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Le Testament politique de RICHELIEU (Extraits)

Consignes pour une société heureuse (parution 1985)

mardi 1er novembre 2011, par Stéphane Rials

Loin de l’image véhiculée par les romans, le Testament politique révèle un ministre soucieux du concours de chacun au bien commun selon un effort proportionnel à son rang. Ainsi il énonce au Roi ses devoirs et lui prodigue des conseils dans le gouvernement des ordres de son Royaume. Le Cardinal lui rappelle aussi que, devant le tribunal céleste, on est d’abord jugé à l’aune du zèle qu’on a manifesté à accomplir sa charge publique avec justice. Assurément, le droit divin constitue la clé de voûte de la société : «  Le règne de Dieu est le principe du gouvernement des États ; et en effet c’est une chose si absolument nécessaire, que sans ce fondement il n’y a point de Prince qui puisse bien régner, ni d’État qui puisse être heureux. »

Le texte suivant est paru en 1985 dans le numéro III de la revue Mémoire de l’Institut des Sciences Historique.

Introduction

Armand-Jean du Plessis de Richelieu, est né le 9 septembre 1585. Il est usuel de placer son action et sa doctrine sous le signe d’une promotion sans faille de ce qu’on appelle l’absolutisme monarchique.

De fait, l’histoire de son ministériat de presque deux décennies illustre une indomptable volonté au service dune grandeur royale qui ne semble souvent que le support précaire d’une puissance d’État, qui a sa "raison" que la raison commune ignore. Ne va-t-il pas, d’une formule terrible, jusqu’à poser dans sa maxime d’État 80 qu’ « en affaires d’État, il n’est pas comme des autres :
 aux unes, il faut commencer par l’éclaircissement du droit ;
 aux autres par exécution et possession
 » ?

Pourtant, la pensée comme l’action de Richelieu est souvent caricaturée. On le taxe un peu vite de machiavélisme ou de tacitisme même s’il est vrai qu’il affranchit la morale des gouvernants des règles ordinaires de la morale.

On admet à la légère la formule frappante de Siri dans ses Anecdotes du ministère du cardinal de Richelieu, le décrivant comme « le Tibère de notre siècle ». (On oublie d’ailleurs que Siri, ce disant, voulait louer la grandeur du cardinal.)

Le choix de textes qui suit, tiré du Testament politique [1], contribuera à affiner un jugement commun non pas tout à fait faux mais trop peu nuancé en présentant les traits plus traditionnels, ou en tous cas moins « modernistes », d’une réflexion complexe [2] [3].

Richelieu, politique réaliste et trop amant de l’État, demeure malgré tout le Premier ministre d’un roi très chrétien qui fait toute sa place au Roi des Rois et un noble français qui ne comprend sa société qu’en ordres organiquement hiérarchisés [4].

Stéphane RIALS.


Rex christianissimus

Dieu étant le Principe de toutes choses, le souverain Maître des Rois, et celui seul qui les fait régner heureusement, si la dévotion de V.M. [Votre Majesté, note de VLR] n’était connue de tout le monde, je commencerais ce chapitre qui concerne sa personne, en lui représentant, que si elle ne suit les volontés de son Créateur, et ne se soumet à ses lois, elle ne doit point espérer de faire observer les siennes, et de voir ses sujets obéissants à ses ordres.

Règne de dieu par le prince

Le règne de Dieu est le principe du gouvernement des États ; et en effet c’est une chose si absolument nécessaire, que sans ce fondement il n’y a point de Prince qui puisse bien régner, ni d’État qui puisse être heureux.

(...) c’est une chose si connue de chacun par sa propre raison, qu’il ne tire pas son être de lui-même, mais qu’il a un Dieu pour Créateur, et par conséquent pour Directeur, qu’il n’y a personne qui ne sente que la nature a imprimé cette vérité dans son cœur avec des caractères qui ne peuvent s’effacer.

Tant de Princes se sont perdus, eux et leurs États, pour fonder leur conduite sur un jugement contraire à leur propre connaissance ; et tant d’autres ont été comblés de bénédictions, pour avoir soumis leur autorité à celle dont elle dérivait, pour n’avoir cherché leur grandeur qu’en celle de leur Créateur ; et pour avoir un peu plus de soin de son règne que du leur propre, que je ne m’étendrai pas davantage sur une vérité trop évidente pour avoir besoin de preuve.

