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Le 10 aout 1792 par Georges de CADOUDAL (1823-1885)

ou l’archétype du processus révolutionnaire

jeudi 19 juin 2008, par MabBlavet

Ce récit suscitera chez beaucoup un sentiment de déjà vu (une grève qui dégénère par exemple). Le schéma est toujours le même : par faiblesse ou par crainte de provocation, une autorité qui doute d’elle même laisse le champ libre à une minorité révolutionnaire décidée et préparée. Alors le chaos s’instaure, aucune institution ne protège plus personne, on est livré à des prédateurs qui prétendent parler au nom du peuple mais qui ne représentent qu’eux-mêmes et sèment la terreur.

Introduction de VLR

Titre original : Le 10 août - Paris : Libraire de la Société bibliographique, 1875.- 35 p. ; 18,5 cm.- (Brochures populaires sur la Révolution française ; 4).


Préambule

Le 10 août 1792 un grand crime, un crime irrémissible fut accompli par l’infernal génie des révolutions. La Royauté, qui avait créé notre nationalité, qui avait élevé la France aux sommets de la puissance et de la gloire, succomba en quelques heures sous une coalition de sophistes et de rhéteurs, de faubouriens et de repris de justice. Cette journée livra la clé de nos destinées aux plus vils des hommes ; elle rendit possibles les crimes de Septembre et de Janvier ; elle fut la préface sanglante de la Terreur ; elle inaugura dans notre histoire l’ère des coups de force et des coups d’État ; elle consacra enfin la prédominance des minorités violentes sur la masse paisible du peuple, de Paris sur la France, des faubourgs sur Paris, de quelques scélérats sur les faubourgs.

Nulle journée révolutionnaire n’a été plus défigurée par les historiens. « Plusieurs alluvions de mensonges d’une étonnante épaisseur ont passé dessus, » dit Michelet, qui n’a pas peu contribué à grossir la couche de ces alluvions et à enfouir la vérité.

Comme tous les grands faits, comme toutes les grandes journées de la Révolution, comme la prise de la Bastille, les 5 et 6 octobre, les volontaires de 92, la fête de la Fédération, la fuite de Varennes, le 20 juin, etc., le 10 août a eu sa légende, à laquelle les historiens ont fini par donner une sorte de consécration. Pour la plupart d’entre ceux qui se sont faits les hérauts de la Révolution, et notamment pour MM. Thiers, Michelet, Louis Blanc et Peyrat, le 10 août a été une explosion héroïque de vengeance et de patriotisme populaires, exaltés jusqu’au délire par la nouvelle de la déclaration de Brunswick et par les trahisons de la Cour. Le peuple n’a point obéi à un mot d’ordre, il s’est soulevé spontanément, « ne prenant conseil que de sa colère, de son honneur et de son droit. » Il a été lui-même le cœur, la tête et le bras de cette Révolution où s’engloutit un trône dix fois séculaire ; il a pris d’assaut les Tuileries, et, massacré traîtreusement par les Suisses, sous les voûtes du palais, il a payé, au prix de cinq mille cadavres, une victoire nécessaire, sans laquelle la France eût été livrée à ses ennemis.

Telle est la légende. Hier encore, des feuilles héritières des traditions jacobines la reproduisaient à l’usage de leurs crédules et par trop naïfs lecteurs. Après avoir célébré « ces grands souffles révolutionnaires qui soulèvent et roulent les populations avec une puissance irrésistible, » elles osaient glorifier le 10 août, « comme la commémoration d’un grand fait patriotique et d’un acte de consécration nationale. »

À ces déclamations impudentes et mensongères, nous venons opposer l’histoire dans sa simplicité, et telle qu’elle ressort des plus scrupuleuses et des plus récentes investigations. Voici la vérité sur le 10 août.

Préparatifs du 10août

La déclaration de guerre du 20 avril 1792 et la formation des volontaires nationaux qui en fut la suite, avaient mis aux mains des meneurs cachés de la Révolution un puissant moyen d’agitation populaire.

Mais ces meneurs n’avaient pas tous le même but et ne gardèrent pas la même attitude dans les événements que nous allons exposer.

Les girondins, qui étaient surtout avides de pouvoir, ne voulaient qu’effrayer la Cour et amener le Roi à composition, afin de disposer à leur gré des finances et des emplois. À la veille même du 10 août, ils se seraient mis en travers du mouvement révolutionnaire, si Louis XVI eût consenti à leur livrer le gouvernement dans la personne de trois ministres de leur parti, Roland, Clavière et Servan. Sur le refus du Roi d’adhérer à leurs propositions et à leur programme, on voit les girondins attiser le feu de l’insurrection par les mains de Pétion, de Barbaroux ou de Vergniaud, tout en s’efforçant, comme l’a avoué Roederer, «  de temporiser, de gagner du temps, d’espérer quelque chose de la détresse et de la gratitude de la Cour, en la soutenant et en la menaçant tout à la fois. »

Quant aux jacobins, ils allaient, à cette date, jusqu’au bout de la logique révolutionnaire, et ne voulaient rien moins que la déchéance du monarque et une complète subversion de l’ordre politique et social. Ils représentaient les véritables hommes d’action et de combat d’un mouvement dont les girondins n’étaient que les rhéteurs et les hommes de parade. Les girondins ne devaient pas tarder à être dépassés et submergés par le flot, toujours grossissant, du jacobinisme.

Ce dernier parti comprit tout d’abord quel puissant moyen d’action pouvaient lui fournir ces enrôlements de volontaires, tourbe confuse où s’agitaient, à côté de beaux élans de patriotisme, les sentiments les plus vils et les passions les plus féroces. Par la savante organisation et la hiérarchie de ses clubs, le jacobinisme constituait un État dans l’État, et faisait pénétrer jusqu’au moindre village l’œil et le bras de la Révolution. Par le public des tribunes, composé de ses séides soigneusement disciplinés, il dominait et dictait, la plupart du temps, les résolutions de l’Assemblée. Le 8 juin, il arrache à celle-ci un décret qui mobilisait sous Paris un camp de vingt mille hommes. Le Roi y opposa son veto, et, en même temps, il ordonna la formation de quarante-deux bataillons de volontaires à Soissons.

