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Le chambordisme

Un légitimisme dévoyé par le romantisme (parution 1984)

vendredi 21 février 2014, par Stéphane Rials

Très éloigné des enseignements traditionnels d’un Bossuet ou d’un Bonald, le « chambordisme » apparait au XIXe siècle comme la déviance mystique et romantique d’un légitimisme qui abandonne la raison politique. À l’absolue nécessité d’une réflexion sur l’institution politique, on préfère la nostalgie des commémorations, le dolorisme et une dévotion quasi-amoureuse envers le successeur des rois de France de l’époque : Henri V, Comte de Chambord. Très empreint de providentialisme, ce courant — qui déprécie la nature et la raison — a désarmé les légitimistes de cette époque en leur ôtant l’esprit de recherche et de combat qui leur aurait été nécessaire, avec le secours de la Grâce, au rétablissement d’un régime politique naturel fondé sur la transcendance divine.

Le texte suivant est de Stéphane Rials. Il est tiré de la revue La science historique, Nouvelle série, Été-automne 1984, n° 8-9, « Contribution à l’étude de la sensibilité légitimiste : le chambordisme ».

Le chambordisme, ou un légitimisme purement mystique

**Doctrines légitimistes et orléaniste au XIXe siècle

Dans l’étude du légitimisme au siècle dernier [XIXe siècle à la date de parution de cet article], il y a tout lieu d’accorder une place privilégiée, si l’on veut saisir sa cohérence en profondeur, à l’analyse de la sensibilité royaliste.

Non qu’il n’y ait eu de doctrines légitimistes. Au contraire, de 1830 à 1883, il y eut à cet égard le trop plein et non l’absence. Une masse considérable de publications — organes de presse par dizaines, livres par centaines, brochures par milliers — a soutenu un nombre impressionnant de thèses, souvent contradictoires, sur les sujets les plus variés, à commencer par la question cruciale des institutions politiques [1].
Cette relative dispersion doctrinale, que masque souvent la remarquable continuité de pensée d’Henri V, était manifeste au sommet et contribua à faire du « parti » légitimiste un lieu de crise quasi permanente, avec des phases plus aiguës (1841-1843 par ex., 1848-1850 ou 1871-1875). Mais il y a tout lieu de penser qu’elle sévissait aussi à la « base », entretenue par la diversité sociale des légitimistes et perpétuellement ranimée par les positions contradictoires d’une presse très riche mais souvent peu disciplinée, tant à l’échelon national que local. Il y a très certainement là une divergence fondamentale avec l’orléanisme que M. Rémond ne peut comparer au légitimisme que par l’artifice d’une fausse symétrie.

Le légitimisme est avant tout une fidélité dynastique. Il serait certes absurde de nier que le privilège accordé à cette dimension verticale comporte des implications doctrinales : il suppose en vérité une certaine idée générale du rôle de la transcendance en politique. Mais enfin, il demeure assez vague pour s’accommoder de figures diverses.

Or, à bien y réfléchir, la démarche orléaniste est inverse : là, la doctrine, ou plutôt la rationalisation de certains intérêts, précède le choix dynastique et même celui de la forme du régime, qui sont parfaitement contingents. La monarchie philipparde, fondée sur un « demi-principe » et revendiquant pitoyablement une « quasi-légitimité » ne couvrait ainsi que des clivages doctrinaux en trompe-l’œil. Les « constitutionnels », qui soutenaient le régime, étaient, de la droite « doctrinaire » à la « gaucho dynastique » en plein accord au fond malgré les conflits apparents du théâtre parlementaire. Après Sedan, cette mouvance orléaniste pourra sembler éclatée, un centre-gauche de plus en plus nettement républicain à partir de 1872 s’opposant à un centre-droit encore monarchiste. Mais en réalité l’unité de ce vaste courant demeurera toujours supérieure — sur le plan du fond doctrinal — à celle des légitimistes. Et cette unité comme cette division expliquent seules le vote des lois constitutionnelles de 1875.

**Diverses sensibilités légitimistes

Le légitimisme, autour de l’idée de fidélité dynastique, présente par contre une relative homogénéité de sensibilité. Là encore, certes, les sommets du « parti » se divisent.

