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Nazisme et occultisme : la thèse de Goodrick-Clarke

D’Héléna Blavatsky à Hitler

dimanche 28 juin 2009, par Lozachmeur

Avec la Modernité non seulement l’imagination s’affranchit du réel, mais plus encore, elle tente de le soumettre : le volontarisme se substitue à la raison. Les utopies ― souvent imaginées par quelques “initiés” ― trouvent désormais un écho favorable dans les sociétés de pensée (Loges, partis,…) qui les propagent. Ainsi se développent les idéologies (libéralisme, nationalisme, socialisme), dont la pleine réalisation aboutit à des régimes inédits et monstrueux : les totalitarismes. Dans sa thèse de doctorat soutenue à Oxford, Goodrick-Clarke s’attache à établir la genèse de l’un de ces régimes : le national socialisme.

Un travail universitaire

En 1985 [1] paraissait en Grande-Bretagne un ouvrage de Nicholas Goodrick-Clarke intitulé The Occult Roots of Nazism (Les racines occultes du Nazisme) [2]. Il s’agissait d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Oxford et dont une traduction française a été publiée en 1989 aux éditions Pardès [3].

L’auteur, un germaniste diplômé en sciences politiques et économiques, y examine en historien les affirmations de certains livres à succès [4] selon lesquels le national-socialisme serait sorti de sociétés secrètes inféodées à un pouvoir caché qui contrôlait Hitler.

Pour mener à bien son enquête, ce chercheur a consulté plusieurs centaines d’articles et d’ouvrages de première main. Il en résulte un exposé bien écrit, bien construit, globalement fiable, et dont on ne saurait trop recommander la lecture (même si ce spécialiste, universitaire “bon teint”, ne tire pas toujours toutes les conséquences des faits qu’il met en lumière).

Pour démonter le mécanisme qui a abouti à l’émergence de ce système monstrueux, Nicholas Goodrick-Clarke s’efforce de suivre l’ordre logique et chronologique des évènements et des faits.
 La première partie (p. 11-43) est consacrée à l’arrière-plan idéologique des années 1880-1910 en Allemagne,
 la deuxième partie (p. 47-174) présente les principaux auteurs et vulgarisateurs de la doctrine ésotérique à l’origine du nazisme,
 la troisième partie (p. 177-284), la plus importante, est consacrée à la mise en œuvre politique, qui comporte deux volets : la création de sociétés secrètes et de leurs prolongements, les partis nationalistes, l’intervention d’hommes-clés, principalement Hitler et Himmler.

Des appendices, des illustrations et une bibliographie abondante complètent ce travail trop peu connu dont l’analyse qui suit ne saurait épuiser la richesse.

L’ARRIÈRE-PLAN IDÉOLOGIQUE

Deux éléments sont à considérer ici : le pangermanisme et la vogue de l’occultisme dans les pays de langue allemande à la fin du XIXe siècle.

Le pangermanisme

Idéologie visant, comme son nom l’indique, à regrouper dans un même état tous les peuples d’origine allemande, le pangermanisme était particulièrement répandu en Autriche. Au nombre de dix millions en 1910, les Allemands ne représentaient que 35 % de la population de l’Empire austro-hongrois, le reste étant constitué de Hongrois, de Polonais, de Ruthènes, de Tchèques, de Roumains, de Slovènes, d’Italiens, de Croates et de Serbes.

Le pangermanisme prit son envol avec Georg von Schônerer (1842-1921) qui, à l’occasion de décrets linguistiques favorables au tchèque, sut exploiter le mécontentement latent. Depuis longtemps, du reste, il avait engagé la lutte contre l’Église catholique en laquelle il voyait un corps étranger à la civilisation germanique.

Reviviscence occultiste dans les pays de langue allemande (1880-1910)

L’occultisme dont il est question ici est essentiellement le théosophisme, à la fois courant de pensée et mouvement formé autour des écrits d’une Russe, Héléna Pétrovna Blavatsky (1831-1891).