Mais beaucoup de municipalités, obéissant à la société-mère des jacobins, ne tiennent nul compte de l’ordonnance royale, et n’en dirigent pas moins leurs bataillons sur Paris. En vain, une circulaire ministérielle enjoint aux officiers de paix, à la gendarmerie et à toute force publique de dissiper tout rassemblement marchant sans réquisition, les fédérés continuent à s’attrouper et à marcher vers la capitale.

Prise de peur, l’Assemblée législative s’efforce de légaliser l’arrivée des fédérés, tout en déclarant qu’ils ne peuvent résider à Paris « au-delà de trois jours. » Ceux-ci, comblés d’éloges et de prévenances, fêtés, hébergés, choyés, gorgés de vin et de gros sous, n’avaient nulle envie de prendre le chemin du camp de Soissons, et, de leur côté, les meneurs jacobins n’avaient garde de laisser échapper une force toute prête pour leurs desseins.

Ils commencèrent par organiser un Comité central des Fédérés qui se mit en rapport avec les comités occultes des sections, et devint bientôt le moteur et l’âme toujours agissante de l’insurrection.

Mais les sections elles-mêmes étaient isolées et livrées à l’anarchie de leurs résolutions. Les jacobins voulurent imprimer à ces forces éparses et désordonnées l’unité d’action qui leur faisait défaut. Dans ce but, ils obtinrent un arrêté municipal qui établit un Bureau central de correspondance entre les quarante-huit sections de Paris.

Ainsi se construisait peu à peu, sous l’impulsion d’une puissance mystérieuse, l’édifice des pouvoirs révolutionnaires. La force de ceux-ci s’augmentait à chaque instant de la faiblesse toujours croissante des pouvoirs légaux établis par la constitution de 1791. Les vices de cette constitution, chef-d’œuvre de la sagesse de 89, s’accentuaient de jour en jour. Pendant que le Roi était livré aux irrésolutions de sa nature et l’Assemblée législative aux contradictions de votes émis, la plupart du temps, sous les vociférations des tribunes, le jacobinisme marchait à son but d’un pas assuré et avec une habileté vraiment infernale.

Telle était la situation au commencement de ce terrible mois de juillet, qui fut si fécond en incidents douloureusement significatifs.

Le premier acte du Comité central des fédérés avait été de battre en brèche le décret de l’Assemblée relatif au séjour des fédérés à Paris, en publiant les instructions suivantes :

« Arrivés ou en route, les fédérés ne doivent point se laisser diviser ; ils doivent faire masse à Paris, et, malgré tous les ordres qui pourraient leur être donnés, refuser de se rendre au camp de Soissons. »

Ces instructions furent trop bien suivies.

Grâce à la présence des fédérés, une excitation perpétuelle fut perfidement entretenue à Paris. L’artificieux et cruel discours de Vergniaud contre Louis XVI ; la suspension de Pétion par le département confirmée par le Roi et l’annulation par l’Assemblée de la décision du département et du Roi ; le décret déclarant la Patrie en danger ; le canon d’alarme tiré aux Invalides ; le triomphe de Pétion et l’humiliation de Louis XVI au Champ-de-Mars, à la fête de la Fédération ; la tentative insurrectionnelle du 26 juillet à l’auberge du Soleil d’Or ; l’adresse de Condorcet au Roi, furent autant de signes précurseurs d’une révolution que de nouveaux événements allaient bientôt précipiter.

Les Marseillais

Le 29 juillet, on annonce l’arrivée des Marseillais. C’était un bataillon de cinq cents hommes organisé à Marseille par les soins du maire de cette ville, Mouraille, ami intime de Barbaroux. Mais les vrais volontaires marseillais se trouvaient aux frontières, et les fédérés enrôlés par les clubs n’étaient, en réalité, qu’un ramassis de malfaiteurs étrangers, les uns échappés aux bagnes et aux prisons, les autres les mains rouges encore du sang de la Glacière.

Voici, sur cette bande cosmopolite, qui a joué un rôle prépondérant dans la journée du 10 août, le témoignage d’un contemporain (Laurent-Lautard) :

« Animé d’un beau zèle, et bien aise peut-être aussi, de soulager le pavé, le maire réunit, dans l’espace de quelques jours, cinq cents hommes sous le drapeau : Savoyards, Italiens, Espagnols chassés de leur pays, spadassins, suppôts de mauvais lieux, tout fut trouvé bon. La physionomie de cette troupe répondait de son esprit. Les véritables Marseillais y étaient en petit nombre ; mais il y en avait, et j’en pourrais citer, qui ne sortaient pas absolument de la classe prolétaire ; ceux-là furent accueillis, à leur retour, par la réprobation des honnêtes gens. La tache resta sur leurs fronts en caractères ineffaçables. Les hommes du 10 août, commandés par un ancien militaire, nommé Moisson, se mirent en route dans la soirée du 2 juillet, avec deux pièces de campagne, malgré la défense du ministère. On les avait, au préalable, solennellement rangés autour de l’arbre de la Liberté du Marché-aux-Fruits, pour y recevoir les adieux et les exhortations du club. »

Un député des Bouches-du-Rhône, Blanc-Gilli, s’exprime sur le compte des fédérés napolitains d’une manière plus significative. Il ne voit en eux qu’une «  horde de brigands sans patrie, » et « l’écume des prisons de Gênes, du Piémont, de la Sicile, de toute l’Italie… »

Tels étaient les dignes auxiliaires que les girondins allaient mettre aux mains du jacobinisme pour accomplir le crime de lèse-nation qui se préparait.

Le lundi 30 juillet, la colonne marseillaise fait son entrée à Charenton. Elle y est reçue par Barbaroux, Fournier l’Américain, Rebecqui, Pierre Bayle, Bourdon (de l’Oise) et Héron. Le plan des meneurs était de se porter immédiatement en force à l’Assemblée, pour enlever la déchéance ou la suspension du Roi. Ce plan manqua, dit-on, par la faute de Santerre, qui avait promis, pour l’exécuter, quarante mille hommes de Saint-Antoine et de Saint-Marceau, et qui, au moment décisif, ne parut point. En réalité, la population parisienne, même celle des faubourgs, n’éprouvait qu’un médiocre enthousiasme pour cette troupe de bandits dont les bonnets rouges, les vêtements déguenillés, les regards farouches, la peau bronzée, les propos sinistres, répandaient partout l’épouvante. Au lieu de l’armée des faubourgs qui leur avait été annoncée, les Marseillais ne trouvèrent que deux cents fédérés des départements et deux douzaines de Parisiens armés de piques et de coutelas.