La Couronne et la Tiare

L’ordre que Dieu veut être observé en toutes choses, me donne lieu de représenter à V.M. 
 qu’ainsi que les Princes sont obligés à reconnaître l’autorité de l’Église, à se soumettre à ses saints Décrets, et y rendre une entière obéissance en ce qui concerne la puissance spirituelle que Dieu lui a mise en main pour le salut des hommes, et
 qu’ainsi qu’il est de leur devoir de maintenir l’honneur des Papes comme successeurs de Saint Pierre, et Vicaires de Jésus-Christ,
 aussi ne doivent-ils pas céder à leurs entreprises, s’ils viennent à étendre leur puissance au-delà de ses limites.

Si les Rois sont obligés de respecter la Tiare des Souverains Pontifes, ils le sont aussi de conserver la puissance de leur Couronne.

Cette vérité est reconnue de tous les théologiens ; mais il n’y a pas peu de difficulté de bien distinguer l’étendue et la subordination de ces deux Puissances.

En telle matière il ne faut croire
 ni les gens du Palais, qui mesurent d’ordinaire celle du Roi par la forme de sa Couronne, qui étant ronde, n’a point de fin ;
 ni ceux qui par l’excès d’un zèle indiscret se rendent ouvertement partisans de Rome.

Vouloir le raisonnable

La lumière naturelle fait connaître à un chacun, que l’homme ayant été fait raisonnable, il ne doit rien faire que par raison, puisqu’autrement il ferait contre sa nature, et par conséquent contre celui même qui en est l’Auteur (...)

(...) il s’ensuit clairement, que si l’homme est souverainement raisonnable, il doit souverainement faire régner la raison, ce qui ne requiert pas seulement qu’il ne fasse rien sans elle, mais l’oblige de plus à faire, que tous ceux qui sont sous son autorité la révèlent et la suivent religieusement.

De la guerre juste

Au jugement des mieux sensés, la guerre est quelquefois un mal inévitable ; et en d’autres rencontres il est absolument nécessaire, et tel qu’on en put tirer du bien (...)

Je soutiens, et c’est chose véritable, qu’il n’y en peut avoir d’heureuse, qui ne soit juste ; parce que si elle ne l’était pas, quand l’événement en serait bon selon le monde, il en faudrait rendre compte au Tribunal de Dieu.

Le Prince en son conseil

Ce n’est pas une petite question entre les Politiques, de savoir si un Prince qui se gouverne en son État par sa tête, est plus à désirer que celui qui ne se fiant pas tant à ses lumières, défère beaucoup à son Conseil, et ne fait rien sans son avis.

On ferait des volumes entiers des raisons qui se peuvent mettre en avant de part et d’autre : mais réservant cette question au fait particulier qui m’oblige à le rapporter en ce lieu, après avoir préféré le Prince qui agit plus par son Conseil que par le sien propre, à celui qui préfère sa tête à toutes celles des conseillers, je ne puis que je ne dise, qu’ainsi que
 le plus mauvais gouvernement est celui qui n’a autre ressort que la tête d’un Prince, qui étant incapable, est si présomptueux, qu’il ne fait état d’aucun Conseil :
 le meilleur de tous est celui dont le principal mouvement est en l’esprit du Souverain, qui bien que capable d’agir par soi-même, a tant de modestie et de jugement, qu’il ne fait rien sans bon avis, fondé sur ce principe, qu’un œil ne voit pas si clair que plusieurs (...)

Un Prince capable est un grand trésor en un État. Un Conseil habile et tel qu’il doit être n’en est pas un moindre ; mais le concert de tous les deux ensemble est inestimable, puisque c’est de là que dépend la félicité des États.

Le conseiller du Prince

La capacité des Conseillers ne requiert pas une suffisance pédantesque ; il n’y a rien de plus dangereux pour l’État, que ceux qui veulent gouverner les Royaumes par les maximes qu’ils tirent de leurs livres : ils les ruinent souvent tout à fait, par ce moyen, parce que le passé ne se rapporte pas au présent, et que la constitution des temps, des lieux et des personnes est différente.

Elle requiert seulement
 bonté et fermeté d’esprit,
 solidité de jugement, vraie source de la prudence,
 teinture raisonnable des Lettres, connaissance générale de l’Histoire et de la constitution présente de tous les États du monde, et particulièrement de celui auquel on est.

Deux choses sont principalement à considérer à ce propos.
 La première, que les plus grands esprits sont plus dangereux qu’utiles au maniement des affaires ; s’ils n’ont beaucoup plus de plomb que de vif-argent, ils ne valent rien pour l’État (...)
 La seconde remarque (...) ( : ) La présomption est un des grands vices qu’un homme puisse avoir dans les charges publiques (...)