Passionnée de spiritisme, elle fonda en 1875 à New York la Société Théosophique. Elle séjourna en Inde où elle transféra le siège de la Société. Elle fit savoir qu’elle avait reçu d’initiés indiens des révélations portant sur le passé et l’avenir de l’humanité. C’est à Madras en 1888 qu’elle écrivit La Doctrine secrète, ouvrage dans lequel elle donnait à son système une formulation plus rigoureuse qu’elle ne l’avait fait jusque-là et d’où dérive, en dernière analyse, le nazisme :

Selon Mme Blavatsky, notre planète traversait le quatrième cycle cosmique et l’humanité actuelle représentait la cinquième race-mère d’une « période mondiale » ; elle inaugurait donc un processus de restauration spirituelle. La cinquième race-mère était appelée race aryenne et elle avait été précédée par les Atlantes, quatrième race-mère, qui avaient presque tous péri dans le déluge qui avait submergé leur continent situé au milieu de l’Atlantique, [p. 29]

À partir de 1892, des textes sacrés indiens et ses propres écrits parurent dans la revue Lothusblüther (Fleurs de lotus) qui diffusa les idées du mouvement. Ce fut la première publication en langue allemande à arborer le svastika théosophiste sur sa couverture.

ORIGINES DE LA DOCTRINE : LES OCCULTISTES AUTRICHIENS

Guido von List (1848-1919)

List fut le premier écrivain populaire à combiner l’idéologie vôlkisch (nationaliste et antisémite) avec l’occultisme et le théosophisme.

Il naquit à Vienne le 5 octobre 1848. Son père, Karl List, était bourrelier. Le fils devait plus tard s’auto-anoblir en ajoutant à son nom la particule. La famille List était catholique. Un incident de jeunesse révèle l’attitude véritable du personnage à l’égard du christianisme. En 1862 (il avait quatorze ans), lors d’une visite de la cathédrale Saint-Étienne, à Vienne, il s’agenouilla devant les restes d’un autel païen et jura de construire plus tard un temple au dieu Wotan.

Très tôt, il manifesta son intention de devenir écrivain. Il tint parole.
Son premier roman, Carnuntum, parut en 1888 et remporta un grand succès dans les milieux nationalistes allemands. Il y décrivait la lutte victorieuse, au IVe siècle, des tribus germaniques installées en Autriche contre les troupes chrétiennes de l’occupant romain.

De 1890 à 1900, parallèlement à son activité de romancier, List apporta son soutien à la cause pangermaniste par des conférences et des pièces de théâtre. Mais en 1902 se produisit un changement fondamental de son orientation idéologique : des notions occultistes se mêlèrent à sa représentation de l’ancienne religion germanique.

Six ans plus tard était fondée une Société List qui avait pour but de diffuser les travaux du “savant”. Elle comportait un cercle d’initiés, le H.A.O. (Hoher Armanen Orden : « Ordre Supérieur des Armanes »). Son influence, à long terme, fut incontestable puisque certains de ses membres, vers 1935, surent convaincre Heinrich Himmler et participèrent à l’élaboration du rituel de la S.S.

Affaibli par les privations de la guerre, List mourut le 17 mai 1919 dans un hôtel de Berlin. Une notice nécrologique fut publiée dans le Muncherer Beobachter, journal nationaliste qui allait devenir l’année suivante l’organe officiel du Parti Nazi.

Le système de List comportait trois éléments :
 le wotanisme,
 l’Armanenschaft,
 le millenium.

**Le wotanisme

List prétendait que les anciens Germains avaient rendu un culte ésotérique au dieu Wotan, culte qui aurait comporté des initiations aux mystères de la nature. Dans un article paru en 1899, il suggérait que le

Svastika était un symbole aryen sacré car il représentait le Feuerquirl [tourbillon de feu] grâce auquel Mundelföri [le dieu des origines] avait transformé le chaos en cosmos [p. 73].

Dans les années qui suivirent, List adhéra de plus en plus résolument au théosophisme de Madame Blavatsky en identifiant les Germains à la cinquième race de son système.

**L’Armanenschaft

C’est en interprétant de façon erronée un passage de Tacite dans La Germanie [5] que List en vint à affirmer que trois peuples mentionnés par l’historien romain correspondaient aux castes de la nation “aryo-germanique”. Pour lui en effet les Ingaevones, les Hermiones et les Istaevones ― notions en réalité purement géographiques ― représentaient respectivement les agriculteurs, les intellectuels et les guerriers. La caste des intellectuels, selon lui des “prêtres-rois”, enflamme l’imagination de List.