Dès le lendemain, un banquet civique les réunit aux Champs-Élysées, sous la présidence de Santerre, et fut, pour eux, l’occasion d’inaugurer, dans la capitale, la série de leurs exploits.

À la suite de ce banquet, ils assaillent à coups de sabre des grenadiers du bataillon des Filles-Saint-Thomas, blessent une vingtaine d’entre eux, et tuent l’agent de change Duhamel. Puis vient le défilé de leurs orateurs à la barre de l’Assemblée. Renversant les rôles, ils demandent justice du sang qu’ils ont versé et crient vengeance contre leurs victimes. Ils finissent par prononcer le mot de la situation, celui que soufflent les feuilles anarchiques et les clubs, et qui fermente dans tous les cerveaux révolutionnaires : la déchéance. À dater de cet instant, l’audace jacobine redouble, le flot de la démagogie monte et rompt toutes ses digues. Le malencontreux manifeste de Brunswick donne aux meneurs un moyen facile d’attiser l’effervescence populaire. Le 2 août, Pétion apparaît à la barre de l’Assemblée, suivi d’une nombreuse députation. Il lit, au nom des sections de Paris, une adresse où la déchéance de Louis XVI est présentée comme la seule mesure capable « d’affermir la liberté  » et de « conjurer les dangers extérieurs et intérieurs.  » La section Mauconseil va plus loin. Mettant de côté les vaines formalités de la loi, elle ne se contente pas de pétitionner : elle publie un arrêté par lequel elle déclare qu’elle «  ne reconnaît plus Louis XVI pour Roi des Français, » et qu’elle « abjure le serment de lui être fidèle. » Elle sonne le premier coup de tocsin de l’insurrection, en assignant aux soldats de l’émeute un rendez-vous sur le boulevard de la Madeleine pour une démonstration armée.

Tant d’audace finit par révolter la majorité de l’Assemblée législative, qui sort un moment de sa stupeur pour casser l’arrêté de la section Mauconseil. Trois jours après (8 août) elle retrouve encore un peu de courage pour rejeter à une majorité de 406 voix contre 204 le décret d’accusation présenté par la gauche contre La Fayette. Ce fut son dernier acte d’indépendance. À dater de ce jour, elle retomba dans son abjection, et se borna à enregistrer les décisions de l’émeute.

En autorisant, par une odieuse complicité ou par une lâcheté plus coupable encore, la permanence des sections, l’Assemblée avait remis la clef de la situation aux mains des jacobins. Déjà la société était livrée à une effroyable anarchie. Les pouvoirs sociaux et la force publique étaient à peu près désorganisés. Tous les grades de la garde nationale étaient donnés à l’élection, ce grand dissolvant de toute discipline militaire. Enfin le Roi, auquel la Révolution avait enlevé un à un tous les prestiges de sa couronne, tous les étais de son pouvoir, jusqu’à sa garde constitutionnelle elle-même, se trouvait exposé sans défense possible à toutes les tentatives de l’émeute, à tous les coups des factions.

Toutefois, le Conseil général de la Commune renfermait encore bien des éléments conservateurs, bien des membres de cette bourgeoisie parisienne qui ne séparait pas, dans son dévouement, la Royauté des institutions constitutionnelles. Parmi les bataillons de la garde nationale, il s’en trouvait qui, comme ceux des Filles-Saint-Thomas et de la Butte-des-Moulins, étaient animés d’un sincère esprit de royalisme. À une heure donnée, ils pouvaient se porter en masse aux Tuileries et opposer à l’émeute le rempart de leurs baïonnettes. Cela ne faisait pas l’affaire des meneurs. Pétion se chargea d’obtenir de la municipalité un arrêté aux termes duquel la garde journalière du château devait être à l’avenir composée d’un nombre déterminé de citoyens de tous les bataillons. C’était introduire l’anarchie dans les rangs de la force armée, et paralyser son action pour le jour du combat. Diverses mesures complémentaires ne tardèrent pas à achever l’œuvre désorganisatrice de la garde nationale. Mais le Conseil général de la Commune restait debout. On va voir comment s’y prirent les meneurs pour le renverser.

La Commune

Dans la nuit du 9 au 10 août, à minuit, le tocsin retentit tout à coup dans les tours des différentes églises de Paris. C’était le signal de l’insurrection. Au tocsin succède le bruit des tambours. On entend à la fois battre la générale et le rappel, le rappel au nom de l’ordre légal, la générale au nom de l’émeute.

Pendant ce temps, soixante-dix à quatre-vingts hommes, presque tous obscurs, inconnus, voués aux plus humbles professions de la cité, arrivaient à l’Hôtel-de-Ville, et s’établissaient sans résistance et sans bruit dans une pièce voisine de la salle occupée par le Conseil de la Commune.

Qu’étaient-ils ? Que voulaient-ils ? Ils se donnaient pour des commissaires élus par les sections de Paris et chargés de correspondre avec leurs mandataires. En réalité, ils n’avaient été choisis que par vingt-six sections, réduites chacune à une minorité dérisoire. Dans plusieurs quartiers, ils s’étaient élus eux-mêmes. Leur but n’était rien moins que de remplacer la commune légale par une commune insurrectionnelle, et d’arriver à désorganiser les plans de défense du commandant supérieur de la garde nationale. Usant de ruse, ils commencent par agir sur les magistrats légaux et par leur dicter des arrêtés que ceux-ci, de plus en plus réduits et paralysés, signent complaisamment. C’est ainsi que les sectionnaires obtiennent l’éloignement de l’artillerie placée sur le Pont-Neuf pour empêcher la jonction des faubourgs insurgés. C’est ainsi qu’ils font appeler à l’Hôtel-de-Ville le commandant en chef de la garde nationale, Mandat. On sait quel fut le sort de ce loyal soldat qui était résolu à défendre jusqu’à la mort le poste confié à son honneur. Croyant obéir à un appel régulier, il quitte avec regret les Tuileries et se rend à l’Hôtel-de-Ville. Saisi par les séides des sectionnaires, il est conduit devant le président de la Commune insurrectionnelle, Huguenin, qui présente à sa signature l’ordre de faire retirer la moitié des troupes du château. Avec un héroïsme auquel l’histoire n’a pu rendre qu’un hommage tardif, Mandat refuse de forfaire à son devoir. Huguenin, d’un geste significatif, ordonne qu’il soit conduit à l’Abbaye. C’était un arrêt de mort. Un coup de feu abat sur les degrés de l’Hôtel-de-Ville le vaillant officier, dont le cadavre, percé de mille coups, est jeté à la Seine. Tel fut le premier exploit de cette Commune de Paris qui, après avoir épouvanté le monde par l’excès de ses fureurs et de ses crimes, devait rendre le dernier soupir dans le sang de Thermidor.