  • Et il va de soi que l’aile catholique libérale et plus parlementaire — représentée par Berryer jusqu’à sa mort en 1868, mais surtout par Falloux et ses disciples, de Meaux ou Cumont — ne partage qu’imparfaitement, voire pas du tout, la sensibilité dominante des légitimistes de leur temps. Ces hommes qui sont au contact permanent des orléanistes, à l’Académie — on ne dira jamais assez l’importance de ce « parti académique » —, dans l’Union libérale qui s’oppose à l’Empire dès 1863, dans des réunions diverses (par ex. à Augerville chez Berryer ou dans le salon « fusionniste » de Mme Duchâtel), finissent par leur ressembler. Mais ce n’est là qu’un milieu assez étroit, important surtout à Paris et dans les instances parlementaires. Ce légitimisme plus rationaliste, plus sceptique, en un mot plus froid, n’est le fait que d’une fraction de l’élite royaliste.
  • Au contraire, le légitimisme profond, celui des masses royalistes, si l’on nous passe ce terme, celles des châteaux et des chaumières de l’Ouest, celles des hôtels patriciens et des immeubles ouvriers du midi, ce légitimisme-là n’était pas une mystique dégradée en politique, mais à l’opposé, et de plus en plus, au fur et à mesure que s’affirmait l’échec, une politique sublimée en mystique.

Le « chambordisme » est l’expression synthétique de cette inflexion [2]. Il est l’attitude qui a consisté à abandonner plus ou moins nettement le terrain de la raison politique pour celui de la passion quasi-amoureuse du prince, celui de la démonstration pour celui de la dévotion.

Avant d’en brosser un tableau, il convient, afin d’en comprendre la genèse, de marquer les conditions mentales de son apparition et de son développement.

Genèse du chambordisme : le royalisme romantique

**Les racines du romantisme politique

Le caractère en apparence amphibologique du concept de « romantisme » ne doit pas nous retenir de l’utiliser ici.

  • Certes — en France notamment — la notion a pu se trouver associée à l’idée d’une pure hypertrophie du Moi.
  • Mais ailleurs, c’est l’idée organiciste de la fusion du Moi dans un Tout supérieur qui a pu l’emporter. Ce fut le cas notamment — en simplifiant — en Allemagne. Il n’y a par ailleurs pas lieu d’établir une antithèse trop radicale entre les deux tendances du romantisme, et le romantisme de la Restauration en France — bien différent à cet égard du romantisme de la monarchie de Juillet tel qu’il s’est défini et opposé dans les dernières années du règne de Charles X — en est une assez bonne illustration.

Au demeurant, s’il y a deux romantismes, ils comportent des points de convergence à commencer par le refus du positivisme froid, un certain sens de la transcendance, l’intuition de la complexité ineffable des choses humaines. Organicistes ou hyper-individualistes, les romantiques affirment les accords secrets des choses imperméables à la plate raison. Ils croient tout à la fois à l’expérience de la transcendance et à la transcendance de l’expérience — et ce n’est pas un jeu de mots — à la suite de Maistre, contre la raison individuelle constructive. Ce romantisme politique nous semble plus précisément s’épanouir en trois directions étroitement complémentaires : la sensibilité royaliste est

  • irrationaliste,
  • providentialiste et
  • nostalgique.

**L’irrationalisme

Il faut bien comprendre le sens ici accordé à ce terme. Dire du légitimisme qu’il est un irrationalisme, c’est simplement observer qu’il assigne à la raison une place seconde, subordonnée, par rapport à la découverte du jeu — providentiellement cohérent — de l’expérience et de la transcendance, ou si l’on préfère, de l’histoire et de la théologie.
Répétons-le, nous ne cherchons ici qu’à découvrir le centre de gravité d’une sensibilité politique. Et nous ne méconnaissons pas deux points :

  • d’une part le mouvement n’a cessé de se « romantiser », comme il s’est d’ailleurs « catholicisé » — dans le sens de l’« inséparatisme » du politique et du religieux ;
  • d’autre part il a toujours compris des éléments réfractaires, à des degrés divers, à un tel entraînement. Ce fut le cas de la Gazette de France sous la Monarchie de juillet — dont les accents et la démarche annoncent parfois l’Action française en dépit de sensibles nuances. Le cas aussi d’une bonne part de la tendance catholique libérale du légitimisme incarnée par Falloux. Ou encore de personnalités plus portées à mettre en avant le droit et l’abstraction que le sacré et la sensibilité : ainsi Royer-Collard, le maître des doctrinaires, qui après avoir contribué à la crise de 1830 refusa toujours de se rallier à l’usurpateur.

