoncer à son droit de succéder (il en résulte que seront nulles et inconstitutionnelles les renonciations de Philippe V en 1712, de Philippe Égalité en 1792, de Charles X et du duc d’Angoulême, son fils, en 1830).

La continuité de la Couronne

Longtemps l’on crut qu’il fallait un sacre pour faire le Roi. Mais alors, comment combler le vide juridique créé entre la mort du Roi et le sacre de son successeur ?
Une réponse coutumière fut trouvée, avec la règle de continuité de la Couronne. De même que l’on disait, en droit privé : « Le mort saisit le vif », on en vint à admettre, au début du XVe siècle, que le successeur du prince, prédestiné à la Couronne et non simple héritier, voyait, dès la mort de son prédécesseur, actualiser sans délai sa qualité royale potentielle.
La monarchie française n’était pas « héréditaire », mais « successible ».
En résulta la formule fameuse, employée depuis les funérailles de Charles VIII en 1498 : « Le Roi est mort ; vive le Roi !  » En résulta aussi l’adage connu : « Le Roi ne meurt jamais. »

La catholicité

L’appartenance du roi de France à la religion romaine était si évidente qu’elle demeura implicite. Les serments du sacre, à eux seuls, suffisaient-ils pas aux théologiens, aux juristes et au peuple ?
Si le Roi jurait d’extirper l’hérésie, était-ce point la meilleure garantie de sa fidélité confessionnelle et de son orthodoxie ?
L’engagement des Valois du côté de la contre-Réforme semblait une garantie supplémentaire. Mais l’assassinat de Henri III en 1589 vint tout compliquer. Henri de Navarre, le successeur légitime, appartenait à la religion réformée. Ce fait ne lui enlevait-il pas son droit de succéder ?
La Ligue prétendit alors faire passer la loi de catholicité avant toutes les autres composantes du code de succession royale. La sagesse du Parlement trouva, en 1593, un heureux compromis. L’arrêt du président Le Maistre déclarait inséparables les diverses règles coutumières de succession au trône, en l’espèce la « loi salique » tout autant que la loi de catholicité. Aux termes de l’arrêt, si la loi de catholicité — imprescriptible — interdisait à Henri IV d’être Roi légitime, la loi salique n’en avait pas moins fait de ce prince le successeur légitime Autrement dit, le Navarrais, incontestablement Roi de droit ne pouvait devenir Roi d’exercice « que sous condition suspensive de sa catholicité ». Henri IV, homme intelligent, et qui avait déjà cinq fois oscillé entre catholicisme et protestantisme, s’empressa d’abjurer (juillet 1593). La crise était surmontée. Le sacre de 1594 allait sceller la réconciliation du peuple avec son Roi.

Les lois fondamentales : un trésor gage de stabilité politique

Chose remarquable, et peu connue, la constitution de 1791, après avoir nié l’existence d’une constitution royale coutumière, gardera une partie des lois fondamentales, conservant la loi salique (dans la royauté constitutionnelle les Bourbons d’Espagne, aînés de la branche aînée, seraient donc passés avant la branche d’Orléans).
Construite et consolidée au fil des siècles, la loi de succession française était sans prix. Elle assura huit siècles de continuité. Durant le même temps l’Angleterre, des anciens rois saxons jusqu’aux Hanovre, connaissait neuf changements de dynasties ! Ne parlons pas de Rome et de la succession des Césars.

Les limites pratiques du pouvoir absolu

Diversité et décentralisation préservent du despotisme

« Prends garde de ne pas te césariser », se répétait Marc Aurèle, Empereur philosophe.
Si les rois de France avaient eu la tentation du despotisme, nombre de garde-fous les eussent retenus. Certes, tout pouvoir tend généralement à s’étendre et à s’augmenter. Ni les Valois, ni les Bourbons n’échappèrent à ces tentations. Mais ces mêmes rois de France qui ont, de François Ier à Henri IV, préparé, et de Louis XIII à Louis XVI imposé ce type de gouvernement modéré que nous appelons aujourd’hui « monarchie administrative », ont refusé de détruire tout ce qui pouvait freiner le jeu administratif du régime. La France de Louis XVI est loin d’être centralisée, unifiée et soumise.
C’est la Révolution qui imposera le pouvoir absolu d’un État centralisateur. Même Richelieu, même Louis XIV se sont accommodés d’une diversité linguistique, administrative, judiciaire, provinciale, d’un tissu de « libertés » et de « privilèges » dont l’existence, l’enracinement et la vitalité faisaient obstacle au pouvoir royal. Nous retrouverons ces éléments, mais il n’est sans doute pas inutile de les évoquer rapidement.

Le roi est le garant des libertés et privilèges de chaque province

La langue française était minoritaire, langue de l’État, de la noblesse et de la bourgeoisie. Dialectes et patois dominaient, et les curés prêchaient le dimanche en patoisant.
La France n’était pas soumise à un même droit privé. Et lorsque, pour simplifier, l’on oppose le droit coutumier du Nord au droit « écrit » (c’est-à-dire romain) du Sud, c’est oublier que la coutume de Paris n’est pas celle de Bretagne, ni cette dernière celle de Normandie.
Le Roi a dû, à chaque agrandissement du royaume, reconnaître et confirmer les privilèges anciens des provinces conquises (Flandre, Hainaut, Alsace, Franche-Comté, Roussillon).
La Comté a été conquise en 1674, réunie par traité en 1678 ; or ce n’est qu’en 1692 qu’on ose y introduire le régime français de vénalité des offices.

Le roi est le garant des libertés et privilèges de chaque corps

La société est une société de corps — nous y reviendrons —, corps de métiers ou corporations, universités, académies, compagnies d’officiers, basoche, corps de ville, confréries, etc. Brochant sur le tout, les cours souveraines, ces corps constitués chers à Montesquieu, qui voyait en eux la meilleure défense contre le despotisme.