Aux Tuileries

Les membres de cet horrible cénacle sont, pour la plupart, rentrés dans une obscurité qui les a dérobés aux revendications de l’histoire. Quand on veut savoir ce que sont devenus ces hommes de fiel et de sang qui, pendant de longs mois, furent les dictateurs de la France, qui s’imposèrent à la Législative et à la Convention, et par elles au pays tout entier, on est étonné de la stérilité des recherches. Quelques-uns, huit ou dix, ont conservé une atroce célébrité : Hébert, Rossignol, Léonard Bourdon, Bernard et Xavier Audoin, prêtres apostats, le cordonnier Simon, le journaliste Robert. Plusieurs périrent sur l’échafaud où ils avaient envoyé tant d’illustres victimes. D’autres se retrouvent parmi les petits employés de l’Empire, tels que Huguenin, qui fut nommé commis aux barrières ; mais pour la plupart, après la dictature de Robespierre, ils rentrent dans leur néant, comme ces bêtes fauves qui, après s’être rassasiées de sang, disparaissent dans des tanières dont l’obscurité les protège contre les poursuites des chasseurs.

Après l’assassinat de Mandat, les prétendus commissaires des sections jugèrent toute dissimulation superflue. Ils commencèrent par nommer Santerre chef suprême de la garde nationale. Puis, pénétrant dans la salle du Conseil, ils signifient aux représentants de la Commune qu’ils aient à céder leurs fauteuils aux élus du peuple. De la municipalité légale, la Commune insurrectionnelle ne conserve que trois membres : Pétion, Manuel, Danton.

Pétion, l’homme au cœur double, une des âmes les plus basses et les plus hypocrites de ces temps de malheur, Pétion qui fut le Pilate de la Royauté après en avoir été le Judas, n’avait pu se dispenser de paraître aux Tuileries. Fort mal accueilli des gardes nationaux fidèles, il s’était fait réclamer par ses affidés de l’Hôtel-de-Ville, auxquels il avait recommandé de le faire consigner au plus tôt dans son hôtel. C’était un moyen de dégager sa responsabilité et de se tenir prêt à tout événement. Mandé, sur ses propres instances, à la barre de l’Assemblée, l’indigne magistrat, après avoir retracé dans un artificieux discours les périls imaginaires qu’il a courus, s’empresse de rentrer à son domicile, où une force de six cents hommes, obéissant à des instructions secrètes, vint bientôt le retenir.

Il était quatre heures du matin. Au château, la confiance était grande encore. Le Roi, ignorant les événements accomplis à l’Hôtel-de-Ville, comptait sur les dispositions militaires de Mandat, sur la fidélité des troupes et des hommes qui l’entouraient. Il y avait, rassemblés sur le Carrousel, dans les cours, dans les jardins, ou disséminés dans les appartements des Tuileries, quatorze bataillons de la garde nationale avec leurs canons, quelques compagnies de gendarmes à cheval, un régiment de Suisses, deux cents gentilshommes environ, accourus au premier signal pour partager dans cette heure suprême les périls de la Royauté. Mais la garde nationale était divisée d’opinions : les canonniers ouvertement hostiles, les gendarmes indécis, les gentilshommes désarmés. Louis XVI n’avait à son service qu’une force véritable, les Suisses. Ils étaient neuf cents. Le nombre des insurgés devait bientôt s’élever à plus de vingt mille.

De toute part, on annonçait leur approche. Sur l’avis de ses ministres, le Roi se décide à passer la revue des troupes postées dans le jardin et dans les cours. Quelques bataillons font entendre ce vieux cri de Vive le Roi ! qui fut si souvent un signal de salut ; la plupart se taisent ; d’autres crient Vive la Nation ! plusieurs profèrent d’ignobles outrages. Le Roi rentre désespéré, sentant que tout lui échappe. Le procureur général syndic du département Roederer, quelques représentants de la municipalité qui venaient de sonder les dispositions des défenseurs du château, s’efforcent de démontrer l’impossibilité de la résistance. Ils insistent pour que le Roi et sa famille cherchent un refuge au sein de l’Assemblée, « la seule chose qu’en ce moment le peuple respecte. » Louis XVI hésite. Marie-Antoinette éclate avec indignation : « Je me ferais clouer aux murs du château, plutôt que d’en sortir, » s’écrie-t-elle. Mais l’heure était pressante, le péril prochain. Déjà le flot de l’émeute, montant comme une mer furieuse, avait inondé le Carrousel et battait les murailles. Roederer redouble ses instances. Le Roi accepte avec résignation l’arrêt de sa destinée : « Marchons, » dit-il, en donnant le signal du départ, « il n’y a plus rien à faire ici. »

Le roi à l’Assemblée

La lutte était-elle encore possible ? Parmi les historiens et les témoins survivants de cette journée, plusieurs ont dit que si le Roi, inspiré par un de ces élans familiers aux princes de sa race, était monté à cheval, avait tiré l’épée et se fût précipité la poitrine découverte au-devant de l’émeute, il eût rallié ses défenseurs, affermi les courages ébranlés, fait rougir les lâches et les traîtres ; qu’il eût eu facilement raison des bandits de Santerre et de Westermann, et qu’en une heure il eût reconquis tout le terrain que la Royauté avait perdu en trois ans. D’autres affirment que, tout point d’appui lui faisant défaut, il eût tout au plus réussi à mourir. Mais Louis XVI n’était pas fait pour ces inspirations à la Henri IV ou à la Condé. Au 20 juin, avec une force surhumaine, il avait résisté à la foule, et « ce jour-là, a dit Edgard Quinet, il fut plus grand que ce monde déchaîné contre lui et qui ne put lui arracher un aveu. » Au 10 août, il subit la pression de l’émeute ; il oublia que le Roi de France est avant tout un soldat, et que, pour défendre sa couronne, Dieu lui a remis une épée.