Il transforma le mot “Hermiones” en “Armanen”, terme qui signifiait dans son esprit “héritiers du soleil-roi”, et ce clergé antique reçut le nom collectif d’“Armanenschaft”. [p. 80].

Cette caste, qui avait joui de privilèges et possédait un statut sacré, aurait été détruite par l’Église de Rome. Mais avant de disparaître,

les prêtres-rois des origines avaient confié leurs connaissances aux rabbins de Cologne, au cours du huitième siècle, afin qu’elles puissent survivre aux persécutions chrétiennes. Les rabbins avaient ensuite consigné ces secrets dans des livres kabbalistiques dont, ultérieurement, on avait cru qu’ils représentaient une tradition mystique juive (p. 88).

Emporté par sa logique intrépide, List en vint à se référer constamment à ceux qu’il considérait comme les héritiers de l’Armanenschaft, à savoir :
 les kabbalistes,
 les Templiers,
 les Rose-Croix,
 les alchimistes,
 les francs-maçons
 et les magiciens de la Renaissance, au premier rang desquels figurait l’allemand Johann Reuchlin dont il prétendait être la réincarnation.

Mieux : décrivant l’élitisme de la société aryenne originelle (conception qui devait être reprise par les S.S.), il affirmait qu’elle reposait

sur l’Arbre de Vie kabbalistique. Ce système, composé de dix degrés initiatiques, devait servir de base à l’ordre nouveau (p. 90).

**Le millenium allemand

List proclamait qu’une ère de prospérité de mille ans approchait pour le peuple allemand. Il répétait que la situation défavorable qui était la sienne était l’œuvre de puissances maléfiques, essentiellement celles des chrétiens et des juifs. Il citait souvent un passage de la Völuspa (chant prophétique de l’Edda) annonçant l’arrivée d’un “Starker von oben” (un homme puissant venu d’en haut), véritable messie germanique qui inaugurerait un nouvel Âge d’Or. Nicholas Goodrick-Clarke remarque à ce propos :

De ses calculs basés sur « les lois cosmiques et astrologiques », List déduisait que les années 1914, 1923 et 1932 étaient des jalons particulièrement importants conduisant au millenium armanique. Il accordait une attention toute spéciale à 1932, car c’est cette année-là, pensait-il, qu’une force divine s’emparerait de l’inconscient collectif du peuple allemand [p. 126].

Ce n’était pas si mal vu puisque c’est en 1933 que Hitler devint chancelier. Quant à 1914... Une autre “prophétie” annonçait l’Anschluss qu’elle présentait comme une des conséquences de l’Âge d’Or : l’Allemagne et l’Autriche seraient réunies

en un royaume théocratique pangermanique où les intérêts non germaniques n’auraient aucune place (p. 93).

Jorg Lanz von Liebenfels (1874-1954)

Jorg Lanz von Liebenfels naquit en 1874 à Vienne-Penzing. Il était fils d’un maître d’école. En 1893, il entra comme novice à l’abbaye cistercienne de Heiligenkreuz. Il étudia les langues orientales. L’élément décisif de son existence fut la découverte, dans son couvent, d’une tombe représentant un chevalier piétinant une bête à tête humaine dont il fit plus tard le symbole des races inférieures.

En 1899, à vingt-cinq ans, il quitta le monastère et se maria. En mêlant des conceptions racistes aux Écritures, il élabora une doctrine dualiste qui assimilait la race aryenne au principe du Bien et les autres races à celui du Mal. La race aryenne était caractérisée selon lui par les yeux bleus et les cheveux blonds.

En 1904, il publia son ouvrage de base : La Théozoologie ou les singes de Sodome. Il y décrivait le royaume de Satan comme ayant pour origine Adam, le « premier Pygmée » qui avait engendré une race mi-animale. Les dieux dont descendaient les Germains (les « Theozoa ») étaient d’une essence supérieure, distincte de l’engeance adamique (les « Anthropoza »).
Les lois de la nature réclamaient donc que l’on mette un terme à l’influence des races inférieures en les exterminant ou en les stérilisant.