Le plus habile homme du monde doit souvent écouter les avis de ceux qu’il pense même être moins habiles que lui.

La noblesse

Il faut considérer la Noblesse, comme un des principaux nerfs de l’État, capable de contribuer beaucoup à sa conservation et à son établissement.

Elle a été depuis quelque temps si rabaissée par le grand nombre des Officiers que le malheur du siècle a élevés à son préjudice, qu’elle a grand besoin d’être soutenue contre les entreprises de telles gens.

L’opulence et l’orgueil des uns accablent la nécessité des autres, qui ne sont riches qu’en courage, qui les porte à employer librement leur vie pour l’État, dont les Officiers tirent la subsistance.

Comme il les faut soutenir contre ceux qui les oppriment, il faut avoir un soin particulier d’empêcher qu’ils ne traitent ceux qui sont au-dessous d’eux, comme ils sont traités des autres.

C’est un défaut assez ordinaire à ceux qui sont nés dans cet Ordre, d’user de violence contre le peuple, à qui Dieu semble avoir plutôt donné des bras pour gagner sa vie, que pour la défendre.
Il est très important d’arrêter le cours de tels désordres par une sévérité continue (...)

Ceux qui étant préjudiciables au public, ne lui sont pas utiles, il est certain que la Noblesse qui ne lui sert point à la guerre, n’est pas seulement inutile, mais à charge à l’État, qui peut en ce cas être comparé au corps qui supporte le bras paralytique comme un faix qui le charge, au lieu de le soulager.

Comme les Gentilshommes méritent d’être bien traités lorsqu’ils sont bien, il faut leur être sévère s’ils manquent à ce à quoi leur naissance les oblige ; et je ne fais aucune difficulté de dire, que ceux qui dégénérant de la vertu de leurs aïeuls, manquent de servir la Couronne de leurs épées et de leur vies avec la constance et la fermeté que les Lois de l‘État requièrent, mériteront d’être privés des avantages de leur naissance, et réduits à porter une partie du faix du peuple.

L’honneur leur devant être plus cher que la vie, il vaudrait beaucoup mieux les châtier par la privation de l’un que de l’autre.

Ôter la vie à des personnes qui l’exposent tous les jours pour une pure imagination d’honneur est beaucoup moins que leur ôter l’honneur, et leur laisser la vie, qui leur est en cet état un supplice perpétuel.

S’il ne faut rien oublier pour maintenir la Noblesse en la vraie vertu de ses pères, on ne doit aussi rien omettre pour la conserver en la possession des biens qu’ils lui ont laissés, et procurer qu’elle en puisse acquérir de nouveaux.

La vénalité et l’hérédité des offices

Au jugement de la plus grande partie du monde, le plus souverain (« remède » aux « dérèglements de la Justice ») consiste à supprimer la vénalité, à éteindre l’hérédité des Offices, et à les donner gratuitement à des personnes d’une capacité et d’une probité si connue, que leur mérite ne puisse être contesté par l’envie même (... )

Cependant bien qu’il soit presque toujours dangereux d’être singulier dans son avis, je ne puis que je ne dise hardiment, qu’en l’état présent des affaires, et en celui qu’on peut prévoir pour l’avenir, il vaut mieux selon ma pensée, continuer la vénalité et l’hérédité des Offices, qu’en changer tout à fait l’établissement (...)

Aussi, bien que la suppression de la vénalité et de l’hérédité des Offices soit conforme à la raison, et à toutes les Constitutions du Droit ; si est-ce néanmoins que les abus inévitables, qui se commettraient en la distribution des charges dépendantes de la simple volonté des Rois, dépendraient par conséquent de la faveur et de l’artifice de ceux qui se trouveraient plus puissants auprès d’eux, rendant la façon par laquelle on y pourvoit maintenant, plus tolérable que celle dont on s’est servi par le passé, à cause des grands inconvénients qui l’ont toujours accompagnée (...)

Il faut en ce cas succomber à la faiblesse, et se contenter plutôt d’une règle modérée, que d’en établir une plus austère, et qui serait peut-être convenable, sa rigueur étant capable de causer quelque ébranlement à ce qu’on veut affermir (...)

Au lieu que la suppression de la vénalité et de l’hérédité des Offices devrait ouvrir la porte à la vertu, elle l’ouvrirait aux brigues et aux factions, et remplirait les charges d’Officiers de basse extraction, souvent plus chargés de Latin que de biens, dont il arriverait beaucoup d’inconvénients (...)

