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Saint Thomas d’Aquin ou la foi et la raison, par Guy AUGÉ (1974)

Le thomisme est une méthode, pas un système

samedi 14 novembre 2009, par MabBlavet

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Comme la loi révélée, la loi naturelle est aussi une manifestation de la volonté divine. Si l’Église est la gardienne du dépôt de la Révélation, la loi naturelle est quant à elle accessible à toute intelligence par l’observation du réel. Or la politique est naturelle comme la Cité ; aussi, lorsqu’il traite de sciences politiques, saint Thomas n’hésite pas à intégrer la pensée des sages païens tant Foi et raison ne sauraient se contredire. Rompant avec le providentialisme augustiniste de son temps, sans tomber dans le naturalisme d’un Siger de Brabant, il réévalue cette nature humaine que la Grâce accomplit sans jamais l’abroger.

Un thomisme peu et mal connu [titre de VLR]

Il y a exactement sept cents ans [1], Thomas d’Aquin mourait au couvent bénédictin de Fossanova, âgé de 49 ans. Il laissait une œuvre prodigieusement importante, où la mystique la plus pure s’alliait aux spéculations philosophiques les plus audacieuses de la Chrétienté contemporaine.

Mais on se tromperait lourdement en imaginant que son ascension fut triomphante et irrésistible dès le XIIIe siècle ; il connut en réalité tour à tour le succès, les critiques, les condamnations... Même après sa canonisation par le pape d’Avignon Jean XXII (en 1323), ses positions doctrinales restèrent très controversées.

Précisément parce que cet auteur a suscité de grands enthousiasmes et d’irréductibles allergies, une “question saint Thomas” se pose : symbole du cléricalisme dogmatique et de l’obscurantisme médiéval aux yeux des uns, il est, pour d’autres, l’intellectuel par excellence, le philosophe achevé.

C’est surtout à partir de l’encyclique Aeterni Patris de 1879 que l’Église catholique a privilégié sa philosophie. Mais d’être ainsi promu au rang de « Docteur commun de l’Église » fut, au dire du P. Chenu, « la plus grande catastrophe qui pouvait lui arriver ». Le fait est que, pour certains esprits prévenus, une telle étiquette équivaut a priori au discrédit d’un philosophe.

Par ailleurs, convenons-en, les thomistes ont souvent causé du tort à saint Thomas ; beaucoup d’ecclésiastiques et de moralistes, qui n’échappaient pas, au fond, à l’attraction des philosophies modernes idéalistes et rationalistes, ont qualifié de “thomisme” un peu n’importe quoi ; d’autres, comme le P. Chenu lui-même, sous prétexte que saint Thomas, au XIIIe siècle, avait “baptisé” Aristote, ont cru possible et souhaitable, mutatis mutandis, d’opérer un baptême analogue avec la grande pensée subversive de notre temps, celle de Marx. Il importe d’être prévenu de ces errements, souvent présents chez les mieux intentionnés, pour essayer d’apprécier l’Aquinate comme il le mérite et se demander en quoi réside son actualité.

Nous tenterons de dégager sommairement l’originalité de saint Thomas en son temps, puis d’examiner ce qu’il continue d’apporter au nôtre.

L’ORIGINALITE DE SAINT THOMAS EN SON TEMPS

Le XXIIe siècle : entre augustinisme et aristotélisme brut [titre de VLR]

Contrairement aux idées reçues, le XIIIe siècle n’a pas été une époque de conformisme intellectuel et religieux ; ce fut, au contraire, une période de vive ébullition, marquée par l’épanouissement des villes, la renaissance du pouvoir royal et des échanges économiques, le début du reflux féodal. Ce fut, en particulier, le temps des ordres mendiants et des Universités, deux phénomènes urbains.

Or, Thomas d’Aquin, issu d’une noble lignée (sa grand-mère paternelle était sœur de Frédéric Barberousse), avait eu, au grand dam de sa famille, une vocation de dominicain, tandis que l’on rêvait de faire de lui un abbé bénédictin, et il allait passer sa vie à batailler dans les nouvelles Universités, ces foyers de vie intellectuelle qui n’avaient pas attendu notre loi d’orientation pour constituer des communautés de maîtres et d’étudiants « autonomes, cogérées et contestataires ».