Lanz imagina donc des couvents eugénistes (Zucht-Klôster) où des reproductrices pourraient s’unir à des Aryens au sang pur. Cette idée fut reprise plus tard par Himmler. Lanz affirmait lui aussi que pour permettre le retour de l’Âge d’Or des Aryens, un conflit apocalyptique serait nécessaire.

On voit que le programme nazi se trouvait déjà en germe dans ses écrits. À cela rien d’étonnant car, pour diffuser ses idées, il avait créé sa propre revue Ostara, du nom de la déesse germanique du printemps. Parmi ses abonnés se trouvait... Adolphe Hitler, qui lut une grande partie de la collection (p. 275-277).

Autres groupes aryosophistes [6]

Parmi les innombrables sociétés de pensée et groupes ésotériques nationalistes, deux sont signalés comme particulièrement importants :

1.— La « Société de l’Edda » créée en 1925 par Rudolf John Gorsleben (1883-1930) à laquelle était associée une religion à mystères.

2. — Le « Cercle Svastika » d’Herbert Reichstein, un groupe berlinois d’occultistes formé vers 1920. En 1924 vint s’y agréger un personnage très actif, Gregor Schwartz-Bostunitsch, un émigré russe
que son expérience directe de la révolution avait conduit à un anti-bolchevisme virulent joint à une croyance résolue en une conspiration juive mondiale [p. 238].

LA MISE EN ŒUVRE POLITIQUE

L’auteur montre le lien étroit qui existait entre les sociétés secrètes et les partis politiques qui leur servaient de devanture. Trois organisations secrètes ont particulièrement retenu son attention :
 l’Ordre du Nouveau Temple,
 le Germanenorden
 et la Société Thulé.

L’ordre du Nouveau Temple (Ordo Novi Templi)

Il fut fondé par Lanz von Liebenfels qui, sous l’influence des romans du Graal, s’était passionné pour les Templiers. Son rituel était calqué sur la liturgie catholique. Un club politique au nom transparent de Lumenclub fut créé en 1932. Il eut

son propre bulletin, organisa des conférences et fut un refuge et une pépinière pour le Parti Nazi, illégal en Autriche, dans les années qui précédèrent la chute de la République et l’Anschluss en mars 1938 [p. 170].

L’O.N.T. et son bras politique furent supprimés par la Gestapo en 1942 en application d’un édit du parti visant de nombreuses sectes.

Le Germanenorden

L’histoire du Germanenorden est complexe. Du point de vue idéologique, l’organisation est proche des conceptions de List.

C’est aux environs de 1910 que certains nationalistes eurent l’idée de créer une organisation secrète sur le modèle des loges maçonniques. Persuadés que l’influence des Juifs dans la société allemande était le résultat d’une conspiration universelle, ils considérèrent que le bras séculier de cette dernière était la franc-maçonnerie, laquelle ne pouvait être combattue victorieusement que « par une organisation antisémite similaire » (p. 182).

Dans une lettre de 1911, l’un de ses membres, Johannes Hering, déclare à Stauff, autre figure de proue de l’organisation

qu’il était franc-maçon depuis 1894, mais que cette « ancienne institution germanique » avait été corrompue par les idées des Juifs et des parvenus : il en concluait qu’il serait avantageux pour les antisémites de procéder à la renaissance d’une loge aryenne [p. 183].

L’année suivante vit le Germanenorden se répandre dans le nord et l’est de l’Allemagne.
À partir de 1916, le bulletin officiel de l’ordre porta sur sa couverture « un svastika aux branches courbes, superposé à une croix » (p. 186).

En octobre se produisit un schisme lourd de conséquences. Une nouvelle branche fut fondée dite « du Saint-Graal » qui avait à sa tête Herman Pohl, un chancelier mécontent d’avoir été démis de ses fonctions. On retiendra de cette organisation qu’elle eut comme membre Rudolf von Sebottendorf.

Rudolf von Sebottendorf (1875-1945) et la Société Thulé

La Société Thulé joua un rôle capital dans la naissance du nazisme.

Celui qui se faisait appeler Baron Rudolf von Sebottendorf était né le 9 novembre 1875 à Hoyerswerda, au nord-est de Dresde. Il avait pour père Ernst Rudolf Glauer, conducteur de locomotive. Il eut une vie d’aventurier.