Le roi ne contrôle pas toutes les administrations

Le jeu administratif était freiné par le fait même que le Roi ne contrôlait point toutes les administrations :
– L’Église de France avait ses tribunaux (les officialités), son régime fiscal (don gratuit, décimes), son administration.
– Les impôts indirects de l’État ne dépendaient pas de fonctionnaires de l’État, mais d’une compagnie d’économie mixte, fort indépendante, la ferme générale.
Ni royale, ni étatique. Il n’y avait pas plus d’unité administrative dans le royaume que d’uniformité dans l’administration royale elle-même.
– La majorité des provinces entrait dans la catégorie des « pays d’élections » — où la fiscalité royale était uniforme et directe sous le contrôle des intendants.
– Mais d’importantes zones demeuraient « pays d’états », avec leurs états provinciaux, capables de gêner le gouverneur et l’intendant, avec leur fiscalité et leur administration particulières.

Une administration royale composée en majorité d’agents quasi indépendants

Quant à l’administration royale, si, depuis Louis XIII, elle dépendait beaucoup plus de « commissaires », fonctionnaires nommés par le Roi, elle restait majoritairement entre les mains des « officiers », c’est-à-dire d’agents de l’État fort indépendants puisque propriétaires de leur office et depuis Louis XI inamovibles.

Des freins effectifs aux pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire du roi

Mais ce qui montrera surtout le caractère limité d’un pouvoir réputé absolu, c’est l’existence de forts contre-pouvoirs restreignant les trois grands pouvoirs du Roi.
Dans L’Esprit des lois (1748) on sait que Montesquieu a prôné la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) dont il avait cru reconnaître l’existence en Angleterre. En fait, il faudra attendre la constitution des États-Unis d’Amérique (1787) pour voir établir cette séparation. La France traditionnelle n’avait jamais été troublée par la réunion des trois pouvoirs, dès lors que les Rois avaient su, au moins depuis saint Louis, établir et maintenir l’indispensable « séparation des organes » (Olivier Martin). Si le roi de France réunit entre ses mains les trois pouvoirs, il ne prétend point en faire un absolu, et d’ailleurs il les partage beaucoup.

Des lois royales canalisées

Les limites du pouvoir législatif du roi

Nous savons que le pouvoir législatif du monarque avait une triple limitation théorique : le respect de la loi divine, de la loi naturelle et des lois fondamentales. Il en résultait que les « lois du Roi » ne pouvaient dépendre de son caprice.

Les lois sont promulguées selon un protocole rigoureux

Les conditions dans lesquelles la loi se prépare, se rédige, s’enregistre et s’applique n’évoquent ni les rescrits des empereurs romains, ni les ukases des tsars de Moscovie.
Le Roi, certes, a en France l’initiative des lois, mais nombre d’actes royaux sont des arrêts du Conseil recopiés et présentés sous forme de lettres patentes.
Dans les autres cas, le contenu de la loi, proposé au monarque par le ministre compétent — d’abord au cours du travail du Roi, puis en Conseil —, a été concerté et discuté avant de prendre forme.
– Cette forme acquise, l’acte royal, signé par Sa Majesté, est toujours contresigné par le ministre (ex : Louis et en dessous Phelypeaux.) Pouvoir et contre-pouvoir.
– Si le Roi a poussé à la roue — chose assez rare — pour imposer sa volonté, la signature du ministre est là pour rappeler que le prince n’a pas été seul à légiférer.
– Si c’est le ministre qui a décidé le souverain à accepter telle initiative, la signature du Roi, non contente de donner au texte force de loi, montre aux administrateurs et au peuple de France que Sa Majesté a su se laisser convaincre pour le bien de l’État et du peuple (à ce dernier schéma se rattachent les principaux édits émanés de Turgot et de Necker sous le règne de Louis XVI).
L’œuvre législative, ainsi observée, conduit tout à l’opposé de la légende du « bon plaisir » ou de l’arbitraire.

Les actes royaux sont enregistrés par les parlements ou cours de justice

Dans le royaume de France il est admis que « la loi n’oblige que publiée ». Les cours de justice souveraines, parlement de Paris en tête, ont le privilège d’enregistrer les actes royaux.
Depuis le XIVe siècle, elles se permettent à l’occasion des remontrances avant enregistrement. Dès lors, sans être officiellement associé au pouvoir législatif, le Parlement (sauf entre 1673 et 1715) exerce de facto un véritable contre-pouvoir.
Quand tout se passe sans heurts, la monarchie y trouve son compte, renforçant son caractère tempéré.

Tous ceux qui ont voulu fonder la liberté d’une république bien ordonnée, ont estimé que c’était lorsque l’opinion du Souverain Magistrat était attrempée par les remontrances de plusieurs personnes d’honneur, étant constituées en état pour cet effet ; et quand en contre-échange ces plusieurs étaient contrôlés par la présence, commandement et majesté de leur prince. (Étienne Pasquier)

Lorsque le conflit devient endémique, ce qui est le cas entre 1715 et 1789, les excès du contre-pouvoir parlementaire, au lieu de freiner le pouvoir du Roi, l’irritent et l’incitent presque à l’autoritarisme.

La France royale est un État de droit

Enfin l’on oublie trop une vérité simple et cybernétique : la loi du Roi est protégée de la tentation despotique par la présence vivante, rassurante et protectrice, des précédentes lois du Roi.
Dès le XIIe siècle, en effet, la France est un État de droit, bien mieux doté en lois précises que le reste du monde civilisé. Par ses légistes, depuis le XIIIe siècle, la France s’est faite héritière de la Rome antique. On a laissé le droit romain pénétrer et ordonner les coutumes. La monarchie, aidée par ses magistrats, a fait un gros effort de codification (les Établissements de saint Louis, l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, le code Michau de 1629, les grandes ordonnances de Louis XIV et de Colbert, etc.).
« France, mère des arts, des armes et des lois », écrivait au XVIe siècle Joachim du Bellay. Du Bellay, direz-vous, est poète.
Ce n’est pas le cas du politique auteur du Prince. Pour Machiavel, écrivant ces lignes vers 1516 ou 1517, c’est-à-dire au début du règne de François Ier, les rois de France, quoique absolus, sont « de bons rois »,

le gouvernement de ce royaume étant, de notre connaissance, le plus tempéré par les lois.

Et, ailleurs :

Le royaume de France est heureux et tranquille, parce que le Roi est soumis à une infinité de lois qui font la sûreté des peuples.

Dion Chrysostome, rhéteur du Ier siècle, avait écrit déjà :

La loi est la reine des rois.