Protégé par des détachements de gardes nationaux et de gardes suisses qui formaient la haie des Tuileries à la salle du Manège, précédé de Roederer et des membres du département, suivi du Dauphin, de la Reine, de Madame Élisabeth, de Madame Royale, de Mmes de Lamballe et de Tourzel, de ses ministres, auxquels s’étaient joints quelques serviteurs fidèles, Louis XVI se dirigea vers l’Assemblée. Huit heures et demie sonnaient aux horloges voisines. L’air était calme et pur. Le soleil, projetant ses rayons sur les statues de marbre et les plates-bandes de fleurs, brillait comme pour un jour de fête. Les allées suivies par le cortége étaient déjà encombrées de feuilles desséchées, que le jeune Dauphin s’amusait à pousser devant lui ou à rassembler sous les pas de sa sœur. « Les feuilles tombent de bonne heure cette année, » dit le Roi.

On connaît ses paroles au moment où il pénétra dans cette enceinte qui fut moins pour lui un asile que le vestibule de la prison et de l’échafaud : « Je suis venu ici pour éviter un grand crime…. » Hélas ! le crime n’était qu’ajourné ! Et, par une dérision cruelle du sort, la même voix qui lui promit solennellement le concours et « la fermeté de l’Assemblée nationale » pour défendre les droits constitutionnels de sa couronne, - la voix de Vergniaud, - devait se faire entendre quelques heures après pour prononcer contre lui un arrêt provisoire de déchéance, et, cinq mois plus tard, un arrêt définitif de mort.

L’attaque du château

Est-il besoin de poursuivre ce récit ? Et nous faut-il, après tant d’autres, montrer le Roi et la famille royale confinés dans un réduit misérable où durant dix-sept heures ils eurent à recueillir toutes les humiliations et tous les outrages, où ils assistèrent à leur propre déchéance et à l’agonie de la Royauté ? Ah ! le fils de Henri IV, au fond de la loge du Logographe d’où il voyait se dérouler toutes le scènes de ce lamentable spectacle, dut plus d’une fois regretter avec amertume de n’avoir pas eu la fortune de mourir, l’épée à la main, dans le tourbillon d’un combat !

La famille royale était déjà depuis deux heures sous les regards de l’Assemblée, lorsque, tout à coup, une fusillade, accompagnée de décharges de mitraille, dont les échos se répercutaient sous la voûte de la salle du Manège, annonça qu’une lutte était engagée entre les assaillants et les défenseurs du château. Le départ du Roi avait porté le découragement dans l’âme des gardes nationaux fidèles. A l’exception d’une centaine d’entre eux, tous s’étaient dispersés. Mais les Suisses, hommes de discipline, commandés par des officiers qui avaient au plus haut degré le sentiment du devoir et de l’honneur militaires, attendaient un ordre du Roi avant de quitter leur poste. Le maréchal de Mailly, gouverneur du château, ne leur avait donné que cette consigne : « Ne vous laissez pas forcer. » Cent cinquante d’entre eux ayant accompagné le Roi à la salle du Manège, sept cent cinquante seulement occupaient les Tuileries. Abandonnant leur première ligne de défense, ils s’étaient retirés dans les appartements, sur les marches du grand escalier et sous les voûtes du péristyle.

Cependant, l’armée de l’insurrection se massait sur le Carrousel. Aux hordes faubouriennes, conduites par Santerre et son beau-frère Alexandre, s’était jointe l’ignoble tourbe de ces bandits cosmopolites qu’on appelait les fédérés Brestois ou Marseillais. A la tête de ces derniers, se trouvait le Prussien Westermann, le seul parmi ces chefs de l’émeute qui eût quelque valeur et quelque courage.

Cédant aux injonctions des canonniers restés dans les cours, les concierges ouvrent les portes, et la foule, fraternisant avec les canonniers et les gendarmes, se précipite vers le palais, s’efforçant d’attirer à elle et de séduire les Suisses postés aux fenêtres. Parmi ceux-ci, quelques-uns jettent aux émeutiers des paquets de cartouches, indiquant ainsi qu’ils n’ont point l’intention d’engager une lutte que leur consigne ne leur prescrivait pas. Les hommes de Westermann, enhardis par cet accueil, pénètrent sous les voûtes du péristyle. Après avoir essayé divers moyens de séduction pour fléchir les impassibles soldats qui garnissent les marches du grand escalier, les brigands leur prodiguent les insultes, et en viennent bientôt aux voies de fait. Quelques Marseillais, armés de longs crocs de mariniers, cherchent à prendre les Suisses par leurs fourniments. Un coup de pistolet retentit. Les fusils des soldats s’abaissent et dirigent un feu plongeant sur les fédérés qui fuient en désordre. En un clin d’œil, le péristyle, les cours du château, le Carrousel sont balayés. Les vainqueurs, auxquels s’étaient réunis les gentilshommes et des gendarmes nationaux, poursuivant leur succès, font une sortie, s’emparent de deux canons et se rassemblent sur le Carrousel d’où ils tiennent en respect les canonniers embusqués derrière les maisons voisines. Les abords du château étaient dégagés. Une charge de cavalerie eût achevé la déroute de l’émeute. Mais la gendarmerie à cheval s’était dispersée ou était passée à l’insurrection.

C’est dans ce moment que d’Hervilly paraît, porteur d’un ordre du Roi, qui ordonne à ses défenseurs de cesser le feu et de rentrer dans leurs casernes. Les Suisses se mettent en devoir d’obéir. Ils se rassemblent lentement au signal des tambours, et, se formant en colonnes, ils s’engagent dans la grande allée du jardin.