Le refus dominant du rationalisme chez les royalistes s’enracine bien sûr dans leur foi et, après 1864, dans les condamnations du Syllabus. Il a pour corollaire leur moralisme et leur antihumanisme.

Leur moralisme se traduit par une sincérité suicidaire : c’est la démission en masse de 1830, le refus de prêter le serment électoral qui maintient notamment l’Ouest fidèle à l’écart des urnes jusqu’au début des années 1840 [3] ; c’est encore, à la fin de 1875, l’alliance avec les républicains contre les conservateurs pour la désignation des sénateurs inamovibles. Il y a là tout un système d’attitudes qui se ramène à la fameuse devise des « verdets » : « Fais ce que dois, advienne que pourra ». Ce « fondamentalisme », héroïque ou résigné, porte en lui le mépris de l’habileté, de l’éclectisme, du pragmatisme et du prétendu « raisonnable » — concepts-clefs de l’Orléanisme. Il exclut aussi ce qui deviendra le « politique d’abord » maurrassien, auquel sont préférés un « moral », un « social » et un « religieux d’abord ». C’est ce que veut traduire Barbey d’Aurevilly lorsqu’il affirme ne pas croire « à une restauration par la tige, mais à une restauration par les racines ».

L’antihumanisme, la réserve dans l’appréciation des facultés propres de l’homme, est inhérent au catholicisme traditionnel. Et nombre de royalistes apparaissent, après Joseph de Maistre, hantés par le thème de la chute initiale de l’homme. Chateaubriand exprimait ainsi une idée centrale du royalisme catholique lorsqu’il observait dans les Mémoires d’outre-tombe :

Nous sommes terre à terre, dans la triste réalité d’une nature humaine amoindrie.

Et Barbey d’Aurevilly pouvait dénoncer après son maître Blanc de Saint-Bonnet « l’hypocrisie du XIXe siècle qui nie le crime et la chute de l’homme ». Quel crédit accorder en effet à la raison humaine mutilée ? Elle ne peut que tenter, à travers la brume et avec humilité, d’identifier des vérités éternelles qui la dépassent. En respectant l’enseignement de l’église. Et en bannissant « l’orgueil (qui), prenant le nom de liberté, a inondé le monde », selon la formule de Blanc de Saint-Bonnet dans La légitimité.

**Le providentialisme

Les légitimistes sont souvent des gens qui croient, selon l’expression de Barbey, au « triomphe naturel du mal sur le bien et (au) triomphe surnaturel de Dieu sur le mal ». D’où leur providentialisme. Comme le saint Paul de l’épître aux Hébreux, ces hommes de foi savent que « le monde visible ne prend pas son origine en des apparences ». Ils vivent à proprement parler dans un monde enchanté où tout est porteur d’un sens surnaturel, où « tout est concrètement surnaturel », selon la phrase de Mgr Pie.
Le providentialisme du plus grand nombre des légitimistes, surtout dans les dernières années de la vie du Prince, est absolu, volontiers catastrophiste et parfois générateur de renoncement.

Absolu, ce providentialisme l’est dans la mesure où il constitue la grille quasi-exclusive à l’aide de laquelle les royalistes décryptent l’histoire. Tout est signe. Tout est sens. La Gazette du Dauphiné, après un attentat perpétré en 1840 contre Louis-Philippe, commente ainsi doctement :

Ce 15 octobre où Louis-Philippe a failli tomber sous les coups d’un assassin est la veille de l’anniversaire du funèbre jour qui vit l’infortunée Marie-Antoinette victime des abominables menées de Philippe-Égalité, monter à quelques pas de là sur l’échafaud régicide.