Enfin, par tradition, les actes royaux débutaient sous l’ancien régime par un exposé des motifs qui constituait un appel à l’opinion. Turgot en usa beaucoup, puis Necker qui y voyait la part de démocratie incluse dans la monarchie française.

Les freins institutionnels

L’institution des parlements et autres cours souveraines

Certaines institutions, royales ou/et coutumières, pouvaient aussi quelque peu brider le pouvoir du monarque.
– C’était le cas des parlements (Paris depuis le milieu du XIIIe siècle ; Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Dijon, Rouen au XVe siècle ; Aix, Rennes, Navarre, Metz, Besançon, Flandres, Nancy)
– Ça l’était aussi des chambres des comptes et des cours des aides.
– Les autres cours souveraines (grand conseil et cours des monnaies) étaient en général moins ombrageuses.
Issus de la volonté du Roi — soit qu’ils aient été créés par lui, soit que, déjà existants sous une souveraineté étrangère, ils aient été reconnus et confirmés dans le cadre de la France —, les parlements ne se gênaient pas, sous l’ancien régime, pour contrarier le monarque.
Ils y étaient poussés par le statut même des magistrats, propriétaires de leurs charges et, depuis Louis XI, inamovibles.
Ils en avaient la possibilité grâce au droit de remontrance que leur avait concédé le Roi. Car les parlements, non contents de rendre souverainement la justice, comme aujourd’hui les cours d’appel, avaient le privilège d’enregistrer les actes royaux et le droit, avant enregistrement, de rédiger des remontrances et les présenter au Roi.
Il pouvait y avoir — ce fut souvent le cas sous Louis XV — une navette, et la présentation d’« itératives remontrances ».
Après quoi, si le Roi persistât, l’acte royal était imposé. Il l’était tantôt le Roi présent en Parlement (on appelait cela un « lit de justice »), tantôt par « lettres de jussion » du prince, obligeant la cour souveraine à registrer l’édit en cause.
Depuis 1715, MM. du Parlement avaient transformé en habitude remontrances et blocage législatif. Le Roi devait souvent leur adresser des lettres de cachet, voire les exiler (1720, 1732. 1753-1754). Les parlementaires, de leur côté, multipliaient les assemblées générales et les grèves de la justice.
Le parlement de Paris s’était de lui-même érigé en gardien des lois du royaume (ou lois fondamentales) ; et nul, même le Clergé, n’était plus gallican que lui. Mais, de surcroît, il avait, depuis la Fronde (1648-1653), pris l’habitude d’évoquer le bien public, de brandir l’intérêt du peuple, cela pour mesurer l’opportunité ou l’inopportunité des lois du Roi. Il aurait suffi, au milieu du Grand Siècle, d’un pouvoir faible, pour que le parlement de Paris se transformât en parlement de type anglais, d’abord maître des finances, ensuite maître du législatif.
Louis XIV parvint à le calmer et à diminuer ses prétentions. La cour « souveraine » ne fut plus que cour « supérieure » ; depuis 1673, le Parlement devait enregistrer les actes royaux, avant toute éventuelle remontrance. Vexé, il cessa provisoirement d’en rédiger.
Après la disparition du vieux Roi, on sait avec quelle force accrue les robins reprirent leurs habitudes de contestation permanente.

L’institution des états-généraux

Entre 1614 et 1789 il ne fut, en revanche, plus question des états généraux. Cette institution coutumière, existant depuis 1302, avait tant profité des troubles du XVIe siècle et elle s’était montrée si insupportable en 1614, que le Roi cessa de la convoquer.
La fin de l’ancien régime s’en passa donc, perdant en même temps, non vraiment de sages conseillers, mais un dialogue avec les représentants des trois ordres, interprètes plus ou moins fidèles de l’opinion publique. Pour sauver le régime, il eût probablement fallu que l’un des trois derniers Bourbons prît le risque de convoquer à nouveau les états généraux. Non comme en 1788-1789, en position de faiblesse et devant un Trésor vide, mais en position de force et sans donner prise au chantage.
– Louis XIV aurait pu y songer en 1679 ou 1680, au sommet de sa gloire, après les traités de Nimègue ;
– Louis XV eût pu le faire en 1748, au terme d’une guerre victorieuse, dans un pays prospère aux finances bien gérées par le contrôleur Orry ;
– Louis XVI eût dû le faire en 1783, au lendemain du traité de Versailles qui avait humilié l’Angleterre et donné l’indépendance aux États-Unis.

L’institution des états provinciaux

À défaut d’états généraux inquiétants, les Rois devaient compter avec une autre institution coutumière, celle des états provinciaux. Ils régnaient sur le tiers du royaume. Ils avaient été rognés par Richelieu, mais représentaient encore une force notable.
– Ils étaient surtout puissants en Bretagne et en Languedoc.
– Ils existaient en Bourgogne, en Dauphiné, en Provence.
– Ils étaient moins folkloriques que leur apparence dans les vallées pyrénéennes.
Des provinces comme Languedoc et Bretagne gardaient des privilèges imprescriptibles, fiscaux et administratifs, limitant quotidiennement l’autorité des intendants. C’était surtout le cas en Bretagne, où les états provinciaux et le parlement de Rennes se montraient solidaires. Ce fut au point que Louis XIV, ce Roi autoritaire, hésita un quart de siècle avant d’imposer à la Bretagne son administration. L’envoi d’un intendant ne se fit qu’en 1689, six ans après la mort de Colbert. Cela voulait dire qu’il avait semblé plus facile à Louis XIV (ce prince le mieux obéi du continent) de révoquer l’édit de Nantes en 1685 que d’envoyer un intendant en sa bonne ville de Rennes.

Justice retenue et justice déléguée

Le roi de France est juge suprême

Le roi de France était juge suprême. « Le droit de justice appartient en France au Roi seul » (Ferrière). Il a « le droit et le devoir de rendre la justice » (F. Monnier).
S’il ne siège plus, comme son ancêtre saint Louis, sous le chêne de Vincennes. les juristes et le peuple savent que le roi de France n’a pas abandonné sa prérogative judiciaire. Pour les premiers on distingue donc une justice retenue et une justice déléguée ; mais, aux yeux du peuple, une large part de la justice dite « retenue » ressemble, comme une sœur, à de la justice déléguée, et chacun comprend que Sa Majesté n’abuse pas de sa prérogative et qu’elle partage avec libéralité le pouvoir judiciaire.