Les insurgés, n’entendant plus le bruit de la mousqueterie, reprennent courage. Les plus déterminés dit M. Mortimer-Ternaux, « se hasardent à travers la place du Carrousel, mais avancent lentement, craignant à chaque instant de tomber dans une embuscade ; ils pénètrent jusqu’au-delà des bâtiments incendiés et arrivent sous le vestibule du grand escalier, cinq minutes après que les derniers pelotons des Suisses l’ont abandonné. »

Orgie et massacres

Alors commença la sanglante orgie, - une des plus effroyables dont l’histoire ait enregistré le souvenir. Le flot des assaillants pénètre par toutes les voies dans le palais de la Royauté. Les bandes de Santerre et de Westermann se ruent, avec des instincts de bête fauve, sur les soldats isolés qu’elles trouvent dans les appartements. Ceux qui se sont montrés les plus lâches au combat sont les plus ardents au massacre et au pillage. Ils égorgent ou brisent tout ce qui leur tombe sous la main. On tue jusqu’aux blessés et aux mourants, jusqu’aux chirurgiens qui les pansaient, tous les serviteurs du château : les Suisses dans leurs loges, les chefs d’office et les marmitons dans les cuisines, les huissiers, heiduques et valets de pied dans les antichambres. Après s’être gorgés de sang, les massacreurs se gorgent de vin, descendent dans les caves, et défoncent les futailles. Les uns volent du linge, des bijoux, des assignats, de l’argent. Un avocat nommé Daubigny vola cent mille francs, que sa femme, sous le coup de menaces, dut restituer le lendemain. D’autres mettent en pièces tous les meubles de la résidence royale, glaces, pendules, livres, tableaux, objets précieux, et les jettent dans les cours pêle-mêle avec les cadavres. On voyait des portefaix et des chiffonniers s’affubler des ornements royaux, des costumes du sacre, s’asseoir sur le trône et parodier les représentations de la cour. Les prostituées, ces dignes reines de l’émeute, revêtaient les robes de Marie-Antoinette et se vautraient sur son lit.

Pendant que les scènes de ce drame infernal se déroulaient dans les appartements du château, quelques-uns des Suisses, qui traversaient le jardin, tombaient sous les balles des gardes nationaux ; d’autres étaient sabrés sur la place Louis XV par la gendarmerie à cheval. Ceux qui avaient accompagné ou rejoint la famille royale à la salle du Manège s’étaient vus contraints de déposer les armes sur un ordre du Roi. Enfermés dans l’église des Feuillants, ils sont envoyés, les uns à l’Hôtel-de-Ville, les autres au Comité de la section du Roule. Durant le trajet, la populace les arrache à leur escorte et les égorge. Le 2 septembre attendait les survivants de ces fils d’une république, qui périrent presque tous, pour rester fidèles au serment qu’ils avaient prêté à la Royauté.

Nous ne parlerons que pour mémoire des assassinats isolés qui achevèrent de marquer en traits de sang cette date à jamais maudite du 10 août 1792. Nous avons vu les premières lueurs du jour éclairer le meurtre de Mandat. Celui du journaliste Suleau et de ses compagnons, auquel présida Théroigne de Méricourt, s’accomplit au moment même où Louis XVI pénétrait dans la salle du Manége. Dans l’intervalle du carnage et du sac des Tuileries, les corps du commandant Carle, de Clermont-Tonnerre, et de plusieurs autres furent également jetés en pâture aux tigres que la Révolution avait déchaînés.

Par une exception qu’on ne rencontre plus dans les massacres révolutionnaires postérieurs au 10 août, ce jour-là on épargna les femmes. Lève-toi, coquine, la Nation te fait grâce ! dit un des tueurs marseillais à Mme Campan. On fit grâce également à Mmes de Tourzel, de Soucy, Thibaut, de Saint-Brice, Lemoine, Bazire, de la Roche-Aymon, de Ginestous, de Tarente, etc.

Parmi les deux cents gentilshommes qui étaient dans le château, les uns avaient rejoint le Roi, d’autres s’étaient esquivés par les grilles du jardin ; plusieurs purent atteindre l’extrémité de la galerie du Louvre, et gagner, par l’escalier de Catherine de Médicis, les rues voisines, où ils se dispersèrent.

Pendant ce temps, un incendie, allumé dans les dépendances des Tuileries, prenait d’inquiétantes proportions. Le feu avait consumé les écuries de la garde à cheval, les bâtiments des cours, l’hôtel du gouverneur du château ; il menaçait le pavillon Marsan, celui de Flore, tout le quartier Saint-Honoré. On tirait sur les pompiers envoyés par l’Assemblée pour empêcher de détruire le palais du tyran. Toutefois la flamme n’accomplit qu’à moitié son œuvre. Les pétroleurs de 1871 ont pu reprendre et conduire à bonne fin l’œuvre inachevée des incendiaires de 1792.

La déchéance

Pendant que les scènes que nous venons d’esquisser se déroulent dans les rues, sur les places publiques, dans les appartements, les cours et les jardins des Tuileries, l’Assemblée législative est de plus en plus terrifiée par les dangers d’une situation qui était pourtant le fruit de ses lâches incertitudes ou de ses complaisances criminelles. Elle se sent impuissante à dominer les événements. Chaque minute lui enlève quelque lambeau de son pouvoir. Réduite à une minorité dérisoire, elle se voit bientôt contrainte d’abdiquer entre les mains de l’émeute.

Le président de la Commune insurrectionnelle, Huguenin, paraît à sa barre, non pour recevoir des ordres, mais pour dicter insolemment des volontés. Les représentants sanctionnent son usurpation et celle de ses dignes acolytes. C’était s’avilir avant de se suicider. L’Hôtel-de-Ville ne tarda pas à devenir le véritable siège du pouvoir, et à prendre la tête du mouvement.

Alors on vit paraître au grand jour et se diriger vers la résidence de la Commune tous ceux qui s’étaient prudemment tenus à l’écart pendant la lutte : Robespierre, Tallien, Danton, Marat, Collot-d’Herbois, Billaud-Varennes, Camille Desmoulins, Fréron, Fabre d’Églantine, etc.

Accueillis dans le Conseil de la Commune, ils le transformèrent en Conseil de gouvernement, s’imposèrent par lui à Paris et à la France, préparèrent les massacres de septembre, les élections à la Convention nationale, le régime de la Terreur, et assurèrent pour un temps la domination du jacobinisme.

La Gironde avait voulu et préparé la journée du 10 août, non - bien qu’elle fût déjà travaillée par des idées républicaines - pour renverser la Monarchie, mais pour l’exploiter. Elle se sentit dépassée quand elle vit tomber la couronne du front de Louis XVI. Peut-être eut-elle dès lors l’intuition de ses propres désastres. Ce qui est certain, c’est qu’elle s’efforça d’enrayer le mouvement, et de faire proclamer sous sa tutelle la monarchie d’un enfant.

Vergniaud vint, au nom de la Commission extraordinaire, présenter à l’Assemblée un projet de décret proposant la formation d’une Convention nationale, la suspension provisoire du chef du pouvoir exécutif, la nomination d’un gouverneur au prince royal, l’installation du Roi et de sa famille au Luxembourg sous la garde des citoyens et de la loi, etc.