La mort accidentelle du duc d’Orléans, la chute de Thiers, dans laquelle le P. Morel du Monde voyait « le doigt de Dieu », sont interprétés de la même façon. Le 12 août 1873, le même journal, reliant le vote par l’Assemblée nationale le 24 juillet d’une loi déclarant d’utilité publique la construction de la basilique du Sacré-Cœur et la visite du comte de Paris à Frohsdorf, concluait :

Le Christ a immédiatement payé les hommages rendus au Sacré-Cœur.

Un dernier exemple parmi cent autres : il ressort de la correspondance de Joseph de La Bouillerie, étudiée par M. Levillain, que ce député « chevau-léger » avait le sentiment

de ne rien devoir au suffrage universel qui l’avait porté à l’Assemblée. Le suffrage universel n’était à ses yeux que le véhicule de la Providence qui l’avait investi comme député et lui avait, donné une mission : la restauration monarchique.

Le comte de Chambord ne se distinguait pas le moins du monde de ses troupes de ce point de vue.

  • Parlant de ses droits au lendemain du décès de Louis XIX, il affirme qu’il ne veut « les exercer que lorsque, dans (sa) conviction, la Providence (l’) appellera à être véritablement utile à la France ».
  • Dans son manifeste du 25 octobre 1852, il parle du « dépôt de la monarchie héréditaire dont la Providence (lui) a confié la garde ».
  • Dans une lettre à Nemours du 5 février 1857, il définit son retour comme « le moment où la Providence (lui) en imposerait le devoir ».
  • Dans sa lettre du 8 mai 1871 à Carayon-Latour, il affirme noblement :
    La parole est à la France et l’heure est à Dieu.
  • Enfin, dans sa fameuse lettre à Dupanloup du 8 février 1873, il pose avec netteté sa règle de comportement :
    J’attends peu de l’habileté des hommes et beaucoup de la justice de Dieu.

L’optimisme catastrophiste est inhérent à la logique de cet « idéalisme dialectique » que tend à être, selon la belle expression de M. Denis dans son étude sur les royalistes mayennais, un providentialisme exacerbé. Le sens profond des signes est renversé par rapport à leur signification immédiate. La Commune, la chute de la souveraineté temporelle du pape deviennent ainsi, curieusement, sous quelques plumes, les prodromes de la régénération inéluctable. Des plus grands maux naîtront les plus grands biens. Chesnelong écrit à Carayon-Latour le 20 septembre 1873 :

La Providence ne laisse faire en ce moment que du provisoire » et « le définitif consacrera la victoire de l’Église de Dieu et sa prépondérance pacifique sur le monde purifié par le malheur et transformé par l’éternelle vérité.

Et Blanc de Saint-Bonnet dans La légitimité :

De telles punitions portent un double avertissement : issues de la justice, elles sont distribuées par la Miséricorde. Elles disent que la France sera régénérée par la douleur. S’il devait en être autrement, Dieu eût laissé la France en proie à sa propre dissolution.

Ce providentialisme absolu porte bien sûr en lui une virtualité de renoncement. Dans sa lettre précitée à Dupanloup, Henri V parle de sa « résignation ». Le prophétisme, le thème des Gesta Dei per Francos, l’idée que « le Christ aime encore ses Francs » (comte de Chambord, lettre à Chesnelong du 27 octobre 1873), tout concourt à ce que nombre de royalistes attendent — sur fond de désespoir politique — un miracle, « une intervention miraculeuse », déclare Mgr de la Bouillerie à Lourdes en 1872, « un miracle de premier ordre », « un miracle comme la création ! » écrit Blanc de Saint-Bonnet dans La légitimité.

**La nostalgie

Les légitimistes ne sont pas nécessairement des passéistes : on en trouve même — je l’ai dit dans mon ouvrage — dans des secteurs parfaitement modernes d’activité. Mais la nostalgie est présente chez presque tous. Elle explique le succès qu’ils font aux romans historiques de Walter Scott — le chantre d’une épopée jacobite qui a de telles résonances pour les partisans de la branche aînée — ou à de moindres écrivains, le Vicomte Walsh père ou le médiocre Vicomte d’Arlincourt. Ce rêve médiéval se retrouve dans les châteaux « néogothiques » de Hodé — en vérité composites — et dans le mobilier. Le goût de l’histoire — au demeurant général dans toutes les tendances de l’opinion — conduit les royalistes à être nombreux dans les sociétés savantes locales qui fleurissent alors. La commémoration tient une large place dans les activités du « parti » : on se réjouit pour la saint Louis ou la saint Henri, on s’attriste le 21 janvier, voire le 13 février, pour l’anniversaire de la mort du duc de Berry. Cette nostalgie douce et souffrante, cette mémoire de ce que Jaurès lui-même baptisera le « charme séculaire de la monarchie », contribuent, elles aussi, à modeler le sentiment que l’on porte à l’aîné de la Race.