L’enseignement du Haut Moyen âge avait été purement religieux :
 les écoles carolingiennes le dispensaient autour des églises ou des monastères pour le service du culte et de la liturgie.
 Seule l’Écriture était source de connaissance, la philosophie païenne paraissant périmée à la suite de la Révélation.
 La tendance dominante était augustiniste, en théologie, en philosophie, en politique ou en droit ; cet augustinisme, nourri de Platon et de la mystique néo-platonicienne, soutenait la doctrine de l’“illumination divine”, l’impuissance de la raison naturelle, le positivisme sacral de toutes sources de connaissance.

Mais, à partir du XIIe siècle, principalement dans certaines villes (Paris, Chartres, Montpellier, Bologne, Oxford), on commença à étudier pour eux-mêmes les auteurs anciens ; on demanda aux arts profanes des vérités fondamentales à la faveur d’une curiosité élargie par divers contacts avec le monde arabe, avec Byzance et les manuscrits grecs. Une vaste entreprise de traduction s’activa de Tolède à Naples, remettant en circulation des philosophes païens oubliés, notamment la Physique et la Métaphysique d’Aristote avec les commentaires musulmans (Avicenne, XIe s, Averroès, XIIe) ou juifs (Maïmonide, XIIe s). C’est la grande Renaissance du XIIe siècle.

Naturellement, cet afflux de culture non-chrétienne n’a pas manqué de susciter la contestation et de multiplier les opposants aux doctrines traditionnelles.

Au début du XIIIe siècle, l’émergence des Universités, qui cessaient de dépendre étroitement de l’ordinaire du lieu pour se rattacher lointainement au seul Souverain Pontife, permit d’ouvrir plus librement les programmes aux auteurs profanes, latins ou grecs.

Le succès d’Aristote fut considérable.

À la Faculté des Arts, l’invasion allait très loin : Siger de Brabant était franchement “averroïste”, diffusant un Aristote naturaliste non expurgé. Il croyait à l’éternité du monde et professait la doctrine de la “double vérité” (rationnelle et religieuse).

À ce moment, médecine, morale, théologie même sont gagnées peu ou prou. Certains religieux, tels les Franciscains, résistent farouchement à ces nouveautés subversives.

Thomas d’Aquin, au contraire, sous l’influence de son maître Albert le Grand, adopte d’emblée une position d’ouverture. Celle-ci se manifeste à tous les niveaux, théologique, philosophique, politique.

Une théologie humaniste

Saint Thomas étant d’abord un théologien, c’est sa théologie qui commande l’ensemble de ses perspectives.

1°) Il réhabilite l’intelligence humaine dans la lumière de Dieu. En effet, Dieu n’est pas seulement le Christ Rédempteur mais le Créateur ; puisque tout vient de Lui et retourne à Lui, la nature, qui est son œuvre, exprime aussi le message divin. Or, la nature englobe autant les chrétiens que les non-chrétiens, juifs, musulmans, païens.

De la sorte, Thomas revalorise largement l’humanité et se sépare de saint Augustin dont le pessimisme anthropologique (avivé surtout depuis ses polémiques antipélagiennes) accentuait les effets du péché originel.

La nature est certes blessée, mais elle n’est pas fondamentalement viciée, radicalement stérilisée par la faute d’Adam. La grâce complète la nature mais ne la détruit pas.

Cette réhabilitation de la nature, qui ne le dispute pas à la gloire de Dieu mais lui rend au contraire témoignage, était riche de conséquences : elle affranchissait les chrétiens du cléricalisme et leur faisait redécouvrir la notion d’ordre naturel non attentatoire à la toute-puissance divine.

2°) Pour autant, saint Thomas n’a pas sacrifié les textes sacrés, la Bible, la foi ; il ne s’est pas simplement mis au service du naturalisme averroïste qui eût ébranlé l’Église. Ce critique audacieux de saint Augustin demeure à beaucoup d’égards “le plus grand des augustiniens”. Il reste un clerc, un disciple respectueux, conscient de ce que l’intelligence blessée de l’homme ne suffit point pour tout ce qui concerne les connaissances surnaturelles, le plan des béatitudes et des fins dernières. Saint Thomas n’a garde d’oublier que l’homme est une créature, à laquelle le secours de la Révélation est nécessaire.