La justice retenue du roi

La justice retenue, sous l’ancien régime, s’était faite de plus en plus rare. Certes l’on vit en 1588 un Henri III décider lui-même l’élimination des Guises ; mais pouvait-il y avoir longtemps deux rois concurrents en France ? Certes l’on vit le jeune Louis XIII ordonnant l’assassinat de Concini, favori abusif ; mais ce fut encore un cas extrême. À l’opposé, le monarque n’était point avare du droit de grâce, éminent droit régalien.
La justice retenue du souverain s’exerçait parfois en un contrôle des institutions judiciaires. Si le Parlement semblait au Roi trop enclin à la partialité, le prince pouvait « évoquer » telle cause devant son conseil privé, ou devant le grand conseil.
Enfin ressortissait à la justice retenue l’usage des lettres de cachet, si nombreuses à la fin de l’ancien régime, si attaquées dans les Cahiers de 1789.

La plupart des lettres de cachet étaient sollicitées par les particuliers pour le règlement de leurs affaires privées… Elles présentaient l’immense avantage d’éviter aux familles l’infamie et le déshonneur auxquels les eût immanquablement exposées une condamnation régulière prononcée par la justice déléguée. (J.-M. Carbasse)

La justice à la fois retenue et déléguée du conseil privé ou conseil d’État

Jugeant à la place du Roi — et dans cette mesure relevant de la justice retenue, le conseil privé connaissait souverainement des causes « évoquées » devant lui par le prince.
– Il intervenait aussi comme « suprême régulateur des compétences » des parlements.
– Enfin il avait mêmes attributions que notre actuelle cour de cassation.
Appuyé sur son indépendance — son président, le Chancelier, était inamovible ; les trente conseillers d’État, ses principaux membres, n’étaient pas moins inamovibles ; les quatre-vingts maîtres des requêtes étaient propriétaires de leurs offices —, ce conseil privé (ou conseil d’État) était parfaitement maître de ses décisions. À cet égard, il se distinguait peu de la justice déléguée.

La justice déléguée

Cette dernière, celle des institutions judiciaires royales (parlements et autres cours, présidiaux, bailliages, élections, maîtrises des eaux et forêts, etc.), rendait la justice, au civil et au criminel, par délégation du souverain.
Mais elle le pouvait faire en toute liberté, puisque ses magistrats étaient irrévocables et propriétaires de leurs offices. Il paraîtrait que, Henri IV ayant irrité le premier président de Harlay par une intervention intempestive, se serait attiré cette réponse insolente :

Sire, prenez les sacs et jugez vous-même !

Mais il est sûr que, lors de l’affaire du Collier, la reine Marie-Antoinette, sollicitant les juges du Parlement, se heurta chaque fois à une indifférence glacée. Il y avait une justice en France et, sur ce point, une séparation des pouvoirs.

La vénalité des offices

Le mal français

La vénalité des offices était à bien des égards « le mal français » (A. Peyrefitte). Elle fut rudement dénoncée dans les Cahiers de 1789, comme

une source de ruine pour le peuple, une occasion ouverte à mille gens sans lumières, sans science, sans talents, sans probité, de parvenir à des offices dont dépendent les biens, l’honneur et la vie des citoyens. (Clergé de Bouzanville, évêché de Toul)

Cette vénalité symbolisait une sorte de mur d’argent, considéré par le tiers état comme intolérable.
Les offices régnaient sur 90 pour 100 du service public, cependant que les officiers seigneuriaux, eux aussi, achetaient leurs modestes charges.

Une marque d’honneur… objet de commerce

Les offices étaient une marque d’honneur, une dignité permanente (on disait jadis « ordinaire »), un objet de commerce — qu’on pouvait acheter, vendre, échanger, louer ou prêter — et une fonction publique. On achetait sa charge de conseiller au bailliage ou au Parlement ; on la revendait lorsque l’on postulait une charge de président ou un office de maître des requêtes. Tout se passait comme si le service public avait été une société immense, et comme si l’officier (de justice, police ou finance), serviteur du Roi et du public, avait acheté une part de cette société, ainsi qu’il aurait acheté une action de la compagnie des glaces de Saint-Gobain.

De la vénalité des offices à leur hérédité

Le système des offices vénaux était un héritage du moyen âge, systématisé en même temps que rodé au début de l’ancien régime. Au XVIe siècle s’imposa peu à peu le droit de survivance(désignation, moyennant finance, du successeur à venir), cas particulier du droit de résignation (possibilité, en même temps que l’on présente sa démission au Roi, de lui indiquer le nom de son successeur, l’acheteur qui vous a offert un prix convenable). Encore fallait-il que le résignant survécût au moins quarante jours après le moment de sa résignation.
La paulette, l’édit fameux de 1604, dispensa les officiers de la clause des quarante jours. On passa dès lors de la simple vénalité à l’hérédité des offices ; un système unique au monde, et non dépourvu d’inconvénients.

Des économies budgétaires mais…

Du point de vue du Roi, le régime des officiers économisait tout un fonctionnariat. Au reste, en mettant en place un certain nombre de « commissaires », le gouvernement compensait partiellement l’indépendance des officiers propriétaires de leurs charges. De plus, les responsables des finances obtenaient périodiquement des créations d’offices inutiles (sinon sur le plan des vanités) ou le dédoublement d’offices existants. Ces expédients aidaient à renflouer le Trésor, surtout en cas de guerre, comme on le vit après 1689 tandis que Louis de Pontchartrain était contrôleur général.