Aspects du chambordisme : une religion royale

**La tentation d’une religion légitimiste

Le drame de l’histoire de la Maison de Bourbon, le caractère providentiel que l’on attribue à sa mission, le refus moral du compromis et antihumaniste des excès critiques de la raison, tous ces traits permettent d’expliquer le caractère passionnel des relations qui unissent ses fidèles au Prince.
D’Adhémar écrivait en 1843 que « l’opinion légitimiste est une conviction, mieux que cela, une religion ». Il faisait ainsi observer que le royalisme n’était pas seulement une démonstration politique abstraite, s’il pouvait être aussi cela, mais une émotion, une affection, une tendresse de ses fidèles pour le roi et peut-être même davantage, un culte quasi-religieux du dernier rejeton de la branche aînée, de plus en plus conçu comme une chance ultime.

**Amour et dévotion

Henri V n’encourageait pas directement de telles tendances si en vérité son comportement et son charisme propre pouvaient contribuer à les entretenir. Ne répétait-il pas : « Ma personne n’est rien, mon principe est tout » ? Et n’avouait-il pas, dans sa royale modestie, que sans son principe il n’eût été qu’un gros homme boiteux ?
Quoi qu’il en soit, il ne put éviter de devenir non seulement la « personnification la plus complète du principe de la légitimité », mais aussi, peu à peu, « le pontife de la légitimité, le grand prêtre de la religion monarchique célébrant la puissance et l’éternité de son dogme » selon les significatives formules de Pesquidoux.

La tension de Barbey d’Aurevilly, dès lors qu’il s’agit de Henri V, est particulièrement révélatrice. D’un côté, il parle de « la noble poitrine de Henri-Dieudonné de Bourbon » comme du « tabernacle » du « principe de la monarchie ». De l’autre, au paroxysme d’une passion amoureuse exaspérée, il injurie littéralement le Prince. Ce royaliste sur le mode autoritaire — proche en cela de son maître Balzac — dénonce « ce vieux portier honnête mais entêté », cet « énervé de Jumièges qui n’aura pas même l’honneur d’être tondu pour être et finir moine, comme les Mérovingiens impuissants ». Il feint de se lamenter sur « ce vieux respect pour ces imbéciles de Bourbons qu’(il) tient(t) de (son) père ».

Il semble que pendant longtemps, le fait que le prince ait été un enfant ait exacerbé la sensibilité et le caractère affectif du royalisme. On ne saurait d’ailleurs négliger, au XIXe siècle, une forme de sensibilité au rôle surnaturel de l’enfance qui sera étayé, au milieu du siècle, par les apparitions de La Salette, de Lourdes ou de Lisieux. Plus tard, les « pèlerins » si nombreux qui allaient voir le comte de Chambord dans ses villégiatures d’exilé furent toujours charmés, au sens fort, par celui qu’Henri de Pènne baptisera l’« auguste ensorceleur ». Tous les témoignages sont concordants sur ce point. Mais la signification proprement religieuse de la rencontre ressort avec une particulière netteté de certains d’entre eux. C’est ainsi que lorsque le comte de Lambilly, président du comité légitimiste du Morbihan, envisage un voyage à Frohsdorf, il confie :

Il me semble que j’en reviendrai meilleur.

Pesquidoux croise sans le connaître, le Prince dans un musée :

Troublé par je ne sais quel pressentiment, je ne pus m’empêcher de me lever et de me découvrir […]. J’étais agité, comme si quelque chose de nouveau et de grand venait de passer devant moi.

Le lendemain, il est présenté et il décrit

le tremblement d’âme dont (il fut saisi lorsqu’il se trouva) face à face avec la personnification même de la France, de son histoire, de ses grandeurs.