3°) En définitive, la doctrine thomiste veut « distinguer pour unir », avec cette conviction que les deux catégories de sources, naturelles et surnaturelles, ne sauraient profondément se contredire puisqu’il n’y a qu’une seule vérité venue de Dieu.

La théologie thomiste est donc humaniste dans la mesure où elle redécouvre une certaine autonomie de la nature, où elle souligne la grandeur de l’homme créé à l’image de Dieu et la dignité de son intelligence. Elle se dégage, ce faisant, d’une manière d’intégrisme clérical dans lequel la patristique ancienne avait eu tendance à s’enfermer.

Mais le combat de saint Thomas se mène constamment sur deux fronts ; refusant le fidéisme anti-intellectualiste qui creuse un abîme entre la raison et la foi, il n’accepte pas pour autant l’aberration contraire d’un rationalisme outrancier, d’un pur “naturalisme” vers quoi menait l’“averroïsme latin” de quelques-uns de ses contemporains. Ratio confortata fide : sans jamais faire abdiquer l’intelligence, il convient de lui assigner sa finalité propre et d’observer la complémentarité des plans.

Le thomisme est une vision globale où la philosophie prépare les voies de la théologie, tout comme la théologie conduit cette philosophie à son terme puisque la nature existe pour la grâce de même que l’homme existe pour Dieu.

Une philosophie réaliste

Quoiqu’il en soit, l’humanisme théologique de saint Thomas débloquait pour ainsi dire une démarche philosophique extrêmement audacieuse : sur cette base il a pu intégrer la pensée païenne d’Aristote dans une perspective chrétienne.

Comme Aristote, saint Thomas est un réaliste ;
 il ne distingue pas entre phénoménologie et ontologie ;
 il pense que les choses existent, réellement et distinctement en dehors de nous ;
 que le monde créé a un sens ; que le réel est intelligible.
 À l’origine de nos connaissances naturelles, on trouve l’expérience sensible, l’observation.

Le philosophe se met à l’écoute de la nature, il l’ausculte, il y recherche les valeurs dirions-nous. Car la nature thomiste, comme celle d’Aristote, n’est pas la physique mécaniste des modernes ; elle est riche et dense, elle forme un complexe d’être et de devoir-être, de Sein et de Sollen, elle recèle de l’ordre, de l’harmonie, de la beauté, de la justice.

L’intellectualisme de saint Thomas récupère et baptise ainsi, contre les théologiens volontaristes qui s’en effarouchaient, les thèmes grecs de l’ordre naturel et du droit naturel. Il montre que ces hypothèses s’accordent à merveille avec une théologie chrétienne bien comprise.

Mieux encore : le Dieu d’Aristote était vague, inconsistant, alors que les chrétiens ont appris sur Lui des vérités définitives. Ainsi y a-t-il convergence entre la Révélation d’En-Haut et ce qu’Aristote avait su tirer de ses observations d’ici-bas.

Bien sûr la spéculation païenne réduite à ses seules lumières restait incomplète ; mais Thomas, au lieu de la répudier au nom de sa foi, en assume la meilleure part et souligne ce qu’il appelle les “convenances”, c’est-à-dire les complémentarités entre connaissance sensible, raison et Révélation.

Profitons aussi de l’occasion pour souligner la différence de démarche entre le baptême d’Aristote par saint Thomas et l’aventurisme crypto-marxiste de quelques “thomistes” contemporains : ce que l’auteur de la Somme théologique assumait dans la lumière du Christ était une philosophie de l’ordre naturel, une démarche de la droite raison ; tout autre chose est la pensée marxiste post-chrétienne, antinaturelle, profanatrice. Même si, à certains égards, elle opère une réaction contre l’idéalisme et le nominalisme individualiste des Modernes, son retour au réel est incomplet, partiel et partial. On ne baptise pas le marxisme : on se fait broyer par lui, à moins qu’on ne retrouve le réalisme intégral.