… des titulaires frondeurs

Mais l’indépendance inouïe des titulaires d’offices vénaux n’avait pas tardé à gêner ou même à inquiéter le gouvernement royal. Ce sont des officiers, les magistrats du parlement de Paris, qui provoquèrent ce temps de troubles nommé Fronde. En 1644, le Roi — c’est-à-dire Anne d’Autriche et Mazarin — avait commis l’imprudence de confirmer et augmenter leurs privilèges de noblesse. Cette mesure tourna littéralement la tête des grands robins qui, notamment, n’acceptèrent pas que le prince augmentât le nombre des maîtres des requêtes, officiers plus loyalistes, véritables gens du Roi.
Au siècle suivant, l’opposition parlementaire, constante de 1715 à 1788, eût été impensable — ou du moins n’eût jamais pris cette allure d’épreuve de force qui fut la sienne —, si
– les magistrats du royaume ne s’étaient pas appuyés sur la vénalité et l’inaliénabilité de leurs charges, et si
– les robins des tribunaux n’avaient pas toujours été solidaires des parlementaires.
Paradoxalement, c’étaient des magistrats nommés par le Roi (et non élus par la population), propriétaires de leurs offices (et nullement représentatifs), qui prétendaient, à l’instar du parlement de Londres (institution coutumière de consultation et de contrôle) surveiller l’exercice par le Roi de sa prérogative.

Louis XV tente de réformer la vénalité des offices

Après avoir perdu patience (1766), Louis XV finit par supprimer l’ancien parlement de Paris (1771) et par abolir partiellement la vénalité des offices. Le jour où le jeune Louis XVI, mal conseillé par Maurepas, rétablit l’ordre ancien, il condamnait son régime à terme (1774).

Les corps intermédiaires

Une société de corps

Cependant c’est la structure même de la société française qui constituait la meilleure protection du royaume contre toute déviation ou tentation despotique. Car la société d’ancien régime, comme l’a très bien vu Olivier Martin, était une société de corps.
Montesquieu, lorsque dans L’Esprit des lois (1748) il célébrait les corps intermédiaires, seuls capables de transformer la monarchie en régime mixte et modéré, songeait, en bon président qu’il avait été, aux cours souveraines ; à des corps fortement charpentés et officiellement intégrés à l’État. Il négligea volontairement les autres ; mais jamais les Valois ni les Bourbons ne les oublièrent.

Une multitude de corps intermédiaires

Or il exista, jusqu’au temps de la Révolution, une multitude de corps royaux, provinciaux, coutumiers, municipaux, professionnels, etc. Et ces corps, trop nombreux pour être négligés, trop puissants pour être combattus, trop liés à la vie quotidienne des sujets pour être mis en cause par le Roi. le prince était nolens volens tenu de les ménager.
Car, au fond, sous l’ancien régime, si presque tout était coutumier, tout était corporatif, au sens large de ce mot.
– Il y avait les corps savants, universités et académies. Les universités vivaient un peu sur leur réputation ancienne ; mais les académies nationales, protégées ou créées par Louis XIV, avaient prolongé l’audience de l’académie française établie en 1635 par Richelieu : cependant que les académies provinciales, mises en route par ce même Louis XIV, n’avaient cessé de progresser au siècle des Lumières.
– Il y avait les corps du commerce et ceux de l’industrie. Les corps de marchands : Six-Corps de Paris et corporations moins illustres(sous Louis XV, le gouvernement ne craignit point de consulter les Six-Corps).
– Les communautés d’arts et de métiers.
– Il y eut les compagnies de commerce et de finance, les chambres de commerce, etc.
– Il ne faudrait pas oublier non plus les corps, compagnies et collèges d’officiers royaux ; non plus que ceux des auxiliaires de la justice, comme le barreau des avocats ou la basoche (communauté vivante et quelque peu folklorique des clercs de procureurs) ; et pas davantage les corps médicaux.

Les corps intermédiaires comme modèle de vie sociale

C’étaient des corps constitués, imposant leurs lois, leurs règles, leurs usages, voire leurs rites initiatiques ou festifs à l’administration, à la justice, à la vie économique, au travail artisanal. Ils représentaient en même temps le cadre de la vie sociale.
Le Français moyen, surtout durant le règne de Louis XIV, s’intéressait assez peu à la politique (on disait alors : aux « affaires publiques »).
– Il avait marqué beaucoup d’indifférence aux querelles opposant le Roi au parlement de Paris.
– Au moment de la révocation (1685) de l’édit de Nantes, il ne versa pas la moindre larme — et au contraire — sur le sort des « prétendus réformés » ; et il en alla de même en 1709 lorsque Port-Royal des Champs fut victime de l’intolérance du dernier confesseur de Sa Majesté.
Par contre, ce même sujet du Roi, le même Français moyen, s’intéressait fort à ses privilèges (si minuscules fussent-ils), exemptions, immunités, prérogatives de corps. Or de semblables privilèges se rencontraient à tous les niveaux : il y avait ceux des avocats ès conseils du Roi, ceux des officiers de l’Artillerie, les privilèges des ouvriers des monnaies, etc.

Les Six-Corps, plus puissants que le parlement de Paris

Nous devons comprendre qu’il était plus facile pour le Roi de brider — ce fut le cas — le Parlement de Paris que de s’attaquer aux Six-Corps (ce que Sa Majesté se garda de faire).
Le propre de ces corps constitués était de former le corps même du royaume ; car la remise en question de n’importe quel privilège hérissait aussitôt des dizaines de groupes privilégiés voisins. Le moindre geste arbitraire contre un corps, et c’était l’innervation de tous les corps, tant ils se sentaient et se voulaient solidaires. La monarchie le savait ou le devinait.

Des corps intermédiaires entre les personnes et l’État

Au total, ces corps étaient véritablement « intermédiaires ». Ils encadraient l’individu, protégeaient la personne isolée. Ils n’avaient pas besoin de résister au pouvoir royal, tant ce dernier les ménageait. Ils étaient, par leur existence même, le volant régulateur de la monarchie absolue.