Il reconnaît plus loin :

Le comte de Chambord était pour nous, vieux royalistes, irréprochable : il représentait et proclamait un ensemble de doctrines, d’opinions, de sentiments, qui constituait pour la masse de ses serviteurs la vérité absolue. Il était notre héros, notre idéal…

Le plus exceptionnel document, au crépuscule de la vie du Prince, est toutefois la lettre écrite par Lyautey à Antonin de Margerie, de Goritz, le 15 mars 1883, à « minuit 3/4 » — précision d’amoureux :

Je viens de Le quitter. L’émotion est telle, l’emprise si forte que je ne parviens pas à reprendre conscience de ma personnalité, abdiquée, fondue en lui, pendant ces heures de grâce — le Roi de France, — je l’ai vu, je l’ai touché, je l’ai entendu. Le fils de la Race qui, province à province, a fait mon pays, le Royaume des Fleurs de Lys, « le plus beau du monde après le Royaume de Dieu », disait le vieil adage. Je suis revenu à l’hôtel, par la ville, comme on revient de la table de communion, ramassé sur soi-même, les yeux repliés sur la vision intérieure, écartant tout ce qui peut la ternir […]. D’abord Lui ; le front et le regard : une phosphorescence, réellement une lumière sort de lui : elle vous enveloppe ; elle vous baigne […].

Cet amour du Roi était entretenu par tout un jeu d’images et de symboles.
Villiers de L’Isle Adam raconte dans L’avertissement :

En Bretagne, c’était, il y a trente ans, notre coutume d’écoliers de tracer, en haut de nos devoirs, ces trois caractères : « V.H.V. ! » Cela signifiait : « Vive Henri V ! » Il semblait à nos imaginations d’enfants que la page en était plus belle.

Des brochures entretenaient la flamme comme cette Vie populaire de Henri de France de Muret qui, pour 75 centimes, donnait au lecteur une provision de dialogues simples, édifiants et sensibles. Ou, à la veille de la mort du Prince, cette Vie d’Henri V racontée aux ouvrières et aux paysans par un enfant du peuple.
Parmi les fêtes de la famille royale, la saint Henri, le 15 juillet, revêtait une particulière importance, qui unissait dans une même dévotion le premier et le dernier Bourbon — cet « Henri IV second ». Il en allait de même, le 29 septembre, pour l’anniversaire du grand exilé.
L’épanchement était, dans la vie quotidienne, entretenu par mille petits objets : rubans verts et blancs, cocardes, bijoux ornés d’un « H » couronné ou entremêlé d’une fleur de lys, boîtes illustrées d’un profil de bronze ou de cuivre se détachant sur l’écaillé ou sur l’ivoire, ou encore décorées d’un « fixé » aux couleurs vives, gravures — par exemple du « jeune écossais », — marbres, bronzes, fontes — souvent en paires associant Henri V et son grand-oncle, le « roi martyr », monnaies d’argent écoulées par colportage, et bien sûr innombrables médailles présentant les deux Henri — le béarnais et l’exilé — ou proposant un rébus…
Organisée sur une grande échelle, comme l’a montré dans sa thèse M. de Changy, par les comités Jeune France, ralentie par la loi restrictive de septembre 1835, la diffusion de ces dévotieuses images ne cessa jamais d’entretenir la fidélité « amoureuse » — le terme est de la marquise de Pampelone — des fidèles [4].
Une telle hypertrophie du sensible et de l’affectif portait en elle, pour beaucoup, la sortie du combat politique quotidien. Bercés d’abord de l’espoir d’un destin providentiel du jeune orphelin, les royalistes s’accommodèrent peu à peu de la poésie d’un échec non moins providentiel.

**Du destin providentiel à la poésie de l’échec

Toute la vie du jeune Henri fut dans une première période déchiffrée sous l’angle d’un providentialisme plutôt optimiste. Cette tendance fut favorisée par la naissance posthume du prince, annoncée en rêve par saint Louis à la duchesse de Berry. Lamartine parla de « l’enfant du miracle ». Victor Hugo observa :

Les forfaits qui chargeaient nos têtes sont rachetés par l’innocent.