Ce décret laissait une porte ouverte à la Monarchie. Il annonçait même qu’un gouverneur serait donné au fils de Louis XVI. Les girondins destinaient, dit-on, cet emploi à l’avocat Pétion. Mais la Commune, qui devait exécuter cette partie du décret, avait un autre candidat : elle réservait au royal enfant le cordonnier Simon.

Les propositions de Vergniaud furent froidement reçues des tribunes et des pétitionnaires. En vingt-quatre heures les événements avaient marché avec une telle rapidité que la suspension du pouvoir exécutif ne répondait déjà plus aux exigences des hommes qui l’eussent accueillie la veille comme un triomphe inespéré. L’Assemblée fit, cependant, ce que lui demandait sa Commission extraordinaire ; puis, sous l’impression de la terreur et l’impulsion de la Commune, elle prit ou sanctionna une foule de mesures empreintes du plus pur esprit de la Révolution : visites domiciliaires chez les gens suspects, envoi aux généraux de commissaires avec pouvoir de les suspendre, légalisation des décrets frappés du veto royal, rappel de solde et distribution de secours aux Marseillais, destitution des juges de paix, arrestation des derniers ministres de Louis XVI, etc., etc.

Elle procéda aussi à la nomination des membres du nouveau ministère. Roland, Clavière et Servan furent réintégrés par acclamation dans leurs anciennes fonctions. Monge eut la marine ; Lebrun, les affaires étrangères.

Le ministère de la justice échut à Danton.

Danton au pouvoir, c’était la Commune insurrectionnelle maîtresse de la situation ; Danton, c’était la Révolution triomphante, c’étaient l’audace, la scélératesse, la frénésie furieuse, le vol, l’assassinat, la licence, tous les genres de crimes introduits dans la politique et préconisés comme moyens de gouvernement.

La famille royale prisonnière

Louis XVI et la famille royale, entourés de quelques serviteurs fidèles, avaient assisté du fond de la loge du Logographe à toutes les péripéties de l’épouvantable drame. Le Roi avait subi, avec le calme courage qui devait le suivre jusque sur l’échafaud, les outrages de la foule, les lâches invectives ou les trahisons de certains députés gorgés de ses bienfaits. Le décret de la déchéance l’avait trouvé impassible. On lisait sur son front la sérénité de son âme. Celui de Madame Élisabeth reflétait ses sentiments de pieuse résignation et de conformité à la volonté divine. Quant à la Reine, il était facile de voir, à la dédaigneuse fierté de son attitude, qu’elle était au-dessus des injures de cette vile multitude et des caprices du sort.

Vers une heure du matin, les inspecteurs de la salle vinrent retirer les augustes captifs de l’indigne réduit où ils avaient été enfermés pendant dix-sept heures. On les transporta dans un petit appartement de trois pièces, situé au premier étage où ils purent goûter quelques instants de repos. A leur réveil, il leur fut permis de recevoir encore les soins de quelques-uns de leurs familiers. Les femmes de Marie-Antoinette pénétrèrent jusqu’à elle, et fondirent en larmes en voyant la Reine de France couchée sur un grabat dans une pauvre cellule, et privée des objets les plus indispensables. La pitié de quelques amis dut venir en aide au dénûment royal. On rassembla à la hâte du linge et des vêtements. La Reine, à laquelle un des héros de la précédente journée avait volé sa montre et sa chaîne dans le trajet des Tuileries aux Feuillants, emprunta la montre d’une de ses dames, et pria sa première femme de chambre, Mme Auguié, de lui prêter vingt-cinq louis.

A dix heures, la famille royale fut prévenue que l’Assemblée exigeait de nouveau sa présence. Elle dut reprendre sa place de la veille, et assister de nouveau aux incidents les plus douloureux et aux motions les plus sanguinaires. Rien ne lui fut épargné. Elle vida jusqu’au fond le calice d’amertume.

L’Assemblée avait décidé qu’un logement serait préparé au Roi et à sa famille dans le palais du Luxembourg. Mais ce décret, qui semblait réserver au monarque déchu quelques signes apparents de grandeur, offusquait les hommes de la Commune. Ce n’était pas un palais, c’était une prison qu’ils prétendaient donner à Louis XVI. Ils ne pouvaient, disaient-ils, répondre du Roi dans une résidence aussi vaste que le Luxembourg, sous lequel, d’après la rumeur publique, existaient des souterrains propres à favoriser une évasion. L’Assemblée décrète alors que le Roi et sa famille seront transportés place Vendôme, à l’hôtel du ministère de la justice et qu’il leur sera donné une garde, placée sous la surveillance du maire et sous les ordres du commandant général. Nouvelle résistance de la part de la Commune. Manuel et Pétion se présentent en son nom à la barre, et demandent que la famille royale soit transférée au Temple, lieu entouré de hautes murailles et situé loin des agitations de la cité. L’Assemblée a l’impudence de céder encore une fois aux injonctions de la Commune. Après avoir rapporté son précédent décret, elle charge les représentants de la municipalité de pourvoir, sans délai et sous leur responsabilité, au logement de la famille royale et de « prendre toutes les mesures de sûreté que la sagesse et l’intérêt national pourraient en exiger. »

Dans la soirée du 13 août, vers cinq heures, deux voitures de la Cour vinrent chercher aux Feuillants Louis XVI et sa famille. Pétion et Manuel s’assirent, dans une attitude insolente et le chapeau sur la tête, en face de la Reine et de Madame Élisabeth. La foule hurlait aux portières. Le cortège s’arrêta quelques instants sur la place Vendôme, au milieu des débris de la statue de Louis XIV, brisée la veille, en vertu d’un décret de l’Assemblée nationale. Le marteau révolutionnaire avait également fait disparaître les statues de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XV, ainsi que tous les emblèmes, bas-reliefs, inscriptions qui pouvaient rappeler le souvenir de la Royauté.

Les voitures suivirent les boulevards, et s’arrêtèrent auprès d’un enclos qu’entouraient de hauts murs garnis de créneaux. Au centre de cet enclos s’élevait un donjon, composé d’un bâtiment carré, flanqué de quatre tourelles rondes. On nommait ce donjon la Tour du Temple. Ce fut là que le descendant de saint Louis fit sa dernière station dans la voie douloureuse qu’il suivait depuis les journées d’octobre, et qui devait aboutir au calvaire du 21 janvier.