Arrivé à Alexandrie en juillet 1900, dès octobre il était surveillant des domaines anatoliens de Hussein Pacha, un riche propriétaire turc au service du Khédive ou vice-roi d’Egypte.

En Turquie,

à Brousse, il fit la connaissance de la famille Termudi, des Juifs grecs de Salonique. Le père s’était retiré des affaires pour se consacrer à l’étude de la Kabbale et à la réunion de textes alchimiques et rosicruciens, tandis que son fils aîné Abraham dirigeait leur banque à Brousse et qu’un frère cadet s’occupait d’une succursale à Salonique [...].

Les Termudi étaient francs-maçons et appartenaient à une loge, peut-être affiliée au Rite français de Memphis, qui avait essaimé au Levant et au Moyen-Orient. Glauer fut initié dans la loge par le vieux Termudi et hérita par la suite de sa bibliothèque occultiste. Dans l’un de ces livres, Glauer découvrit une note de Hussein Pacha, décrivant les exercices mystiques secrets des alchimistes islamiques [p. 197],

sujet sur lequel il écrivit plus tard un livre [7].

Il quitta provisoirement la Turquie pour l’Allemagne où sa présence est signalée en 1902 et 1903.

Attiré par la révolution Jeune Turc, il était à Constantinople vers la fin de 1908. Son second séjour devait durer quatre ans. Il semble qu’il ait donné des conférences sur l’ésotérisme à Pera où il habitait, puis fondé une loge mystique en décembre 1910.

En 1911, selon ses dires, il aurait acquis la nationalité turque et se serait fait adopter par un baron expatrié, Heinrich von Sebottendorf. Il prit part à la seconde guerre balkanique (octobre-décembre 1912) au cours de laquelle il fut blessé, dans les rangs de l’armée turque.

Au début de 1913, il s’installait à Berlin. On est mal renseigné sur ses activités durant la première moitié de la Grande Guerre.

Ce qui est certain, c’est qu’en Bavière, en 1916, il découvrit le Germanenorden. Il adhéra à la branche schismatique fondée par Herman Pohl et fut élu Maître de la Province. Très résolu, il organisa jusqu’en juillet 1918 des réunions dans son appartement de Munich. Il avait choisi pour l’Ordre le nom de Société Thulé afin de détourner les soupçons des partis de gauche. Le terme lui-même désignait la terre la plus septentrionale qu’avait découverte le géographe grec Pythéas (vers 300 avant J.C.). Les aryosophistes l’identifiaient à l’Islande.
L’organisation joua un rôle-clé dans les événements qui allaient suivre.

Dans un livre au titre audacieux publié en 1933 [Avant que Hitler n’advînt : les premières années du mouvement nazi [8]], Sebottendorf donne des détails sur ses activités à cette époque :

Les membres de la Société Thulé furent les gens vers lesquels Hitler se tourna d’abord, et qui se rallièrent les premiers à lui.

Les forces du futur Führer comprenaient :
 outre la Société Thulé elle-même,
 le Deutscher Arbeiterverein [l’Union des Travailleurs Allemands], fondé dans la Société Thulé par le frère Karl Harrer à Munich, et
 le Deutsch-Sozialistiche Partei [le Parti Socialiste Allemand], dirigé par Hans Georg Grassinger, dont l’organe était le Munchener Beobachter [L’Observateur munichois].

De ces trois groupements, Hitler fit le Nationalsozialistiche Arbeitpartei. [9]

Bien que visiblement étonné par un document aussi explicite, Nicholas Goodrick-Clarke n’en conteste pas la validité :

Reginald Phelps ― écrit-il ―, qui a examiné en détail ces déclarations sur la base d’archives et de récits indépendants, conclut que ce que Sebottendorf prétend n’est pas dépourvu de substance [p. 208].

Mais là ne s’arrête pas la contribution de la Société Thulé à la réaction nationaliste. Le groupe de combat qu’elle avait formé prit part à la lutte victorieuse des Blancs, du 30 avril au 3 mai 1919, contre les communistes qui occupaient Munich. Du fait, semble-t-il, d’une négligence de Sebottendorf, sept des membres de la loge furent pris comme otages par les Rouges et fusillés. Bénéficiant désormais de l’auréole du martyre, la Société Thulé et le Germanenorden virent leur influence croître, ce qui facilita les progrès des mouvements extrémistes de droite.