Le Roi en son Conseil

Le roi gouverne « par grand conseil »

Le Roi ne décidait jamais seul — même lorsqu’il utilisait la formule trop célèbre Car tel est notre plaisir —, mais après concertation : en cela fidèle à la prescription de Claude de Seyssel, pour lequel le bon monarque doit gouverner «  par grand conseil ». c’est-à-dire en consultant des conseillers dignes de ce nom.
Dans les anciens régimes, un tel gouvernement pouvait prendre une forme presque entièrement collégiale. La France en fit l’expérience caricaturale sous la Régence, avec ce qui fut nommé « polysynodie ». Sinon, le gouvernement pouvait être l’association du souverain et des ministres ; à l’occasion, l’étroite collaboration du Roi et d’un premier ministre, comme ce fut le cas avec Louis XIII et Richelieu.
L’ancien régime français trouva, de 1661 à la Révolution, une heureuse formule interdisant tout despotisme : le partage des rôles entre le conseil du Roi (cent trente personnes environ) et le petit groupe des ministres et secrétaires d’État. D’ailleurs le souverain, au cours de ce
qu’on appelait liasse ou « travail du Roi », participait à la préparation du Conseil. Il le faisait en collaboration avec la personne ministérielle concernée, qui se retrouvait cinquante-quatre années de règne personnel, n’avait outrepassé que six fois les souhaits de cette majorité.

Les quatre conseils de gouvernement

Au Grand Siècle, il y avait quatre conseils de gouvernement.
– Le conseil d’en haut composé du Roi, du Dauphin, et des « ministres d’État » (en 1661, Fouquet, Lionne, Le Tellier ; en 1715, Torcy, le contrôleur Desmarets, le chancelier Voysin, le maréchal de Villeroy), avait une compétence gouvernementale quasi universelle. Au XVIIIe siècle il s’occupa surtout et presque uniquement de la politique extérieure.
– Le conseil des dépêches, second dans le protocole, troisième par l’importance, avait pour spécialité les questions d’administration intérieure communes aux divers secrétaires d’État. Ce conseil se tenait debout. On y lisait les dépêches — correspondance passive et active du gouvernement avec les autorités provinciales : gouverneurs et intendants. On y examinait aussi certaines affaires contentieuses, concernant les états provinciaux, le droit de chasse, les duels, et, après 1685, les affaires protestantes. Mais c’est surtout au xvIIIe siècle que cette section des dépêches vit grandir son rôle. Le conseil des dépêches réunissait le Roi, le Chancelier, les secrétaires d’État, le contrôleur général des finances ; et aussi plusieurs conseillers d’État convoqués, d’après leur compétence, en fonction de l’ordre du jour.
– Le conseil royal des finances, troisième section du Conseil, avait été créé en septembre 1661, après l’arrestation de Fouquet, pour marquer que désormais le Roi lui-même serait son propre surintendant des finances. Il réunissait : le Roi, le « chef du conseil des finances » (un grand seigneur décoratif), le Chancelier (de facto), le contrôleur général et deux conseillers ordinaires au conseil des finances, et, à la fin du règne de Louis XIV, les intendants des finances. Ses délibérations étaient techniques. Le contrôleur général était le seul capable de tout dominer, d’ailleurs presque rapporteur unique en ces lieux. La compétence du conseil royal (ainsi le nommait-on par abréviation) était immense : budget, recettes et dépenses, fiscalité directe et indirecte, politique économique, industrie, commerce, monnaies, sans compter ensuite au Conseil avec lui. D’où une certaine logique et une réelle harmonie entre la partie proportionnelle et la partie collégiale du pouvoir. Le Conseil était inséparable de la personne du prince. Ce dernier présidait personnellement les sections dites « de gouvernement », celles qui pouvaient rendre des arrêts « en commandement », les plus importants. Ils débutaient par la formule : « Le Roi étant en son Conseil. » Contrairement à la légende, le monarque écoutait beaucoup, demandait à chacun d’opinion, et se rangeait à peu près toujours à l’avis de la majorité. Saint-Simon, qui pourtant détestait Louis XIV, assura que le Roi, en nombre d’affaires contentieuses (baux des Fermes, privilèges fiscaux, etc.)
– Le conseil royal de commerce,créé seulement en 1664, à peu près disparu vers 1676, ressuscité en 1730, fut un dédoublement partiel du précédent.

Le conseil privé

Avec le conseil privé (ou conseil d’État, ou conseil des parties), nous quittons le domaine gouvernemental, pour rejoindre la haute administration, la « justice retenue » du Roi et le contentieux.
Ici le fauteuil de Sa Majesté restait vide. Le président de fait était M. le Chancelier. Le conseil privé n’accompagnait le Roi que lors des longs déplacements (Versailles, Fontainebleau). Il réunissait le Chancelier, les ducs et pairs (sur le papier), les ministres d’État, les secrétaires d’État, le contrôleur général des finances, les trente conseillers d’État, les intendants des finances, les quatre-vingts maîtres des requêtes ; un personnel beaucoup plus nombreux que celui des conseils de gouvernement.
Ce conseil privé exerçait la justice retenue du monarque. Il était complété par d’importants organes annexes du Conseil, qu’animaient les conseillers d’État. Les uns étaient dits « bureaux » (exemple : le bureau des affaires ecclésiastiques). Les autres étaient des « commissions ordinaires » (grande et petite direction des finances, etc.) ou des « commissions extraordinaires » (comme le conseil des prises, actif quand fleurissait la guerre de course, ou le bureau du commerce qui dura de 1700 à 1722).
Sous Louis XVI, le Conseil fut, hélas, moins important. Les ministres étaient devenus trop puissants.

Le Roi et ses ministres

Amitié du Roi pour ses ministres

En d’autres pays d’ancien régime le favoritisme régnant à la Cour déteignit sur la pratique gouvernementale. En Espagne, la place de favori (privado ou valido) était officielle, presque institutionnelle. En Grande-Bretagne, Buckingham sous Charles Ier et Marlborough sous Anne Stuart furent également des favoris abusifs. Telle n’était pas la tradition de la France. Chacun connaît le mot spontané du jeune Louis XIII, après l’élimination de Concini sur son ordre (1617) : « À cette heure je suis Roi !  »
La vraie tradition, sous l’ancien régime français, était l’amitié du Roi pour ses ministres.
– L’exemple le plus connu fut l’entente, si positive, si efficace, entre Henri IV et Sully, une amitié sans faille, d’ailleurs bien antérieure (1572) à l’avènement du Béarnais (1589).
– La complicité étonnante qui ensuite unit Louis XIII au cardinal de Richelieu (1624-1642), à peine écornée lors de la « journée des dupes » (1630) et seulement interrompue par la mort du premier ministre, fut peut-être unique en son temps. On oublie trop, en effet, que le Roi était de nature autoritaire — plus que ne le sera Louis XIV —, et que sa patience à l’égard du cardinal n’est explicable que sur le plan de l’amitié. L’utilité et la raison d’État n’y suffiraient pas.
– Louis XIV, en dépit de ses airs royaux et flegmatiques, n’était heureux, dans l’exercice de son « métier de Roi », que lorsqu’il traitait un ministre en ami et sentait que, malgré la différence des conditions, ce dernier répondait à son attachement. Ces cordiales complicités avaient débuté de bonne heure. Quand mourut le cardinal de Mazarin (1661), son principal ministre, Louis XIV dit au maréchal de Gramont :

Ah ! monsieur le maréchal, nous venons de perdre un bon ami.