Et ce qui caractérise le réalisme thomiste est ouverture à toutes les vérités partielles, sa puissance universelle d’accueil à l’égard des opinions sérieuses, d’où qu’elles viennent. Catholicisme signifie universalité. La méthode thomiste, reprise d’Aristote, est celle de la confrontation, du dialogue controversial. Les diversités doivent s’ordonner sans se confondre vers l’unité supérieure de la vérité ; seulement cette vérité, dans le monde de la nature, n’est jamais définitivement atteinte ; constamment, il faut accueillir des aperçus nouveaux, des points de vue particuliers dans l’escalade du vrai, dans l’investigation du réel concret. Il en résulte que l’Aquinate, loin d’être ce dogmaticien rigide que la caricature esquisse parfois (et que trop de manuels néo-thomistes accréditent hélas !), reste un penseur étonnamment disponible, qui pratique la “dialectique” au sens traditionnel (non marxiste !) du terme.

Ce pluralisme des points de vue, prenons-y garde encore, n’exprime pas du tout chez saint Thomas un relativisme sceptique, mais une discipline de la pensée en face de l’incommensurable richesse de la vérité. La réalité concrète, intégralement observée, non seulement en ses dimensions quantitatives mais dans ses aspects qualitatifs, est certes intelligible, mais prodigieusement complexe, et de ce fait toujours quelque peu mystérieuse, opaque. On l’approche, mais on ne l’épuise point.
La manière de saint Thomas se vérifie de façon suggestive dans sa politique.

Une politique naturelle

Même s’il a relativement peu écrit sur la politique, notre auteur illustre bien en la matière l’enrichissant baptême d’Aristote.

1°) Il procède d’abord à une restauration de la politique du Stagirite. En effet, à l’encontre de l’augustinisme sacral qui rêvait d’une politique directement tirée de l’Écriture sainte, Thomas d’Aquin estime que la science politique relève de la pensée profane. Aussi préfère-t-il explicitement s’en référer ici à la Politique d’Aristote plutôt qu’à la Bible.

Dans un fameux passage de la Somme théologique (Ia IIae, q. 104-105), il énumère cinq sortes de lois.

 La loi éternelle exprime le plan divin du Créateur sur sa création, mais elle reste son secret, impénétrable à nos intelligences bornées.

 La loi naturelle est une participation, une projection de cette loi éternelle dans la nature, dans la création. On peut, du reste, à l’analyse, y discerner deux aspects différents ; d’abord, une loi naturelle morale (de type paulinien, néo-stoïcien ou augustiniste), inscrite dans le cœur de tout homme et dont le contenu est très général : « faire le bien, éviter le mal ». Ce n’est pas une loi juridique ou politique, dont on puisse tirer quelque code immuable de droit naturel, comme on le croit parfois. On appelle également loi naturelle la projection du plan de Dieu sur les choses extérieures, sur la nature globale (et non plus seulement dans la conscience individuelle de la nature de l’homme) : mais une telle loi n’est pas donnée par avance, elle reste à découvrir par l’observation inépuisable, par la confrontation dialectique. C’est elle qui donnera naissance à un droit naturel de type aristotélicien (profane).

Viennent enfin, outre
 la loi du péché qui nous intéresse peu ici, deux autres sortes de lois ;
 la loi humaine, juridique et positive, posée par la volonté du législateur humain pour arrêter, par voie de conclusions ou de déterminations, à un moment estimé opportun, l’interminable enquête dialectique : cette loi reste une ordination de la raison au bien commun ; puis
 la loi divine volontaire, qui est la Révélation.

Il est évident que la loi divine révélée joue chez saint Thomas un très grand rôle ; mais ce rôle n’est pas politique. Car les chrétiens ne sont plus liés par les prescriptions politico-juridiques de l’Ancien Testament, destinées aux seuls Hébreux ; quant à la Loi Nouvelle évangélique, son objet n’est pas politique. Elle apporte un message spirituel de salut, non point la Révolution ni le droit nouveau. En ces matières temporelles, Dieu a laissé à la liberté de l’homme, humani arbitrio, le soin de décider. C’est pourquoi saint Thomas, sans autres scrupules, ira chercher les solutions politiques de la chrétienté chez des philosophes ou des penseurs païens : Cicéron, Sénèque, Platon, les juristes romains (qu’il connaît assez bien), et par dessus tout Aristote.