Hitler prit contact avec le DAP (Deutscher Arbeitpartei, Parti des Travailleurs Allemands, autre nom du Deutsche Arbeiterverein) lors de la réunion du 12 septembre 1919. Envoyé comme espion par l’armée, il s’introduisit dans le groupe dont il prit très vite les rênes. Il rédigea sans tarder un règlement interdisant tout “gouvernement parallèle” par un « cercle ou une loge ».

De fait le “frère” Harrer fut exclu du bureau en janvier 1920. Quant à Sebottendorf, chassé de la Société Thulé en juin 1919 à la suite de l’affaire des otages, il disparut de la scène politique. Il voyagea beaucoup, revint à Munich en 1933 mais tomba en disgrâce auprès des autorités nazies malgré (ou à cause de ?) son livre.
De retour en Turquie, il fut employé par les services secrets allemands et se suicida le 9 mai 1945 en se jetant dans le Bosphore.

Les hommes politiques

Nicholas Goordick-Clarke minimise l’influence des cercles ésotériques dans l’essor du nazisme :

Eckart et Rosenberg, affirme-t-il, ne furent rien de plus que des hôtes de la Société Thulé au temps de sa splendeur, et il n’y a aucune preuve qui permette d’associer Haushofer avec ce groupement (p. 305).

Mais les deux hommes qui travaillèrent le plus efficacement à faire entrer dans la réalité le programme des loges aryosophiques furent incontestablement Hitler et Himmler.

La question qui se pose est celle-ci : étaient-ils eux-mêmes occultistes ?

En ce qui concerne Hitler, sa réponse est résolument négative. Aucun document n’a été retrouvé montrant des liens entre lui et le Germanenorden ou tout autre groupe nationaliste avant la Première Guerre mondiale. Il n’y a pas de preuve non plus qu’il ait fréquenté la Loge Thulé. Le carnet des réunions « tenu par Johannes Hering mentionne la présence d’autres chefs nazis entre 1920 et 1923, mais jamais Hitler lui-même » (p. 281).

En revanche il est établi par une déclaration de Lanz von Liebenfels lui-même, recueillie le 11 mai 1951, que Hitler rendit visite à ce dernier au siège d’Ostara à Rodaun en 1909 et reçut de lui gratuitement les numéros qu’il demandait (p. 272-273). Les faits montrent que le futur dictateur fut profondément influencé par les idées diffusées par l’ancien moine. Par ailleurs, on ne peut exclure absolument qu’il ait été membre, à un moment au moins de son existence, d’une organisation ésotérique, puisque ― comme le reconnaît Nicholas Goodrick-Clarke (p. 278) ― un des premiers nazis, le docteur Steininger, lui dédicaçait ainsi en 1921 un Traité de Tagore sur le nationalisme : «  Pour Adolf Hitler, mon cher frère armane ».

En ce qui concerne Himmler (1900-1945), les influences occultistes sont plus nettes. L’organisation SS sort directement des rêves de Guido von List et de Lanz von Liebenfels. Fut-il initié lui-même ? On ne le sait pas. Ce qui est certain, c’est qu’il eut pour conseiller un illuminé, Karl Maria Willigut (1866-1946), véritable “Raspoutine nazi” qui sombra dans la folie et dut être relevé de ses fonctions (p. 267).

AU TOTAL, UN LIVRE À LIRE...

La présente analyse amènera peut-être nos lecteurs à prendre connaissance par eux-mêmes de cet ouvrage qui dévoile l’action de la gnose dans l’histoire contemporaine. Mais notre recension serait incomplète si elle ne signalait les défauts de la thèse de Nicholas Goodrick-Clarke. Quelque brillante qu’elle soit, elle appelle des réserves.

Une thèse incomplète

Sur le plan scientifique d’abord, car elle est incomplète. Traitant d’une idéologie qui revendiquait hautement l’héritage des “Aryens”, elle passe sous silence un siècle de recherches dans le domaine des études indo-européennes. Or ces dernières confirment la tripartition de la société préhistorique postulée par les aryosophistes. Pyramidale, elle comportait bien ― sauf exceptions “régionales” ― trois classes :
 les prêtres,
 les guerriers
 et les producteurs.