Colbert, de 1661 à sa mort (1683), le marquis de Louvois, de 1674 à sa mort (1691), furent aussi, malgré la rudesse de leur caractère, traités chaleureusement par le Roi. L’efficacité de leurs ministères respectifs dut beaucoup à ce climat de confiance extrême.
Mais c’est Chamillart qui éprouva le plus fort l’amitié du monarque, au point d’être maintenu trop longtemps au pouvoir malgré une compétence incertaine. Le Roi ne pouvait s’empêcher de s’attendrir sur l’honnête courtisan qui, avant de devenir ministre, avait été son partenaire au billard.

Six grands décideurs

Le personnel ministériel au sens moderne du mot ne réunissait que six grands décideurs :
– le Chancelier — chef-né des conseils du Roi, officier inamovible, ministre de la justice, maître des offices de France et garde des Sceaux —,
– le contrôleur général des finances (charge transformée en 1665 pour remplacer celle de surintendant), et
– les quatre secrétaires d’État.
Si le Roi était mécontent du Chancelier, il n’avait pour ressource que lui retirer les Sceaux et les confier à un commissaire de son choix, le garde des Sceaux.

Note sur les secrétaires d’État

Les secrétaires d’État avaient été créés par Henri II en 1547 et étaient devenus importants depuis 1588.
Sous Louis XIV
– l’un avait le département de la guerre,
– un autre les affaires étrangères,
– un troisième « les affaires de la religion prétendue réformée »,
– le quatrième (Colbert) réunissant en son portefeuille la marine, Paris, le Clergé et la maison du Roi.
Au XVIIIe siècle, la distribution la plus courante des quatre « départements » fut celle-ci : guerre, affaires étrangères, marine, maison du Roi. Mais, entre 1763 et 1780, Bertin eut une cinquième charge de secrétaire d’État, un portefeuille en quelque sorte « physiocrate » dont l’agriculture était la principale spécialité.
Les secrétaires d’État n’étaient pas, il s’en faut, toujours ministres, c’est-à-dire membres du conseil d’en haut. Seul le secrétaire d’État aux étrangers devint ministre de droit, comme rapporteur des faits diplomatiques.
La place de ministre était donc leur ambition, et stimulait leur zèle.
Le contrôleur général des Finances, dès le temps de Colbert (1665-1683), éclipsa vite le Chancelier et domina aisément les secrétaires d’État. En effet, si chacun des secrétaires d’État avait plusieurs provinces dans son département, le contrôleur général correspondait, lui, avec l’ensemble des intendants. Il le faisait surtout pour les affaires économiques (dénombrements, manufactures, commerce) et fiscales, mais n’en devint pas moins, par cumul, une sorte de ministre de l’Intérieur.

Les « tiercelets de ministres »

Cependant, si, au lieu de nous restreindre à la théorie et au protocole de jadis, nous étudions la sociologie des pouvoirs dans l’ancienne France, ce n’est plus six chefs de département que nous rencontrerons, mais bien davantage. Il y avait ces hommes irremplaçables que Saint-Simon nommait, non sans quelque mépris, des « tiercelets de ministres » :
– le surintendant des postes,
– le directeur général des Bâtiments (véritable ministre de la culture),
– le directeur général des fortifications (admis au « travail du Roi »),
– le lieutenant général de police (idem),
– les intendants des finances (collaborateurs indépendants et compétents du contrôleur général),
– les intendants du commerce,
– et principaux grands officiers comptables (tels les trésoriers généraux de l’extraordinaire des guerres ou les trésoriers de la marine),
– sans oublier les quarante fermiers généraux (gérant une sorte de ministère collectif de l’impôt indirect).
Ce qui nous mènerait à soixante et onze personnes, alors que nous n’avons pas encore cité l’archevêque de Paris et le confesseur du Roi (dont l’addition constituait le « conseil de conscience », nommant aux bénéfices).
Or, plus la liste s’allonge, plus nous comprenons à quel point le Roi était, non pas cerné ou contrôlé, mais entouré et conseillé ; sans cesse éloigné de la tentation du pouvoir personnel.

La Cour

La Cour, foyer rayonnant de civilisation

Sous Louis XIV, la cour de France est la plus brillante du monde, observée, imitée, adaptée dans l’Europe entière. Elle sera, au XVIIIe siècle, le modèle, la norme, l’étalon de toute cour : tandis que se bâtiront — du Rhin jusqu’à la Néva — nombre de petits Versailles, des cours presque lilliputiennes tenteront, avec plus ou moins de bonheur, de se calquer sur celle de Louis XIV.
Pourtant ce type de cour à double fonction — instrument de règne et foyer de civilisation — n’a pas été inventé par les Bourbons ; il l’a été par les Valois. Il fait partie des institutions notables et originales de l’ancien régime.