Une basse naissance produit rarement les parties nécessaires au Magistrat ; et il est certain que la vertu d’une personne de bon lieu a quelque chose de plus noble que celle qui se trouve en un homme de petite extraction. Les esprits de telles gens sont d’ordinaire difficiles à manier, et beaucoup ont une austérité si épineuse, qu’elle n’est pas seulement fâcheuse, mais préjudiciable.

Le peuple en son état

Tous les Politiques sont d’accord, que si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir.

Leur fondement est, qu’ayant moins de connaissance que les autres ordres de l’État beaucoup plus cultivés ou plus instruits, s’ils n’étaient retenus par quelque nécessité, difficilement demeureraient-ils dans les règles qui leur sont prescrites par la raison et par les Lois.

La raison ne permet pas de les exempter de toutes charges, parce qu’en perdant en tel cas la marque de leur sujétion, ils perdraient aussi la mémoire de leur condition ; et que s’ils étaient libres de tribut, ils penseraient l’être de l’obéissance.

Il les faut comparer aux mulets, qui étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail : mais ainsi que ce travail doit être modéré, et qu’il faut que la charge de ces animaux soit proportionnée à leur force ; il en est de même des subsides à l’égard des peuples, s’ils n’étaient modérés, lors même qu’ils seraient utiles au public, ils ne laisseraient pas d’être injustes (...)

Il y a un certain point qui ne peut être outrepassé sans injustice ; le sens commun apprenant à un chacun qu’il doit y avoir proportion entre le fardeau, et les forces de ceux qui le supportent.

Abrégé des devoirs du prince

En un mot, si les Princes ne font tout ce qu’ils peuvent pour régler les divers Ordres de leur État :
 S’ils sont négligents au choix d’un bon conseil, s’ils en méprisent les avis salutaires.
 S’ils n’ont un soin particulier de se rendre tels, que leur exemple soit une voix parlante.
 S’ils sont paresseux a établir le règne de Dieu, celui de la raison, et celui de la justice tout ensemble.
 S’ils manquent à protéger les innocents, à récompenser les signalés services qui sont rendus au Public, et à châtier les désobéissances et les crimes qui troublent l’ordre de la discipline, et la sûreté des États.
 S’ils ne s’appliquent pas autant qu’ils doivent à prévoir et à prévenir les maux qui peuvent arriver, et à détourner par de soigneuses négociations les orages, que des nuées amènent aisément souvent de plus loin qu’on ne pense.
 Si la faveur les empêche de bien choisir ceux qu’ils honorent des grandes charges, et des principaux emplois du royaume.
 S’ils ne tiennent puissamment la main à établir l’État en la puissance qu’il doit être.
 Si en toutes occasions ils ne préfèrent les intérêts publics aux particuliers ; quoiqu’ils soient bien vivants d’ailleurs,

ils se trouveront beaucoup plus coupables que ceux qui transgressent actuellement les Commandements et les Lois de Dieu ; étant certain, qu’omettre ce à quoi on est obligé, et commettre ce qu’on ne doit pas faire, est une même chose.

Je dois encore représenter à V.M. que si les Princes, et ceux qui sont employés sous eux, aux premières dignités du Royaume, ont de grands avantages sur les particuliers, ils possèdent un tel bénéfice à titre bien onéreux, puisque, non seulement ils sont sujets par omission aux fautes que j’ai marquées, mais qu’il y en a même encore plusieurs autres de commission, qui leur sont particulières.

S’ils se servent de leur puissance pour commettre quelque injustice ou quelque violence, qu’ils ne peuvent faire comme personnes privées, ils font par commission un péché de Prince et de Magistrat, dont leur seule autorité est la source, et duquel le Roi des Rois leur demandera au jour du Jugement un compte très particulier (...)

Beaucoup se sauveraient comme personnes privées, qui se damnent en effet comme personnes publiques.


Voir en ligne : Stéphane Rials


[1Reprod. de l’éd. d’Amsterdam, 1689, Bibliothèque de philosophie politique et juridique, Centre de philosophie politique et juridique de Caen, 1985.

[2Nous avons modernisé l’orthographe mais non la ponctuation.

[3Il est vrai que le ton du Testament est plus modéré dans l’ensemble que celui des Maximes d’État.

[4Deux bonnes lectures sur les idées de Richelieu : la grande thèse d’Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Armand Colin, 1966 ; et l’article de Jean Orcibal, « Richelieu, homme d’Église, homme d’État », Revue d’histoire de l’Église de France. 1948.