Conclusion

La plupart des historiens renvoient à la nation française et au « peuple » la responsabilité ou l’honneur des hauts faits que nous venons de redire. Selon eux, le peuple a tout prévu, tout inspiré, tout dirigé, tout exécuté. Il a été l’âme, la tête et le bras de cette journée. M. Louis Blanc est allé jusqu’à prétendre, en parlant des assaillants des Tuileries, qu’ils étaient « le peuple, DANS LA PLUS LARGE ACCEPTION DU MOT. » C’est là une abominable falsification de la vérité. Non, le peuple de France et le peuple de Paris lui-même, n’ont jamais mérité de pareils outrages ! À cette date, le peuple, dans son immense majorité, était encore royaliste, et il se révolta de toute l’énergie de sa conscience monarchique contre les indignités que l’émeute avait fait subir le 20 juin à la Royauté. Dans les départements, la répulsion contre les fauteurs de cette journée fut unanime. A Paris, la protestation que Lavoisier, au nom de la section de l’Arsenal, vint lire à la barre de l’Assemblée, fut suivie de cette pétition des vingt mille qui excita au plus haut degré les fureurs des jacobins. À dater de ce jour, la rage de ceux-ci ne connut plus de bornes. Ils dominèrent par la terreur les quarante-huit sections parisiennes. Les citoyens honnêtes et paisibles, c’est-à-dire au moins les trois quarts des sectionnaires, cessèrent de prendre part aux réunions, et laissèrent le champ libre à un petit nombre d’énergumènes.

Ainsi, à l’Assemblée, les bons se cachent ; les autres restent. Au 8 août, 680 membres prennent part au scrutin acquittant La Fayette, et une majorité monarchique considérable se manifeste. Le 10, on ne trouve plus (sur 749 membres) que 284 votants, et c’est une pareille minorité qui reconnaît la Commune insurrectionnelle, et décrète l’arrestation des anciens ministres, la nomination des nouveaux, et la suspension du pouvoir exécutif !

Les faubourgs eux-mêmes, qu’on eût pu croire acquis à l’insurrection sous la pression des clubs et des sections expurgées, n’étaient rien moins que disposés à battre en brèche le pouvoir royal. C’est en vain que depuis minuit le tocsin du 10 août avait multiplié ses appels. Il ne rendait pas, selon l’expression de Roderer. Paris restait calme, presque indifférent. Les meneurs attitrés mirent un moment en question, avoue Louis Blanc, si l’on n’abandonnerait pas l’entreprise. À cinq heures du matin, un seul bataillon était rassemblé, celui des Quinze-Vingts commandé par Santerre. Et celui-ci, rempli de crainte, redoutait l’agression d’une portion considérable de la garde nationale. Il ne marcha que poussé par Westermann, qui lui mit l’épée sous la gorge. Sans la tourbe marseillaise, les faubourgs parisiens seraient demeurés paisibles, et de grands crimes eussent été épargnés à la France et au monde.

Telle est l’histoire succincte des événements qui, au mois d’août 1792, ont précédé, accompagné et suivi la chute de la Royauté française. Loin d’avoir rien exagéré, nous nous sommes efforcé d’atténuer l’horreur de certains faits que la pudeur de l’historien doit entourer d’ombre et de silence. Quant à ceux que nous avons reproduits, nous les avons puisés, non chez les écrivains royalistes ou révolutionnaires, mais aux sources mêmes de la vérité historique, dans des témoignages qui offrent tous les caractères de la certitude et défient toute contradiction, surtout dans les documents authentiques et les pièces inédites que M. Mortimer-Ternaux a si scrupuleusement rassemblés dans cette Histoire de la Terreur qui fait si bonne justice de la légende révolutionnaire.

En ce qui concerne le 10 août, nous avons vu, au début de ce travail, ce que dit la légende. Résumons ce que dit l’histoire.

1° La Révolution du 10 août n’a pas été l’œuvre du peuple. Elle est le fait d’une minorité infime et abjecte dirigée par un petit groupe de scélérats presque inconnus qui préparent tout dans l’ombre et se cachent au moment de l’action ;

2° Les Tuileries n’ont point été prises d’assaut par les bandes de Westermann et de Santerre. Elles n’ont point été enlevées de vive force, mais abandonnées par les Suisses sur l’ordre de Louis XVI avant l’arrivée des insurgés ;

3° Le chiffre des morts appartenant à l’armée de l’émeute n’a point été de cinq mille, comme l’affirment les récits contemporains du 10 août, copiés par la plupart des historiens, ni même de quinze cents comme le croyait Pétion. Les faubouriens et les fédérés réunis ont perdu CENT HOMMES et ont eu soixante blessés.

Redisons-le avec tristesse, la journée du 10 août n’a pas été seulement la journée des bandits et des cannibales, elle a été la journée des lâches. C’est par la porte de la peur, plus encore que par celle de la férocité, que la République a fait son entrée dans notre histoire. De nos jours, les républicains de toute nuance célèbrent comme un anniversaire de gloire cette date à jamais néfaste. La République française et le Rappel, les pétroleurs et les politiques, les enragés et les modérés sont d’accord quand il s’agit de brûler de l’encens sur l’autel du 10 août. Passe pour les pétroleurs. Les hommes de la Commune de 1871 ne peuvent que glorifier l’œuvre de leur digne mère, la Commune insurrectionnelle de 1792 ; c’est dans l’ordre. Mais, à côté d’eux et avec eux, les doctrinaires de la République, les apologistes du fait accompli, les philosophes de la fatalité historique, s’entendent pour représenter le 10 août comme la journée nécessaire de la Révolution et comme une généreuse explosion du patriotisme populaire. On vient de voir ce qu’il faut penser de ces impudentes apologies. Non, mille fois non, la journée dont nous venons de rappeler les lugubres souvenirs n’a été ni une nécessité, ni un acte de patriotisme. Elle a été anti-nationale au premier chef ; elle a servi de point de départ à tous nos malheurs, à nos divisions, à nos haines, à nos décadences, à nos hontes actuelles ; en brisant avec le passé, elle a en quelque sorte tari la source de notre grandeur, desséché la sève de notre race, arrêté la vie nationale et compromis notre avenir ; en frappant la Royauté, elle a décapité la France.

Tel sera sur elle le dernier mot de l’histoire.