La Cour itinérante, instrument d’unité nationale

Jusqu’à 1682, date de l’installation définitive à Versailles, la Cour est nomade. Cela permet au Roi de voir et d’être vu. Au XVIe siècle, les déplacements de Sa Majesté contribuent à cimenter l’union nationale. Chaque nouveau souverain choisit de visiter un groupe de provinces, et chacun de ces grands voyages est occasion d’entrées solennelles dans les villes :

Charles IX a émaillé son tour de France de cent huit entrées dans une centaine de villes. (J.-F. Solnon)

Rien ne peut mieux entretenir ou développer le loyalisme. Cependant les rois de France sèment derrière eux les châteaux, surtout sur les bords de la Loire : Amboise, Blois, Chambord passionnent tour à tour les princes ; tandis que François Ier privilégie Fontainebleau que l’on fait admirer à Charles Quint.
Il convient que les courtisans veuillent bien s’accommoder de déplacements fréquents et inconfortables. Le Roi peut ainsi les surveiller, vérifier leur fidélité, les inciter à servir. Le gouvernement est, bien sûr, aussi voyageur que le prince ; et de même le conseil du Roi. Il en résulte une réunion, au sommet, des grands et des robins, cependant que l’anarchie résultant des guerres de religion favorise les usurpations de noblesse et les ascensions sociales.
La cour des Valois est aussi « îlot mondain et brillant foyer de culture…, le couronnement de la société » (J.-F. Solnon). On en retrouve la mémoire et le regret admiratif dans le roman de Mme de la Fayette, La Princesse de Clèves (1678). Il est vrai que, à la cour si raffinée de Henri III, avait succédé la cour simple et parfois grossière des deux premiers Bourbons : une tradition s’était presque perdue. L’ancienne Cour avec son brillant, son étiquette, ses divertissements et spectacles, sa musique, son mécénat, ressuscita grâce à la reine Anne d’Autriche et à Mazarin, mais la Fronde vint la disperser. Et c’est pourquoi la société aulique de 1661 avait paru si nouvelle, tandis qu’elle retrouvait seulement, à beaucoup d’égards, le style, la finalité et la vie qui avaient marqué celle de Henri III.

La Cour de Versailles, ambassadrice de la culture française

La Cour fut surtout aux Tuileries en 1663, 1664 et 1665 ; surtout à Saint-Germain-en-Laye depuis 1666 (après la mort de la Reine mère), et presque toujours à Versailles depuis 1682. Le Grand Roi avait pris Paris en dégoût, non à cause de la Fronde,achevée depuis 1653, mais parce que sa mère bien-aimée était morte au Louvre, et parce que lui-même n’aimait que le grand air, les vastes espaces, les fleurs ; cependant qu’il souhaitait avoir une résidence à lui, au lieu d’un vieux palais mainte fois aménagé. Et de transformer le petit château de chasse aimé de Louis XIII en une demeure immense et majestueuse.
Ce nouveau siège de la Cour montrait de façon permanente les réussites des arts et techniques, depuis la fameuse galerie des glaces et son non moins fameux mobilier d’argent, jusqu’à la flotte miniature qui voguait sur le grand canal, au fond du parc. Le doge de Gênes, les envoyés de Russie, l’électeur de Bavière et d’autres vinrent y mesurer la puissance et le rayonnement de la monarchie française, l’opulence du royaume et sa force.

La Cour pour discipliner les grands et promouvoir le service de l’État

Cependant le Roi, et c’est pour cela qu’il a abandonné Louvre, Tuileries et même son Saint-Germain natal, a voulu réglementer la Cour afin de discipliner les grands. Si Louis XIV a, mieux que ses devanciers, privilégié le mérite, plaçant ses ministres bien au-dessus des ducs d’illustre maison, il n’ignorait pas pour autant le prix de la naissance.
Aux anciens frondeurs il a enseigné la fidélité et l’honneur de servir loyalement leur maître. Le temps des « colonels à bavette » (les chefs de corps de seize ans) fut aussi celui des rabats rouges de sang.
Entre deux guerres ou durant les quartiers d’hiver, Louis XIV a tout fait pour garder la haute noblesse auprès de lui. Il l’a séduite, lui a offert mainte distraction (carrousels, courses de bague, mail, jeu, chasses). Il a créé à son intention une forme inédite et séduisante de sociabilité, les appartements. Trois fois par semaine, Louis offrait à ses courtisans de libres divertissements : danse, jeu, spectacles.
Le quartier d’hiver ne devait point empêcher les gentilshommes de servir.
Seulement, au service militaire s’ajoutaient souvent un service commensal.
– Tel lieutenant général des armées pouvait être parallèlement grand officier de la Couronne ;
– tel autre pouvait être chef d’office (gentilhomme de la chambre ou maître de la garde-robe du Roi, etc.).
En 1690, le chargé d’affaires de l’électeur de Brandebourg, Ézéchiel Spanheim, écrivait :

La cour de France, sur le pied où elle est sous ce règne, est dans une grande soumission pour son Roi, en sorte qu’on ne saurait voir ni plus d’empressement à lui marquer son zèle et à lui faire sa cour, ni plus d’attachement à s’y acquitter, avec une régularité entière et exacte, des fonctions où chacun est appelé.

À l’opposé, le Roi détestait les courtisans purement décoratifs, les courtisans oisifs et inutiles dont le duc de Saint-Simon était le type accompli. La monarchie absolue était ainsi faite, sous Louis XIV et pour obéir à sa volonté, que le service public, la fidélité au prince et le patriotisme se confondaient souvent.

Versailles, si éloigné de Paris mais si proche du reste du Pays et des gens simples

Au reste, si Versailles était trop coupé de Paris, Versailles l’était relativement peu du reste de la France. Dans le palais et ses dépendances habitaient des gens simples : gardes suisses, valets de garde-robe, blanchisseuses (que saluait Louis XIV), écuyers, marmitons. Le Roi parlait davantage à ses valets ou à ses huissiers qu’à certains ducs ; il signait les contrats de mariage de ses commensaux.
Versailles était un microcosme, avec ses grands officiers et ses ducs, ses nobles logés par le Roi, ses visiteurs de choix, ses officiers domestiques, ses serviteurs, sans compter les curieux qui envahissaient le parc sans souci de déranger le Roi.
Au XVIIIe siècle la Cour vécut à l’économie, sur l’élan du règne de Louis XIV. Mais, les guerres étant moins nombreuses, la société de cour se mua en société oisive et parasitaire, d’ailleurs toujours tournée vers ce Paris où les Bourbons auraient dû avoir la sagesse de revenir loger. Il s’ensuivit un dangereux divorce entre la royauté et la capitale, entre une haute noblesse, pensionnée et volontiers ingrate, et l’élite parisienne. Entre le Roi et ses sujets.

  1. Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, Tome 4, Siècle de Louis XIV, Furne librairie-éditeur, Paris, 1836, p. 297.
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