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La société (de pensée) et le parti, par Augustin COCHIN

comment on remplace l’autorité en démocratie

lundi 28 juin 2010, par Faoudel

Le détenteur de l’autorité est toujours une personne bien identifiée qui cultive son honneur en agissant par devoir conformément à un ordre transcendant toute volonté humaine. Cette soumission lui attire l’amour de ses subordonnés et le pouvoir moral de les obliger en conscience à travailler pour le bien commun. La démocratie a remplacé l’autorité par deux prédateurs sociaux. L’homme de parti qui pour jouir de la célébrité doit renoncer à l’honneur et au pouvoir : il n’est élu qu’en se soumettant servilement à l’opinion. L’homme de la société de pensée qui jouit avec ivresse de l’immense pouvoir de créer l’opinion en s’exprimant au "nom du peuple", mais dont l’action est lâche et occulte car l’anonymat est la condition de son efficacité.

Introduction de Vive le Roy

La société et le parti, Appendice II, in La Révolution et la libre-pensée, Ed. Plon, Paris 1924, pp.263-267.

AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.


De la supériorité de la société [de pensée] sur le parti

Pour la Société, tout le procédé, en somme, revient à la même idée : utiliser la force d’inertie.
Il est facile de voir la supériorité, à tous les points de vue, d’un tel système sur les procédés de parti. Supériorité :

1° Il est bien plus démocratique, c’est la démocratie même rigoureusement appliquée ;

2° Il est bien plus commode :
 Soit par les moyens inavouables : la corruption, la peur ;
 Soit par l’inertie, votes négatifs.

La Société [de pensée] est plus conforme au principe démocratique

**L’homme de parti se hisse au dessus du peuple tandis que l’homme de société simule l’égalité

L’action de l’homme de parti est ouverte, il a un être public connu, un nom, un programme, il se présente comme le conseiller, le défenseur du peuple. C’est encore une manière d’en sortir, de s’opposer à lui ; il propose de s’unir dans tel but, en vertu de tel programme, sous tels chefs.

L’homme de Société s’y prend bien mieux, il est plus démocrate. Il comprend le nouveau mot d’ordre des démocrates anglais : pas de leader ! pas d’homme sauveur ! Ainsi parlait Robespierre.

Et en effet, l’homme de Société ne sortira jamais du peuple. Il parlera, il est vrai, en son nom constamment ; mais où est le mal ? l’important est qu’il ne se mette pas lui-même en avant, ne cherche pas à « dominer ». S’il n’est pas démenti, c’est que le peuple est pour lui, s’il l’est, il se dédira.

Tous les genres de pouvoir lui sont permis, un seul excepté : le pouvoir personnel.
Il ne proposera jamais d’union sur un programme déterminé : « Il n’y a pas de politique en politique, » disent les praticiens américains ; pas de factions ! est le refrain de nos républicains, c’est-à-dire pas de partis, pas d’autre union que celle « des bons citoyens » pour le « bien public ».

**L’homme de parti parle en son nom, l’homme de société au nom du peuple

La première force d’un parti est la publicité ; la popularité d’une Société c’est l’anonymat : « On veut nous constituer pour nous perdre » (nous donner une existence légale, distincte, reconnue).

Un homme de parti met en avant sa personne et ses idées, un programme. Il se produit au grand jour, parle, pérore, ment, corrompt, intimide, mais toujours en nom propre. Son moyen est de convaincre, son but, d’obtenir des pouvoirs et un vote.

L’homme de Société procède, agit à l’inverse. Pour lui, au contraire, le mouvement d’opinion est l’effet, le vote, la cause ; obtenir la décision désirée par le machinisme parce qu’on y a formé un cercle intérieur, puis d’autres par celui-là, et ainsi de suite, crescendo ; ne jamais parler qu’au nom d’un groupe, d’une collectivité, jamais en son nom personnel : tel est le procédé.

Car ce n’est pas sur l’adhésion consciente, mais sur le vote mécanique qu’elle se fonde. Elle n’a pas de politique ou plutôt pas d’autre que celle-ci : tout faire faire aux citoyens, au peuple, à l’être anonyme, collectif, inconscient. Elle ne s’éloignera pas « des principes ». Si elle réclame quelque chose ce sera toujours au nom des principes, c’est-à-dire de vérités admises par tout le monde.

 La force d’un parti est d’ordre personnel : elle tient au prestige de certains hommes, à l’utilité de certaines idées ;
 celle de la société est tout entière dans cette opinion qu’elle a consulté le peuple et parle en son nom.

 Un parti se montre, s’étale et s’épuise à démontrer qu’il aime le peuple ;
 la machine s’efface, et pose en principe qu’elle est le peuple.

S’agit-il de lancer une doctrine, une idée ?
 Les partis s’épuisent en conférences, en réclames : ils prêchent le peuple ;
 la Société prend un moyen plus direct : elle présente au peuple la décision du peuple même sous forme d’un arrêté d’un groupe quelconque, la décision d’un ensemble et non les raisons de quelques hommes remarquables.