La Politique d’Aristote, que le Haut Moyen âge avait ignorée, mais que les Arabes et les Byzantins rediffusaient, exposait une doctrine réaliste, allant au fond des choses et posant la vraie question des finalités de la politique. Saint Thomas ne se borne pas à en tirer des solutions stéréotypées ; il lui emprunte plutôt le vivant, ― la méthode. Dialecticien et non systématique, il discute, tient compte des opinions autorisées, cherche le bien commun et le juste naturel dans une observation intégrale de la nature sociale. Ce faisant, il en appelle souvent aux conclusions d’Aristote ; mais, plus encore, il le prolonge à partir des réalités nouvelles de son temps.

2°) De là un apport personnel et chrétien. Par exemple, saint Thomas reprend la classification aristotélicienne des régimes, et l’éloge de la constitution mixte ; mais il préfère tout de même la monarchie tempérée, mieux adaptée aux vastes royaumes de l’époque, et que saint Louis (connu de lui personnellement) incarne si bien.

Et surtout, il y a eu pour les chrétiens la révélation des fins surnaturelles de l’humanité. Pour Aristote, l’unique finalité était temporelle : elle consistait dans le “bien vivre” de la Cité. Les béatitudes évangéliques font un devoir à saint Thomas de compléter la science païenne : il opère cette adaptation en marquant tour à tour
 la primauté du spirituel,
 l’incomplétude de la politique et
 l’autonomie de l’État dans son ordre.

Les analyses de saint Thomas sont souvent restées classiques et prouvent son intelligence en profondeur de la pensée d’Aristote qu’il amplifie sans la trahir. Il se montre un adepte du juste milieu équilibrant l’individu et la puissance publique, reconnaissant le caractère naturel des sociétés, répudiant la démocratie, creusant l’origine de l’autorité. Pour l’essentiel, on le sait, le thomisme émancipe l’État renaissant de l’“augustinisme politique” et favorise les prérogatives du pouvoir temporel en réactualisant le fondamental dualisme chrétien de Dieu et de César. La politique est naturelle, comme la Cité.

Théologien humaniste, philosophe réaliste, doctrinaire du droit naturel, tels nous paraissent donc, hâtivement schématisés, les traits originaux de saint Thomas dans son siècle. Notre temps peut-il encore y puiser ? Qu’est-ce qui fait l’actualité persistante de saint Thomas au XXe siècle ?

L’ACTUALITÉ DE SAINT THOMAS EN NOTRE TEMPS

Avant d’ébaucher quelques éléments de réponse, une ambiguïté doit être signalée ; celle du thomisme des thomistes et des néo-thomistes.

De saint Thomas aux thomistes

La mort de saint Thomas n’a pas arrêté la vie et la diffusion du thomisme, dont l’influence sur l’Europe occidentale a été puissante. Et néanmoins, l’on pourrait aussi bien parler d’un échec de saint Thomas dans la mesure où son intelligente et fragile synthèse n’a pu, en fin de compte, durablement triompher, soit qu’elle ait été explicitement répudiée par des retours au cléricalisme augustiniste ou au rationalisme paganisant, soit que, plus gravement peut-être, de saint Thomas aux thomistes une altération sensible ait figé le réalisme initial du Maître.

L’histoire du thomisme, en vérité, resterait assez largement à écrire : sujet passionnant mais immense ! On a pu entrevoir le rôle des thomistes par exemple
 dans l’essor du droit romain,
 dans celui de la législation positive (aussi bien pontificale que royale), toutes choses liées à la redécouverte capitale de la notion aristotélicienne de droit naturel,
 et à la restauration des compétences de la doctrine profane dans le monde juridico-politique.

L’essor de la science politique doit pareillement beaucoup à la redécouverte par saint Thomas de la Politique d’Aristote ; Machiavel, Bodin, Locke, Montesquieu (et tant d’autres Modernes avec eux !) pilleront le Stagirite : mais c’est l’Aquinate qui l’avait remis à la mode.

La pénétration du thomisme est un phénomène durable et répandu :
 au XVIe siècle, pour lutter contre les théologiens protestants d’inspiration augustiniste, la Contre-Réforme catholique redécouvre avantageusement saint Thomas qui sert de patron à la scolastique tardive ;
 mais certains protestants humanistes, en dépit du mépris affiché par Luther pour celui qu’il appelait « le gros cochon », ne dédaigneront pas non plus une manière de retour au thomisme et au droit naturel : qu’il suffise de citer les noms de Melanchthon, de Grotius ou de Leibniz.