Mais, de façon inattendue, ces mêmes études indo-européennes ruinent les prétentions des théoriciens du nazisme en démontrant que les peuples de langue allemande sont, avec les Slaves, les plus mal placés pour revendiquer l’existence, chez leurs lointains ancêtres, d’une classe telle que l’Armanenschaft.

Ce fait est devenu clair à l’heure actuelle ― écrit un spécialiste comme Julien Ries [10] ― les sociétés du monde germanique ne sont pas dirigées par un ordre sacerdotal. Ici la découverte de Vendryes est importante : l’absence de tout un vocabulaire religieux chez les Germains, « des termes mystiques comme ceux qui désignent la foi dans l’efficacité de l’acte sacré (sanscrit shraddha, latin credo, irlandais cretim), la pureté rituelle et morale, l’exactitude rituelle, l’offrande du dieu et l’agrément du dieu, la protection divine, la prospérité, le mot signifiant la récitation des formules, des noms d’hommes chargés de fonctions sacrées, plusieurs noms de dieux, ne survivent ainsi que sur les deux marges opposées, aux deux extrémités du domaine recouvert par les langues indo-européennes » (DUMÉZIL, Mythes, 1939, p. 5). Dumézil se posait la question : d’où vient cette absence d’un corps sacerdotal bien constitué chez les Germains ? Il n’y a pas de réponse claire.

Le même manque de curiosité pour tout ce qui n’était pas sa discipline au sens strict a conduit notre auteur à négliger les informations que pouvaient lui fournir les textes gréco-latins. Le détour en valait la peine car il y aurait trouvé des indications précieuses sur les origines mythiques du nazisme et, dans une certaine mesure, du communisme.

Ainsi, le géographe latin Solin, dans son Polyhistor composé vers l’an 230 de notre ère, présente l’île de Thulé comme une oasis où se serait conservée la civilisation de l’Âge d’Or :

Les Orcades sont séparées de Thulé par cinq jours et cinq nuits de navigation. Mais Thulé bénéficie d’abondantes et longues récoltes de fruits. [...] Ils [les habitants] mettent en réserve les fruits des arbres en prévision de l’hiver ; les femmes sont en commun, aucun d’eux n’ayant d’union stable. [11]

Trois siècles plus tôt (vers 50 avant J.C.), l’historien Diodore de Sicile signalait de son côté l’existence d’une « Ile du Soleil » où l’on pratiquait l’eugénisme et l’euthanasie, et qui présente des analogies étroites avec La République de Platon et La Cité du Soleil de Campanella (nous y reviendrons) :

Les emplois sont partagés ; les uns vont à la chasse, les autres se livrent à quelques métiers mécaniques ; d’autres s’occupent d’autres travaux utiles ; enfin, à l’exception des vieillards, ils exercent tous, alternativement et pendant un certain temps, les fonctions publiques. [...]

La manière de vivre des habitants est soumise à des règles fixes, on ne sert pas tous les jours le même repas. [...]

Une loi sévère condamne à mourir tous ceux qui sont contrefaits ou estropiés. [...]

Lorsque les habitants sont arrivés à l’âge indiqué, ils se donnent volontairement la mort par un procédé particulier. [...]

Le mariage n’est point en usage parmi eux ; les femmes et les enfants sont entretenus et élevés à frais communs et avec une égale affection. Les enfants encore à la mamelle sont souvent changés de nourrices, afin que les mères ne reconnaissent pas ceux qui leur appartiennent. Comme il ne peut y avoir ni jalousie ni ambition, les habitants vivent entre eux dans la plus parfaite harmonie. [...]

Dans les fêtes et les grandes solennités, ils récitent et chantent des hymnes et des louanges en l’honneur des dieux, et particulièrement en l’honneur du Soleil auquel ils ont consacré leurs îles et leurs personnes. [12]

Faute d’avoir poussé cette porte entrebaillée, l’historien s’est arrêté en chemin dans sa quête des origines. On ne saurait trop le déplorer.

Un certain parti-pris idéologique

Sur le plan idéologique également, des réserves s’imposent.

Nicholas Goodrick-Clarke n’est pas de ceux qui considèrent le communisme comme « intrinsèquement pervers ». Pour lui, le mal absolu est le nazisme. Quant au communisme, il se contente d’en dénoncer les excès.