Même procédé pour les hommes : au lieu de prôner les siens, la machine s’arrange pour qu’ils aient des titres, ils seront les élus de tant et tant de citoyens, voilà la meilleure preuve de leurs mérites, la meilleure recommandation.

La machine à contrôler l’opinion

Le genre d’attachement que suppose la discussion de parti est d’ordre utilitaire et non plus de principe, comme le régime d’autorité pure, mais en somme, il est encore personnel, conscient. Celui de la machine est inconscient : ouvertement, elle n’en demande aucun, puisque c’est la raison, ou le peuple, qui parle. De fait, elle se le procure par le machinisme.

Et en effet, cela suppose toute une tactique, tout un ordre de moyens nouveaux pour produire cette illusion d’unanimité nécessaire à la propagande sociale pour mettre le peuple en avant, « faire parler la nation . »

**L’illusion du nombre entretenue grâce à la multiplication des tribunes

Le premier de ces moyens sociaux ce seront les tribunes. Les tribunes, c’est un peuple soumis à la culture intensive, la réserve, la garde du patriotisme, l’échantillon de pensée libre qu’on met en avant dans toutes les circonstances pour donner le ton. C’est la première apparition du peuple.

En 1789 et 1790, toutes les Sociétés de pensée, plus ou moins secrètes jusque-là, loges, chambres littéraires, sociétés patriotiques, etc., depuis l’académique loge des Mœurs qui devint « la Société des q. s. », toutes les Sociétés de pensée « se découvrent », c’est-à-dire se mettent à donner des séances publiques, c’est la naissance des Clubs .
Il est à peine besoin de montrer d’abord quel parti un bon cercle intérieur pouvait tirer de là : il était facile, avec un peu de soin, de composer ces tribunes à son gré, d’autant plus que, a priori, il n’y avait guère que des violents et des oisifs à embrasser ce métier-là. En fait, elles étaient aux Jacobins, et de même à la Convention, stylées comme une armée sous des chefs de claque comme la fameuse théorique.
De là l’expression : « Allons en masse. »

**Généralisation de la corruption pratiquée « au nom du peuple »

Autre moyen, les journées (31 mai par exemple).

Plus correct en principe, le système social est en fait bien plus aisé, a une prise en main meilleure sur les foules, car s’il ménage leur amour-propre, il est monté, pour profiter de leurs faiblesses.

Prenons par exemple la corruption. Les partis la pratiquent certes, et pourtant il est constant qu’en Angleterre l’apparition de la machine lui donna un essor inconnu jusque-là et en France on sait quel limon de concussion et d’immoralité laissa l’inondation jacobine !

La raison est facile à voir : la machine rend la corruption acceptable, lui donne une excuse. Tel qui hésitait jadis à se vendre à un candidat ou à un parti, qui achète pour son compte, n’hésite plus à se vendre à une Société, qui l’achète aussi, mais au compte du peuple. Une si noble cause ennoblit tout,
 et le service qu’on lui rend, qui d’une bassesse devient un acte de vertu,
 et le prix qu’on en reçoit, qui d’un pot-de-vin devient une récompense méritée.

La corruption prend l’apparence du devoir, et bien des consciences indulgentes s’y trompent.

**Triage mécanique des hommes qui servent mieux la machine

Du côté des initiés, des wire-pullers, le machinisme est assuré par un triage continuel et mécanique, au profit des hommes et des idées qui servent le mieux la machine et forment le cercle intérieur.

Cercle intérieur, cela veut dire simplement ceci, que tous les moyens de pouvoir seront désormais inconscients : on ne prendra plus, on ne demandera même plus le pouvoir et on ne l’exercera que par des moyens anonymes.

Un cercle intérieur ne naît pas du fait de qualités exceptionnelles de quelques hommes, comme une faction sous un régime ordinaire, mais des principes mêmes de la démocratie.

Sans doute, il ne faut pas ici parler de complot, mais de loi, et l’ascension de quelques-uns est aussi nécessaire qu’il est nécessaire que les corps les plus légers se trouvent en haut, sur une plaque vibrante.
Cela se voit d’ailleurs à ce que l’institution est stable, non les hommes, le personnel change sans cesse, mais il y a toujours un cercle intérieur.

Il s’agit ici non pas d’un accident mais d’un fait continuel et constant.
L’ordre, dans la démocratie pure, dépend du jeu du cercle intérieur comme il dépend du respect du seigneur dans l’ancien régime, du respect des lois dans le régime parlementaire.

Conclusion

Rien de commun, donc, entre le démagogue et l’homme de société. L’ascendant du démagogue est certainement la forme la plus haute de l’autorité [nous n’aurions pas utilisé ce terme ici, (note de VLR)], fondée sur le battage, la corruption, soit ! mais enfin c’en est encore une forme : un démagogue a encore une personnalité à soutenir : il est un nom. Il y a des risques, une certaine grandeur brutale ; rien de tel pour l’homme de Société.