Du même, on lira encore, trait d’optimisme catastrophiste propre au providentialisme, ce morceau de poème :

Ô jeune lys qui vient d’éclore, Tendre fleur qui sors d’un tombeau…

Dans le Point de vue providentiel de l’histoire de Henri de Bourbon qu’il publia en 1840, pour le vingtième anniversaire de ce dernier, Nettement s’attacha pour sa part à décrire « la suite providentielle d’une jeune vie où le doigt de Dieu est partout », et d’abord dans son début, lorsque « la France, qui s’était agenouillée auprès d’un sépulcre » se releva « en tenant dans ses bras un berceau ».
Dans le cadre d’un tel discours, le grave accident du jeune homme quelques mois plus tard, qui le laissera infirme pour la vie, ne pouvait jeter qu’un trouble profond. Comme l’écrit alors Falloux à Albert de Rességuier :

C’est le premier malheur personnel qui lui arrive. Jusqu’ici la Providence avait semblé lui témoigner de la prédilection […] Aujourd’hui, est-ce un avertissement ?

La persistance de l’échec de la restauration conduisit à partir du milieu du siècle, et surtout après 1871 à un renversement de la perspective providentielle.
Comme Villiers — né en 1838 — le note, toujours dans L’avertissement,

dès l’enfance nous avions pris ce fatal pli de pensées de ne songer au roi qu’avec cette sorte d’espoir attristé qui, s’augmentant des années, produit les inactions crédules.

À l’extrême, la restauration n’a plus, en elle-même, grand sens. Pesquidoux écrit ainsi que Henri V était un « roi idéal auquel la réalité de la royauté n’aurait peut-être rien ajouté ». Et Valori commente la restauration manquée en ces termes :

L’exilé rentrait dans sa patrie et il en sortait volontairement, triomphalement, par la plus grande victoire remportée par un roi, celle qui lui fait préférer son honneur immaculé au plus beau royaume de la terre.

Selon le même auteur, il a été « inventé par Dieu pour servir de contraste vivant aux iniquités contemporaines ».
On se fait peu à peu à l’idée qu’il n’y a pas de perspective royaliste possible après Henri V : la perfection est proche de la mort et il est le concentré, le réceptacle de l’idée monarchique, en même temps que, l’incarnant trop exclusivement, il ne peut mourir sans l’entraîner dans sa fin. Comme l’écrivait, avec une curieuse joie dans sa tristesse, Castille dès 1857 :

La vieille monarchie française expire du moins dans sa personne, pure et fière.

Une grande partie de l’attitude des royalistes après 1870 s’explique par ces sentiments. C’est ainsi que l’un d’eux, au lendemain du manifeste de Chambord de juillet 1871 confie à Dampierre — c’est de Meaux qui rapporte le propos — qu’il n’y a plus selon lui qu’à

s’envelopper la tête dans le drapeau blanc et se laisser tomber dans l’abîme.

La poésie de cet échec noblement assumé ne devait pas laisser indifférents les écrivains.
Il est manifeste que Chateaubriand, par exemple, ne pouvait être vraiment royaliste qu’en désespérant de la monarchie.

Moi, note-t-il, j’ai toujours été dévot à la mort, et je suis le convoi de la vieille monarchie comme le chien du pauvre.

Il se trahit davantage encore dans une tirade autobiographique de son Moïse (1834), dont les vers eurent un grand retentissement :

Je hais le pharaon que l’éclat environne ; Mais s’il tombe, à l’instant, j’honore sa couronne ; Il devient à mes yeux roi par l’adversité. Des pleurs je reconnais l’auguste autorité. Courtisan du malheur, flatteur de l’infortune, Telle est de mon esprit la pente peu commune : Je m’attache au mortel que mon bras a perdu.

En vérité, pour Chateaubriand, si la fidélité monarchique demeure une ardente obligation éthique, la royauté est morte, moins d’ailleurs avec Charles X qu’avec Louis XVI :

Un échafaud, écrit-il, élevé entre un peuple et un roi les empêche de se voir.