Cependant, ne nous y leurrons point : dans ces références à saint Thomas il se cache beaucoup d’infidélités. On y gardait plus ou moins bien la lettre aux dépens de l’esprit. C’est que, de saint Thomas aux commentateurs néo-thomistes, nombre de doctrines nouvelles venaient faire écran.
 On sait que, dès 1277, le thomisme avait été condamné par l’évêque de Paris, et qu’il l’était un peu plus tard à Oxford.
 Aux XIVe-XVe siècles, ce sont les scottistes et les nominalistes qui mènent la scolastique décadente dans une impasse. L’authentique démarche thomiste requérait une haute culture, qui va se perdre au profit du pédantisme — ou du simplisme.
 Les inspirateurs de la seconde Scolastique, quel que soit leur mérite d’avoir renoué avec l’Aquinate, n’ont plus son ampleur ni son désintéressement spéculatif.
 Carrément décadent au XVIIIe siècle et pendant une large moitié du XIXe, le thomisme a resurgi une fois encore à la faveur de l’encyclique Aeterni Patris. Mais il l’a fait précisément dans le sillage équivoque des commentateurs du XVIIe siècle. Même un Jacques Maritain doit beaucoup à Cajetan, et ce n’est pas le meilleur de son œuvre.

L’apport permanent de saint Thomas

Où est alors l’essentiel de la tradition thomiste ?

Il faut probablement répondre, de façon quelque peu abstraite que saint Thomas continue d’être actuel par son ontologie réaliste et par sa méthode. Expliquons-nous en brièvement.

De même que saint Thomas n’avait pas privilégié tout à fait arbitrairement, ou pour sacrifier à une mode, la doctrine d’Aristote parmi toutes celles de l’Antiquité païenne, de même n’est-ce pas une fantaisie de Léon XIII qui a distingué l’Aquinate dans la longue théorie des scolastiques.

En apparence, ce choix pouvait sembler malheureux et à contre-courant : il refluait vers le Moyen âge, vers le passé, vers un néo-paganisme que les chrétiens du XIIIe siècle eux-mêmes avaient jugé suspect ; il invitait les penseurs catholiques modernes à lire un auteur latin presque intraduisible en français, et tributaire d’une physique péripatéticienne passablement dépassée. Et après tout, il n’y a pas de physique, de chimie, ou de mathématique chrétiennes : fallait-il vraiment enfermer les philosophes dans un système ?

En réalité, la séduction du thomisme vient de ce qu’il n’est point un système, un de ces “idéalismes” qui ne veulent considérer que tel ou tel aspect particulier du réel.
 Partant d’une observation intégrale de la nature globale ; il propose une méthode, une procédure de recherche de la vérité.
 Loin d’offrir des solutions toutes faites, qu’il suffirait d’enregistrer dans un conformisme sécurisant, il invite à la recherche, à un constant travail de discernement, de jugement prudentiel.
 Il ne dispense pas de l’effort, il y excite.
 Il n’est donc pas tributaire de ce qu’il y aurait d’effectivement périmé dans la Physique aristotélicienne ; et telles de ses solutions n’importent qu’à l’érudition ; mais la manière dont il y est parvenu en son temps, voilà qui reste pour nous lumineux.

Ainsi qu’on le répétait volontiers au siècle dernier dans l’entourage du Cardinal Mercier, saint Thomas doit être un phare et non une borne ; non point une limite, mais une incitation éclairante à continuer l’inépuisable recherche.

La crise du monde moderne est d’abord une maladie de l’intelligence ; et saint Thomas est un excellent médecin pour toutes sortes de perversions intellectuelles. Il nous garde de ces constants écueils, de ces perpétuelles tentations de l’homme pensant que sont
 l’optimisme exagéré qui voudrait stabiliser la nature, comme si celle-ci n’était pas mouvante, et comme si l’humanité n’était point blessée, et comme si notre fin ultime n’était pas surnaturelle,
 ou le pessimisme désespéré qui abandonne l’ici-bas au despotisme des démons pour fuir dans la mystique consolatrice.