Logique avec lui-même, il ne condamne pas non plus en bloc les sociétés secrètes et fait explicitement la différence entre “les mauvaises” (les loges pangermanistes) et les autres, celles de la franc-maçonnerie officielle, qu’il considère avec une certaine sympathie parfois mêlée d’agacement. Aussi ne souffle-t-il mot de leur rôle déterminant dans le déclenchement de la révolution russe. C’est là un réflexe typique d’intellectuel de gauche.

Réponses à la problématique de la thèse

Ces réserves faites, la démonstration est imparable. Devant le témoignage des textes, on ne peut que s’incliner et admettre les conclusions de l’auteur. Ramenées à l’essentiel, elles tiennent dans les deux points suivants :


1. L’idéologie nazie est bel et bien la transposition sur le plan politique de la doctrine de sociétés secrètes qui s’inspiraient de la franc-maçonnerie et de la Kabbale ;

2. Contrairement à ce qu’affirmaient certains historiens amateurs, bien loin d’être contrôlé par les loges nationalistes qui avaient facilité son ascension, Hitler a pris grand soin de les neutraliser dans un premier temps, de les dissoudre ensuite.

CONCLUSION

Le livre de Nicholas Goodrick-Clarke va à l’encontre des idées reçues et ouvre des perspectives passionnantes à la recherche historique. À elle désormais de déterminer la nature du lien qui existe entre la Kabbale et le type de société totalitaire que communisme et nazisme s’efforcèrent, chacun à leur manière, de réaliser.

Un point de départ éclairant pourrait être l’œuvre entière de Campanella (1568-1639) et plus spécialement sa Cité du Soleil (1623). Le moine hérétique y trace les plans d’une société collectiviste conquérante, totalitaire et reposant sur l’eugénisme. Les origines de sa pensée sont révélatrices :

C’est peut-être à Nicastro ― écrit Léon Blanchet [13] ― et certainement à Cosenza que Campanella lia connaissance avec l’astrologue [...] Abraham, devin, spirite et nécromancien, grand ennemi de la scolastique et dont l’influence sur la destinée de notre auteur fut sans doute décisive.

On voit d’où vient la devise que devait choisir plus tard ce précurseur de Marx : « Propter Sion non tacebo » (À cause de Sion, je ne me tairai pas). De Campanella, il faudrait ensuite remonter aux origines gnostiques et néo-platoniciennes de la tradition secrète juive. Peut-être comprendrait-on alors comment le thème de l’Utopie communiste a pu passer de l’héritage gréco-latin dans la pensée kabbalistique.


[1Cette recension a été publiée dans la revue Le Sel de la Terre

[2Nicholas GOODRICK-CLARKE, Les racines occultes du Nazisme, éditions Pardès, 1989, 343 p. The Occult Roots of Nazism, Secret aryan cuits and their influence on nazi ideology, New York University Press, 1992, 293 p.)

[3Pardès est une maison d’édition elle-même engagée dans l’occultisme.

[4Notamment : Le Matin des magiciens (1960) de Louis PAUWELS et Jacques BERGIER ; Ave Lucifer (1970) d’Elisabeth ANTEBI ; Occult Reich (1974) de J.H.BRENNAN.

[5TACITE, Germanie, II.

[6Le lecteur l’aura compris : le terme renvoie aux organisations occultistes revendiquant l’héritage mythique du « peuple aryen ».

[7Die Praxis der alten türkischen Freimaurerei, Der Schlüssel zum Verständnis der Alchimie, Leipzig, 1924.

[8Bevor Hitler kam : Urkundliches aus der Frühzeit der nazionalsozialistichen Bewegung.

[9Ibid., p. 3 et sq., cité pat N. GOODRICK-CLARKE, p. 207-208.

[10Julien RIES, Pensée religieuse indoeuropéenne et religion des Germains et des Scandinaves, Louvain, 1980, p. 75-76.

[11SOLIN, Polyhistor, Append. 17, in Holder, Altceltischer Sprachschatz, t. II, article Thulé.

[12DlODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, traduite par F. Hoefer, 2céd., Paris, 1865, tome I, livre II, p. 179-182, passim.

[13Léon BLANCHET, Campanella, thèse de doctorat, Paris, 1919, p. 21.