La mission de la royauté est donc moins de revivre que de parachever sa fin en beauté. Se faisant l’écho d’un projet caressé par certains, François-René observe :

Si j’avais été gouverneur du Prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance. Que s’il eût recouvré sa couronne je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J’eusse voulu voir les Capet disparaître d’une façon digne de leur grandeur […] ; quel beau jour que celui-là où […] mon élève eût dit à la nation solennellement convoquée : « Français, votre éducation est finie avec la mienne […] ; je descends du trône » […]

Ici, Chateaubriand apparaît comme un précurseur, si on met entre parenthèse le libéralisme de ses propos. Un tel « royalisme du désespoir », selon la formule de M. Néry, ne se retrouvera, assombri encore par l’évolution des choses, que chez Barbey et Villiers.
C’est chez ce dernier surtout, comme l’a bien montré M. Néry dans sa thèse récente, que le chambordisme littéraire s’épanouit de la façon la plus complète. Plus que Barbey — trop violent et trop ami de l’autorité pour ne pas se rebeller — l’auteur des Contes cruels contribue à la transfiguration littéraire de l’agonie de la royauté. Il écrit, dans un poème à Henri V :

Tu prends le droit chemin ; Qui s’abaisse à l’intrigue est-il digne du trône ? Tu préfères l’honneur intact à la couronne Malgré le genre humain.

Et dans L’avertissement, il conte — allégorie de la restauration manquée de 1873 — la légende de ce roi pêcheur qui, ayant tiré la « suprême perle » dans ses filets et « l’ayant offerte aux riches de son pays, qui la marchanderont toujours » — entendons les orléanistes —, préféra « la rejeter mystiquement dans la mer […], plutôt que de la céder à un prix moindre que son inestimable valeur ».

En dernière analyse, l’échec de la restauration lui apparaît providentiel. Et après la mort du Comte de Chambord, plus rien ne vaut d’être tenté dans l’ordre politique. Villiers écrit ainsi dans Entre l’ancien et le nouveau :

Puisque le feu maître a poussé l’amour pour son royal étendard jusqu’à l’emporter avec lui dans la tombe et s’endormir dans ses plis, qui donc […] oserait briser les planches funèbres pour lui ravir ce linceul ? […] Et si l’on songe à la droiture, à l’honneur, à l’intégrité qu’il enveloppe en sa blancheur sainte, quel réveil pourrait-il être plus digne de son inoubliable gloire qu’un tel sommeil ?

Ainsi, selon une métaphore chère à Villiers, le drapeau blanc sera le suaire de la monarchie…

Conclusion : la stérilité du chambordisme

On objectera peut-être le caractère littéraire — et donc limité et partiel — d’un tel « chambordisme ». Comme l’écrivait Thibaudet,

la littérature de réaction est surtout une réaction de la littérature.

Pourtant, l’évolution de nombre de royalistes convaincus après 1883 démontre qu’ils souscrivaient au fond — à défaut de la forme — des considérations du nouvelliste. Chez Villiers, le repli « décadentiste » sur la sensation, l’esthétisme, le mysticisme s’annonce, qui ne sera nullement le fait des bataillons du royalisme fidèle. Cependant, le « chambordisme » les aura conduit eux aussi au repli : après la mort d’Henri, il sera bien difficile de les retenir sur les chemins soit de l’engourdissement politique, soit du dérapage mystico-prophétique, parfois teinté de « survivantisme » naundorffiste.

Stéphane Rials : La science historique, Nouvelle série, Été-automne 1984, n° 8-9, « Contribution à l’étude de la sensibilité légitimiste : le chambordisme ».


Voir en ligne : Institut des Sciences Historiques


[1Voir notre ouvrage, Le légitimisme. Presses universitaires de Franco, collection « Que sais-je », 1983, chap. 4 : « Les doctrines du légitimisme ».

[2L’expression est d’Eugène Dufeuille, Réflexions d’un monarchiste (1789-1900). Paris 1900.

[3Stendhal cite ce trait dans Lucien Leuwen : Leuwen père a été élu député de l’Aveyron ; il écrit : « J’ai eu cinq voix de légitimistes dont deux au moins, croient s’être damnés en prêtant serment ».

[4Sur ces points, on se reportera aux très utiles ouvrages de Bauquler sur l’histoire iconographique et l’histoire numismatique du comte do Chambord.