L’intellectualisme thomiste met l’intelligence à l’écoute de son Créateur dans les choses mêmes. Et cela n’est pas peu surprenant pour nos esprits contemporains, nourris fût-ce inconsciemment de criticisme kantien ou de phénoménologie. On se demande alors si la physique qualitative est aussi dépassée, aussi ridiculement périmée qu’on nous l’affirme, et si elle ne garde pas quelque thérapeutique secrète...

Au-delà de saint Thomas

L’intelligence transcende le temps. La vérité n’est pas un produit de l’Histoire. Une vérité bimillénaire reste une vérité comme une sottise contemporaine reste une sottise. On aurait tort pourtant de supposer que le thomisme ignore l’histoire ; il nous invite simplement, comme toujours, à éviter ces deux fâcheuses extrémités que sont le fixisme et l’historicisme.

Quelques néo-thomistes, gauchis par l’esprit de système, ont rêvé d’une loi naturelle substantielle et immuable, d’où l’on pourrait déduire confortablement une doctrine sociale et politique plus ou moins achevée. Ils ont d’ailleurs confondu, de façon significative, l’exposé de la Ia IIae sur la loi naturelle avec ce qui concerne spécifiquement le droit et la justice particulière (IIa IIae ; q. 57 et s.). Sur quoi les critiques évolutionnistes et sociologistes ont eu beau jeu : la nature est mouvante, l’histoire emporte tout.

Mais le réalisme intégral devant tenir compte de tous les aspects du réel, il faut bien reconnaître que l’histoire, ou si l’on préfère l’historicité, fait partie également de la nature. Seulement, la nature n’est pas qu’historicité, comme les dialecticiens contemporains l’affirment en assumant l’envers de l’erreur fixiste. Il y a aussi dans la nature une part de permanence, de continuité ; et les valeurs sont précisément ce qui mérite d’être retenu dans le temps, de perdurer. Le changement en soi n’est pas valeur, et le sens de l’histoire nous est inconnu avant le terme des choses.

De même qu’il y avait chez saint Thomas une modernité qui n’était point modernisme, il y avait dans sa vision de la nature une conscience de l’historicité qui n’était point de l’historicisme ; la tension de la puissance à l’acte, le mouvement vers les causes finales expriment dans le vocabulaire aristotélico-thomiste une perception évidente de la mobilité ; mais le mérite du thomisme est justement de refuser de penser le réel sous une seule catégorie, que ce soit celle du stable ou du mouvant. Parce qu’il n’est pas un système, mais un réalisme.

De ce fait, d’ailleurs, l’observation thomiste des réalités politiques et sociales, tout en reposant sur l’expérience, tout en tenant grand compte des mutations de la nature, ne saurait se confondre avec le sociologisme contemporain qui est axiologiquement neutre, c’est-à-dire aveugle aux valeurs. L’observation thomiste est sélective, qualitative. Elle cherche les bons modèles, les Cités et les sociétés justes, bref les valeurs.

Au total, la pensée de saint Thomas (qu’il est navrant d’essayer de résumer aussi lourdement quand l’original est généralement si limpide !) respire la mesure et le bon sens ; sa modestie même est le gage de sa profonde sagesse. Après sept siècles, elle nous lègue
 un modèle de réalisme,
 une conception toujours praticable du droit naturel,
 la ferme distinction du spirituel et du temporel, (qu’un néocléricalisme de gauche gagnerait à méditer),
 une doctrine des limites et de la légitimité du pouvoir temporel.
 Peut-être mieux encore, l’assurance tranquille du primat de la vérité

Au tréfonds de cette sagesse ? Le mot profond d’un de ses disciples, Jean de Saint-Thomas, repris par plusieurs papes, commenté par Maritain et Gilson nous indique une clef ; « Il y a quelque chose de plus grand que saint Thomas qui est reçu et défendu en saint Thomas, majus aliquid in sancto Thoma quam sanctus Thomas suscipitur et defenditur ».

La révérence entretenue envers l’Aquinate va au-delà de sa personne ; elle ne consiste pas à enkyster une sorte de parenthèse médiévale anachronique dans le présent (quel que soit notre goût du Moyen âge), mais à entretenir dans le présent l’actualité de l’éternel, la philosophia perennis, non pour détruire mais pour purifier et pour assumer ce qui mérite de l’être.


[1Article tiré de La Lettre aux amis de la Légitimité, N°14, Juillet 1974.